8

— Ahmed, quelqu’un veut te voir…

Siga, qui ne parvenait pas à s’habituer à ce nouveau nom, ne bougea pas tout d’abord. Puis réalisant qu’on s’adressait à lui, il se leva d’un bond, se lava les mains à la bassine d’eau près de la porte et sortit dans la cour de la très modeste gargote où il prenait ses repas.

Un jeune homme l’attendait. Tiékoro.

Depuis le lendemain de leur arrivée à Tombouctou, les deux frères ne s’étaient pas revus. Conduisant son cortège d’ânes par les rues de la ville jusqu’au port de Kabara, Siga ne se lassait pas de chercher son frère, espérant l’apercevoir parmi les groupes d’étudiants en caftans blancs, coiffés d’une calotte de même couleur, qui déambulaient d’un air à la fois fanfaron et dévot, discutant à voix haute d’un hadith1. À force de le guetter en vain, une rancune s’était d’abord amassée en lui, amère comme la haine. Il imaginait ce qu’il ferait s’il le voyait au détour d’une rue. Peut-être qu’il lui cracherait au visage en l’appelant bâtard. Parfois il se surprenait à prendre le chemin de la maison d’El-Hadj Baba Abou pour, une fois dans la cour, l’injurier à loisir. Probablement tout le monde lui donnerait raison, car le sang n’est pas de l’eau. Puis il se rappelait le regard glacial du maître de Tiékoro et il sentait que pour ce musulman à peau claire, un Bambara fétichiste et à peau noire n’existait pas. Il mettrait ses serviteurs à ses trousses afin de le chasser comme une hyène puante. Ah, l’arrogance de ces Arabes et de leurs métis, leur mépris des Noirs, Siga avait eu tout le temps de les mesurer !

Peu à peu cependant, sa rancune et sa haine s’étaient apaisées, car il était bon bougre. Il avait même fini par excuser Tiékoro. L’autre n’avait songé qu’à lui-même et à son avenir. Pouvait-on l’en blâmer ? Ces études à l’université signifiaient tant pour lui. Quel sens aurait cette équipée jusqu’à Tombouctou si, en fin de compte, il ne pouvait accomplir son rêve ?

Les pensées de Tiékoro avaient suivi un cheminement inverse. Il s’était d’abord inventé mille excuses pour sa conduite. Puis elles étaient devenues inopérantes, remplacées par un sentiment de remords et de culpabilité tel qu’il s’éveillait la nuit et pleurait. Pourtant les résolutions qu’il formait à ces moments-là ne résistaient pas au lever du jour et il ne se précipitait pas au port de Kabara où il était sûr de trouver Siga comme il en avait décidé dans l’ombre. Aussi chaque jour davantage était-il convaincu de sa lâcheté.

Mis en présence de Siga, il ne put trouver une parole d’excuse et se borna à souffler en baissant les yeux :

— Siga, j’ai reçu des nouvelles de notre famille. Il est arrivé un grand malheur. Naba, Naba a disparu…

Siga répéta sans comprendre :

— Disparu ? Comment cela, disparu ?

— Il s’était rendu à la chasse. On pense que des Markas l’ont capturé pour le vendre…

La nouvelle était si effroyable que toute parole mourut sur les lèvres de Siga. Instantanément un flot de larmes coula sur ses joues. Naba !

À vrai dire, il n’avait eu aucune intimité avec ce jeune frère, accaparé par Tiékoro, mais il pensait à la douleur de la famille. De Nya surtout. Puis il pensait au destin horrible de son frère. Durant leur voyage jusqu’à Tombouctou, ils avaient rencontré de longues files d’esclaves, le cou resserré entre deux pièces de bois attachées et contenues ensemble par des liens de corde, frappés à grands coups de gourdin par ceux qui les conduisaient vers les marchés de la région. Il perdrait son nom, son identité. Il deviendrait une bête à travailler dans les champs. Il balbutia :

— Mais que pouvons-nous faire ?

Tiékoro eut un geste de désespoir :

— Que veux-tu faire ? Rien…

Puis il sembla se repentir de ces paroles et corrigea vivement :

— Prier Dieu…

Le silence tomba entre les deux frères. Au bout d’un moment, Tiékoro bégaya :

— Tu ne manques de rien ?

Sans mot dire, Siga tourna les talons. Alors Tiékoro le retint par le bras et murmura :

— Pardonne-moi…

C’était beaucoup, compte tenu de son arrogance, et Siga crut avoir mal entendu. Il pirouetta sur lui-même et l’autre resta là, les yeux baissés, gauche et honteux dans son beau caftan de soie. Siga eut pitié de lui et fit de manière à le réconforter :

— Ne t’en fais pas pour moi, tout va bien. Encore une chance que tu m’aies retrouvé, car c’est mon dernier jour de travail ici. Un marchand me prend avec lui comme assistant…

Tiékoro eut une exclamation horrifiée :

— Tu vas faire du commerce2 ?

Siga se moqua :

— Tu préférerais que je demeure un ânier ? Et puis, toi, tu te fais bien marabout…

Tiékoro ne dit rien, puis il reprit :

— Si je veux te joindre, où est-ce que je te trouverai ?

Siga haussa les épaules :

— Tu te débrouilleras.

Puis il tourna le dos et entra dans la gargote d’où ses compagnons suivaient la scène avec curiosité.

Siga était pareil à présent aux misérables qu’il fréquentait. Musculeux. Mal soigné. Plutôt sale. Il portait une courte vareuse faite de bandes de coton teint en bleu et un pantalon bouffant s’arrêtant au-dessus de ses chevilles. Ses pieds, rendus larges et rugueux, étaient nus dans la poussière. C’est vrai que les deux frères n’avaient plus rien de commun ! Même le drame familial qui les avait provisoirement rapprochés ne pouvait combler cette distance. Lentement, Tiékoro se dirigea vers le fleuve. Il se sentait responsable de la disparition de Naba. Car s’il ne l’avait pas quitté pour faire ses études, son cadet se serait-il attaché à Tiéfolo ? Serait-il devenu un chasseur ? Et se serait-il embarqué dans cette partie sans issue ? Que faire à présent ? Retourner à Ségou et sécher les pleurs de leur mère ? Cela lui rendrait-il le disparu ?

Le port de Kabara, qui desservait Tombouctou depuis que l’Issa-Ber avait quelque peu dévié son cours, débordait d’animation. Il était couvert de marchandises emballées, près d’être transportées à bord des embarcations. Mil, riz, maïs, pastèques, mais aussi tabac et gomme arabique dont on cueillait de grandes quantités aux alentours de Goundam et du lac Faguibine. Des commerçants venus de Fittouga apportaient dans leurs pirogues des pots en terre, des poissons secs et de l’ivoire. L’une de leurs embarcations était chargée d’esclaves, une dizaine d’hommes, hagards, émaciés, attachés les uns aux autres par des liens de cordes faites de racines d’arbres. Quelques semaines auparavant, Tiékoro n’aurait pas prêté attention à un spectacle si courant. Pour l’heure, tout avait changé. Il s’approcha des deux hommes qui, à coups de gourdin, faisaient descendre ces malheureux :

— Qu’est-ce que vous allez en faire ?

L’un des hommes grommela en mauvais arabe que c’étaient des captifs mossis destinés à un Maure. Tiékoro enfla la voix :

— Est-ce que tu ne sais pas que ce sont des hommes comme toi ?

Puis il réalisa tout le ridicule de son attitude. Que pouvait-il contre un système si ancien ? Depuis le XVIe siècle, des esclaves noirs travaillaient dans les sucreries marocaines, sans parler des esclaves de la couronne éparpillés dans tout l’empire. Il reprit le chemin de Tombouctou.

Quand il arriva dans la cour de l’université attenante à la mosquée, de nombreux étudiants se pressaient déjà sous les arcades, attendant l’ouverture de la bibliothèque. Certes l’invasion marocaine avait causé des pertes considérables dans le nombre des manuscrits. Ainsi l’œuvre considérable d’Ahmed Baba manquait presque entièrement, mais de nombreux lettrés avaient fait don des trésors de leurs familles. Très vite, Tiékoro avait fait des progrès qui avaient forcé l’admiration de ses maîtres. Lui qui avait été presque un objet de risée était devenu un des plus brillants étudiants en linguistique arabe et en théologie. Il donnait déjà des cours dans une des cent quatre-vingts écoles coraniques que comptait Tombouctou. Nul ne pouvait interpréter mieux que lui les propos du Prophète et les actes de sa vie. Et pourtant Tiékoro n’était pas heureux. Il n’était pas heureux, parce qu’il aimait désespérément comme on aime à cet âge et n’était pas sûr d’être payé de retour.

L’objet de cet amour ?

Ayisha, la cinquième fille de la première épouse de son hôte El-Hadj Baba Abou. Parfois les beaux yeux obliques d’Ayisha lui assuraient qu’elle n’ignorait rien de ses sentiments. Parfois ils exprimaient la plus dédaigneuse froideur. Elle affectait de ne jamais s’adresser directement à lui, mais de prendre pour intermédiaire son jeune frère Abi Zayd, un turbulent garçon de neuf ans :

— Ayisha voudrait un collier d’ambre.

— Ayisha voudrait un bracelet d’argent.

— Ayisha voudrait des takoula au miel…

Toutes choses que Tiékoro s’empressait de procurer en sachant parfaitement que s’engager dans un pareil commerce avec la fille d’El-Hadj Baba Abou était un crime susceptible de lui attirer la colère de ce dernier.

De plus, comme depuis l’âge de douze ans Tiékoro culbutait les jeunes esclaves de son père, cette obligation de pureté, de chasteté auquel l’astreignait la religion qu’il s’était choisie le torturait. Il ne pouvait s’empêcher de dévisager chaque femme comme un paradis dont il s’était banni tandis que les soubresauts de son sexe sous son caftan le terrifiaient. Parfois un voile passait devant ses yeux, tant le désir d’un corps chaud et consentant le tenaillait. Il s’éveillait les cuisses couvertes de sperme dont il se lavait en suppliant Dieu de lui pardonner. En outre, son ami, son confident et mentor Moulaye Abdallah, ses études de droit musulman terminées, était reparti pour Gao prendre la fonction de cadi de son père, et Tiékoro vivait dans une solitude extrême.

 

Pour se distraire, ses cours terminés, Tiékoro avait coutume de se rendre dans un estaminet tenu par des Maures. On y buvait du thé vert. On grignotait de petites galettes au gingembre. On y jouait un jeu venu du pays des Blancs qui consistait à pousser des rondelles de bois sur une plaque de même matière. Il y avait dans cette atmosphère paresseuse et bon enfant quelque chose qui rappelait à Tiékoro la concession de son père.

Il sortait du cabinet d’aisances, petite case au toit de paille au fond de la cour sablonneuse, quand il vit une jeune fille entièrement nue à l’exception d’un cache-sexe de fibre végétale. Le soleil déclinant jouait sur sa peau noire. La vue d’une vierge nue, ou les seins nus, était chose banale dans les rues de Ségou. Mais l’islam qui pesait sur les mœurs à Tombouctou avait mis fin à cette coutume dénoncée depuis l’époque de l’Askia Mohammed. Désormais, les femmes et même les jeunes filles se couvraient le corps de vêtements faits d’étoffes venues d’Europe. À la vue de ces seins, de ces fesses, Tiékoro éprouva comme un vertige. Passant sans saluer devant la fille, occupée à éventer un feu de fientes de chameau car le bois était rare, il entra dans le cabaret et s’approcha d’Al-Hassan, le propriétaire :

— Qui est cette fille ?

L’autre répondit avec indifférence :

— Une esclave. Des Markas la proposaient à des Marocains pour les harems. Mais elle n’est pas assez jolie… Je l’ai eue pour presque rien.

Tiékoro ressortit dans la cour. Elle était déserte. La fille avait fini d’allumer son feu et se tenait debout les bras ballants, ses jambes longues et nerveuses légèrement écartées de sorte qu’on voyait l’intérieur de ses cuisses. Tiékoro se rua sur elle, l’entraîna dans le cabinet d’aisances. Il ne comprenait pas lui-même ce qui le possédait. On aurait dit qu’une bête sauvage tapie dans son ventre tentait de se libérer en déchirant ses chairs. Il entra en elle. Elle gémit faiblement comme un enfant, mais ne se défendit pas. Il la prit à plusieurs reprises, se vengeant de ces longs mois de solitude, de cette abstinence et, aussi, de la disparition de son cadet…

Enfin, il s’écarta d’elle, respira l’odeur épouvantable d’excréments et d’urine du lieu et souhaita mourir. Il sortit dans la cour. La fille le suivit. Il aurait aimé qu’elle se rebelle, qu’elle crie. Or, elle ne disait rien et restait là derrière son dos. Il eut la force de murmurer en arabe :

— Comment t’appelles-tu ?

— Nadié…

Il frémit et se retourna, la fixant dans les yeux pour la première fois :

— Tu t’appelles Nadié ? Tu es donc bambara ?

Elle inclina la tête :

— Du Bélédougou3, fama4

Une Bambara ! Comment ne l’avait-il pas reconnue au tatouage particulier de sa lèvre inférieure, à ses scarifications à la hauteur des tempes ? Ainsi, il avait violé une fille de son peuple qu’il aurait dû défendre. Il avait ajouté à son humiliation. Il ne valait pas mieux que ces marchands d’esclaves qu’il fustigeait la veille. Nadié posa la main sur son épaule. Il se leva d’un bond comme s’il avait été touché par un animal immonde, ou peut-être parce qu’il sentait renaître son désir, et gagna la rue en courant. C’est à la même allure qu’il atteignit la maison d’El-Hadj Baba Abou. Les vieillards couchés sur des nattes devant leur porte, les enfants, les vendeurs de noix de kola se demandaient quel était cet homme poursuivi par les djinns.

Dans la cour, il se heurta à son hôte accompagnant un homme corpulent, vêtu avec munificence, la tête enturbannée et le teint d’un Maure. Il les salua hâtivement et allait entrer dans sa chambre quand Abi Azyd apparut en bondissant et expliqua sans attendre qu’on le questionne :

— Abbas Ibrahim est un lettré de Marrakech qui enseigne à l’université et a écrit plusieurs ouvrages de métaphysique. C’est un grand honneur qu’il fréquente notre famille et demande à épouser ma sœur.

Tiékoro fut inondé d’une sueur froide, car les quatre filles aînées d’El-Hadj Baba Abou étaient déjà mariées. Il balbutia :

— Quelle sœur ?

Abi Azyd sauta d’un pied sur l’autre et fit narquois :

— Ma sœur Ayisha.

Ah, le châtiment de Dieu ne se faisait pas attendre ! Il était coupable de fornication. Alors il s’était rendu indigne de celle qu’il aimait et aussitôt elle lui était enlevée. En même temps, il ne pouvait se résigner à accepter si docilement cet arrêt. À Ségou, les règles du mariage étaient à la fois simples et complexes. C’était une affaire entre familles de rang égal, un va-et-vient de cadeaux, noix de kola, cauris, transmis par des nyamakala, jusqu’au paiement de la dot en or et en bétail et à la cérémonie finale. S’il était resté au pays, c’est Dousika qui, un jour, l’aurait fait appeler pour lui signifier qu’il était temps de prendre femme et lui aurait conseillé une compagne. Or à Tombouctou, Tiékoro ignorait tout des procédures du mariage. Étranger, il se rendait bien compte que malgré sa naissance, il n’était pas un parti possible aux yeux d’El-Hadj Baba Abou. Pourtant, il aurait eu le courage de l’affronter s’il avait eu quelque connaissance des sentiments d’Ayisha à son endroit. Mais comment les découvrir ? Comment s’approcher d’elle ? Comment lui parler sans surveillance ?

À ce moment, un domestique entra, portant l’eau bouillante du bain. Il fit observer :

— Ton caftan est couvert de boue, Oumar…

En un instant, Tiékoro revécut l’horrible scène. La case d’aisances avec sa planche de bois percée d’un trou circulaire posée sur une jarre de terre. Aux alentours la boue causée par l’eau des ablutions et lui, vautré dans cette fange. En même temps, le désir le prenait de retrouver cette fille et de plonger à nouveau dans l’eau de son ventre. Dieu avait-il décidé de le rendre fou ? Pourquoi ce divorce entre les élans de son cœur et les désirs de sa chair ?

Le feu d’Allah, le feu qui brûle,

qui s’élève au-dessus des cours des damnés !

En vérité, c’est comme une voûte au-dessus d’eux,

qui repose sur de hautes colonnes !

Tout d’un coup, Tiékoro eut une illumination. Moulaye Abdallah ! Il allait faire appel à son ami et lui demander de venir à Tombouctou. Lui seul pourrait le conseiller et, bien au fait des mœurs de l’endroit, sonder les possibilités d’action. Sans plus tarder, il se mit à lui écrire.

 

À Tombouctou, trois groupes constituaient la société des notables, des gens distingués : les Armas qui détenaient le pouvoir militaire et politique, les jurisconsultes et enfin les commerçants. Ces derniers étaient les principaux gardiens de l’ordre social, car leurs caravanes, leurs embarcations et leurs magasins étaient les premières cibles en cas de troubles. Abdallah appartenait à la prestigieuse famille arma des Mubarak al-Dari. Mais son humeur calme s’accommodait mal du métier des armes. Un jour, il avait renoncé aux attributs de sa classe, port du sabre, habits blancs assortis de châles rouges, jaunes, verts ou noirs suivant le grade, pour s’adonner au commerce et bien lui en avait pris, car il comptait à présent parmi les plus grosses fortunes de la ville. Sa maison, sise près de la porte de Kabara, construite en briques rondes, abritait une foule de serviteurs et d’esclaves. Avec des marchands de Fès, de Marrakech, d’Alger, de Tripoli et de Tunis, il commerçait principalement en sel qu’il expédiait en barres, mais aussi en tissus, en séné et en sésame. Quelque dix ans plus tôt, il avait perdu dans la grande épidémie de peste ses deux épouses et ses cinq enfants. Depuis, il ne voulait plus prendre femme, se contentant d’une servante pour assouvir ses désirs charnels, s’il lui en prenait.

C’était, on le conçoit aisément, un homme sombre, taciturne, qui pouvait passer des jours entiers sans prononcer une parole. Et pourtant, il s’était pris d’affection pour Siga. Il avait apprécié le sérieux avec lequel celui-ci convoyait ses marchandises jusqu’au port, la modestie de son comportement et il s’était convaincu que ce jeune Bambara était plus honnête que tous les garçons de son âge engagés dans la même activité. Aussi lui avait-il offert d’entrer à son service où il serait nourri, logé, convenablement vêtu avec la possibilité de s’instruire de tous les mystères des transactions commerciales. Siga qui était las de sa vie rude d’ânier avait accepté avec empressement. En effet, depuis deux ans maintenant, il dormait parmi une douzaine de corps malodorants dans une case exiguë du quartier d’Albaradiou, se levant avant le jour, portant sur ses épaules ou sa tête des poids considérables, méprisé de tous. Quand il pensait à Ségou et à ses parents, il était parfois pris d’une violente rancœur. Enfin, s’il avait pris fantaisie à Tiékoro de se convertir et de devenir étudiant, pourquoi lui avait-on donné mission de l’accompagner ? Était-il donc l’esclave de son frère ? Aussi, quand il envisageait de retourner chez lui, se voyait-il conquérant, orgueilleux, suivi d’une caravane de douze chameaux, chargés d’objets inconnus à Ségou. Les gens sortiraient dans les rues :

— Hé ! Est-ce que ce n’est pas le fils-de-celle-qui-s’est-jetée-dans-le-puits ?

Les diély, flairant l’or, s’attacheraient à ses pas et Dousika regretterait de l’avoir méconnu. La voix d’Abdallah le tira de ses rêves de gloire.

— J’ai déposé des vêtements dans ta chambre. Ils m’appartenaient, mais je t’en fais cadeau. Tu es tellement grand et fort qu’ils t’iront. Ensuite, va chez le pacha porter des chites de Pondichéry à ses femmes. Je les avais commandées pour elles.

Tandis que Siga découvrait le charme qu’il y avait à circuler comme un garçon exerçant un métier honorable, suivi par les rues de deux esclaves, Tiékoro continuait de son côté de se ronger. Puisque El-Hadj Baba Abou envisageait de donner sa fille à un homme de Marrakech, c’est qu’il n’avait rien contre les étrangers. Il est vrai qu’il s’agissait d’un Marocain, et Tiékoro n’ignorait rien des relations particulières entre ces derniers et la population de la région. De toute façon, son amour et son désir pour Ayisha étaient tels qu’il se sentait de taille à faire front au père, mais d’abord fallait-il savoir si la belle le soutiendrait. Attendre Moulaye Abdallah pour lui servir d’intermédiaire ? Sa lettre expédiée par voie d’eau mettrait au moins quatre semaines à atteindre Gao…

L’école coranique où enseignait Tiékoro ne dispensait qu’un savoir élémentaire : un peu de calligraphie, la connaissance de la fatiha et des premières sourates du bas du Coran. Comme chaque élève lui payait sept cauris par semaine et qu’il en avait une vingtaine, il était à l’abri du besoin. Il libéra les enfants et, au lieu de retourner à l’université, décida de rentrer chez son hôte.

Au fil du temps, les sentiments que Tiékoro éprouvait pour Tombouctou s’étaient modifiés. Au début, il avait eu espoir de pénétrer cette ville prestigieuse, d’y nouer des relations, des amitiés. Puis il avait compris que c’était impossible. La morgue et l’arrogance des lettrés qui l’entouraient l’interdisaient. Il fallait être « né », compter des ulémas dans ses ancêtres. Alors, il s’était mis à détester Tombouctou, souhaitant que les Touaregs la détruisent comme ils l’avaient fait tant de fois auparavant, qu’il n’en reste plus qu’un tas de cendres dans une ceinture d’ossements blancs. Il se prenait à guetter les signes avant-coureurs de son déclin, mur lézardé, émietté, bouché par des nattes, des paquets de paille. Quel bonheur le jour où il reverrait les hautes murailles de Ségou et les berges du Joliba, couvertes de femmes poitrine nue, lavant, puisant de l’eau dans des calebasses !

Il marchait rapidement, croisant sans les voir des Mauresques drapées de bleu indigo, des Touaregs serrant farouchement leur sabre, des Armas et tout un menu peuple de porteurs d’eau revenant des puits du nord-ouest et d’esclaves charroyant des barres de sel liées ensemble par des cordes. Ce spectacle qui l’intriguait autrefois le laissait indifférent.

Comment se renseigner sur les sentiments d’Ayisha à son endroit ? Lui adresser une lettre par l’intermédiaire d’Abi Zayd ? Et si elle tombait entre les mains d’El-Hadj Baba Abou ?

C’est alors que, poussant la porte d’entrée, il se trouva face à Ayisha, debout dans la cour et attendant l’esclave qui devait la chaperonner.

Il était fort rare qu’ils se trouvent seuls l’un près de l’autre. Ayisha était toujours accompagnée d’une esclave, d’une jeune sœur, d’une amie, d’une parente. D’autre part, la vaste demeure d’El-Hadj Baba Abou se divisait en deux parties, l’une réservée à son école, à ses hôtes permanents ou de passage, l’autre constituant sa résidence privée. Mais cette résidence privée se subdivisait elle-même en pièces de réception meublées à la marocaine, en cabinet de travail, en bibliothèque avec de riches manuscrits rangés sur des étagères et en appartements des enfants et des femmes, ce qui fait qu’on ne voyait jamais ces derniers. En deux ans, Tiékoro n’avait pas rencontré plus de trois fois les femmes de son hôte, la Marocaine et l’ancienne esclave songhaï. Ayisha se tenait au milieu de la cour. Allant sur ses seize ans, c’était assurément une adorable petite personne. Le sang marocain de sa mère et le sang métis de son père en faisaient une parfaite « mwallidun5 » au teint pâle et brillant, aux longs cheveux bouclés, tressés et parsemés de fils d’or qui descendaient jusqu’à la taille. Une légère moue relevait ses lèvres dont on ne savait si elle était amicale ou moqueuse. Tiékoro lui souffla :

— Au nom d’Allah, Ayisha, il faut que je te parle…

Elle sembla hésiter, tourna la tête vers l’esclave qui s’avançait en hâte et murmura :

— À l’heure de la sieste, j’enverrai Zoubeïda, mon esclave favorite, te chercher dans ta chambre.

Tiékoro, entendant ces paroles, crut tout d’abord qu’il rêvait. Ce n’était qu’en rêve qu’Ayisha lui avait accordé un regard bienveillant et, plus inespéré encore, un sourire. Dans la réalité du jour, elle n’était qu’indifférence. Il demeura immobile, le corps parcouru tour à tour d’ondes brûlantes et glacées cependant qu’elle disparaissait à l’intérieur de la maison avec Zoubeïda. Puis une peur panique l’envahit. N’était-ce pas un guet-apens ? Il se rappela les mises en garde de son ami Moulaye Abdallah : « C’est une coquette. Elle nous a tous rendus amoureux pour en fin de compte se moquer de nous… »

Allons, pourquoi se moquerait-elle de lui ? Non, elle partageait son amour. Son désir. Il s’imagina la tenant dans ses bras et l’émotion fut si forte qu’il manqua s’évanouir. Ayisha. Trois syllabes ineffables ! Jamais le temps ne lui parut plus long !

Enfin, on frappa légèrement à la porte de sa chambre. C’était Zoubeïda qui tenait un caftan :

— Tiens, porte cela. On te prendra pour un commerçant haoussa venu offrir des parfums…

Tiékoro la suivit à l’intérieur de la maison. Au rez-de-chaussée demeuraient les deux épouses d’El-Hadj Baba Abou avec leurs plus jeunes enfants. Par un escalier en colimaçon on gagnait le premier étage où habitaient les aînés, filles d’un côté, garçons de l’autre dans de grandes pièces aux plafonds faits de poutres de palmier doum assemblées et badigeonnées de blanc. Partout couraient des fillettes et des garçonnets, se livrant avec emportement aux jeux les plus bruyants. Ayisha était seule dans sa chambre. Le sol de terre badigeonnée de blanc était littéralement jonché d’habits de voile ou de soie. Pantalons bouffants, larges ceintures, châles, courtes blouses brodées que la main impatiente de leur maîtresse avait jetés pêle-mêle. Des coupes de terre étaient pleines de bagues de cornaline, de colliers d’ambre, de bracelets d’argent ciselé et de sautoirs d’or filigrané terminés par des pendentifs en forme d’étoile à quatre branches. Une minuscule paire de babouches décorées de fils d’or semblaient attendre qu’Ayisha décide de reprendre sa marche.

Tiékoro regardait cela avec ravissement.

Il n’était jamais entré dans la chambre d’une femme. L’aurait-il fait à Ségou qu’il n’aurait vu qu’un ameublement rudimentaire. Par terre, une natte, dans un coin, des calebasses. Peut-être un tabouret. En outre les esclaves avec lesquelles il avait satisfait ses désirs allaient poitrine nue, les fesses moulées par un pagne étroitement serré. Or il découvrait que cette nudité sans mystère était moins troublante que ce corps couvert d’étoffes, si proche qu’il en respirait le parfum. Il cherchait à deviner ses formes. Les seins aigus… Le ventre…

Ayisha interrompit sèchement cette inspection :

— Qu’est-ce que tu me veux ? Depuis des mois, tu me poursuis de tes regards. Que veux-tu ?

Ce début n’était pas celui qu’il attendait. Tiékoro, pris de court, bégaya :

— Il n’est pas bon de vivre en pays étranger. Personne ne connaît ni votre famille ni votre rang. Ainsi, chez moi, je suis un noble. Mon père qui a occupé d’importantes fonctions à la cour est un des hommes les plus riches…

Ayisha l’interrompit :

— Un fétichiste ?

Tiékoro avait prévu cette objection et fit calmement :

— Il pratique la religion de ses pères. Ceux-ci croient que le monde a été créé par deux principes complémentaires, Pemba et Faro, issus tous deux de l’esprit…

— Stupidités ! Blasphèmes !

Tiékoro sentait la colère monter en lui. Pourtant il se contint :

— J’ai rompu, quant à moi, avec cette idolâtrie. N’est-ce pas ce qui compte ?

Ayisha le fixa de son beau regard marron clair, dans lequel il ne savait pas lire, et reprit :

— Il paraît que chez vous, vous mangez dans des calebasses et non dans des coupes de terre, que vous dormez sur des nattes et non sur des lits faits de peaux de bœuf, que vos filles vont toutes nues.

Tiékoro chercha une réponse. Mais le plus dur était à venir. Ayisha se mit à tortiller une de ses tresses autour de ses doigts :

— On dit que vous sacrifiez des hommes à vos dieux…

Une sorte d’incendie brûla le corps de Tiékoro qui protesta :

— Autrefois, autrefois ! Et seulement dans les cas graves intéressant le royaume !

Ayisha eut un sourire qui découvrit ses dents petites et très blanches. Puis elle se renversa en arrière parmi les coussins de son lit. Au mouvement qu’elle fit, sa blouse se releva découvrant la peau soyeuse et blanche de son ventre. C’était plus que Tiékoro ne pouvait supporter. Dans le surgissement de son désir, il y avait la volonté de se venger de l’humiliant interrogatoire qu’il venait de subir et de lui donner la démonstration de la virilité bambara. Ah comme il allait la faire jouir ! Aurait-elle la force de cacher son plaisir ? D’un bond, il fut contre elle, glissant la main jusqu’à ses seins, l’enserrant de ses genoux. Comme il approchait son visage du sien, brutalement, elle lui cracha dessus et siffla :

— Bas les pattes, sale nègre !

Tiékoro se redressa. Ayisha le fixait de ses yeux verdis de colère avec une expression haineuse qui enlevait toute joliesse à ses traits :

— Bas les pattes ! Tu es noir, tu pues… Et tu croyais vraiment que je t’épouserais ? Bas les pattes, je te dis ! Zoubeïda !

 

Siga s’était couché tôt, car il était las. Toute la journée, sous le soleil, il avait surveillé le déchargement d’une caravane portant des noix de kola depuis le royaume ashanti, en passant par Bondoukou et Boan. Les noix arrivaient dans de vastes paniers de vannerie qu’il fallait numéroter avant d’en répertorier soigneusement le contenu. Puis il fallait payer les marchands transporteurs toujours prêts à vous voler de quelques cauris. Comme Siga était jeune et nouveau venu chez Abdallah, tout le monde avait l’intention de profiter de lui. Ah, ce n’était pas une sinécure, ces nouvelles fonctions chez le commerçant ! Siga était plongé dans cette somnolence heureuse qui précède le plein sommeil, quand les sens sont à moitié engourdis. Il lui semblait qu’il était retourné à Ségou, qu’il était auprès de Nya. Nya, le seul être qui l’ait chéri. Comment supportait-elle la disparition de Naba ? Ainsi trois des garçons qu’elle avait élevés, trois de ses enfants étaient au loin. Mais il reviendrait. Il reviendrait vers elle et poserait à ses pieds l’or qu’il aurait amassé. Il lui dirait :

Mère chérie

Mère qui donne librement tout ce qu’elle possède

Mère qui n’abandonne jamais le foyer

Mère, je te salue

L’enfant qui pleure appelle sa mère

Mère chérie, me voilà !

À ce moment on frappa vigoureusement à la porte. Siga eut un mouvement d’humeur. Qui venait le déranger ? Était-ce son ami, l’ânier Ismaël ? Ne l’avait-il pas vu à l’heure du déjeuner ? Il se leva, alla repousser le fort battant de bois de cailcédrat et, dans la pénombre, reconnut Tiékoro. Il dit avec stupeur :

— Encore toi ! Décidément tu pousses entre les grains de sable…

Tiékoro fit d’une voix rauque :

— Laisse-moi entrer. Tu plaisanteras plus tard !

Siga avait le cœur sensible. Il avait trop souffert enfant pour ne pas reconnaître la douleur quand il la voyait. Il sentit tout de suite que quelque chose de terrible s’était produit dans la vie de son frère, plus terrible encore à ses yeux que la disparition de Naba et il s’empressa :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

Pour toute réponse, Tiékoro éclata en sanglots. Voir pleurer l’arrogant Tiékoro, le voir se saisir la tête à deux mains comme un enfant ou une femme était inimaginable ! Siga s’agenouilla près de lui et souffla :

— Allez parle…

Au bout d’un moment, Tiékoro parvint à se contrôler. En phrases brèves, entrecoupées, il conta sa mésaventure. Le rendez-vous avec Ayisha n’était en réalité qu’un guet-apens. La servante Zoubeïda avait alerté la mère d’Ayisha qui se reposait au premier étage. Celle-ci avait rempli la maison de ses clameurs de femme hystérique. Dès le retour d’El-Hadj Baba Abou, qui partageait le repas d’un de ses amis dans le quartier des Chefs non loin de la résidence du pacha, elle l’avait informé des faits et il avait fait jeter Tiékoro à la rue. À présent, Tiékoro en était certain, les choses ne s’arrêteraient pas là. El-Hadj Baba Abou le ferait radier de l’université. Et alors que deviendrait-il ?

Siga s’efforça d’être rassurant :

— Pourquoi agirait-il ainsi ? Il suffit que tu ne sois plus chez lui à rôder autour de sa fille. S’il ne veut pas que tu l’épouses…

Tiékoro secoua passionnément la tête :

— Non, tu ne connais pas l’arrogance de ces « mwallidun ». Ils nous haïssent et nous méprisent. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Nous sommes aussi riches qu’eux. Et aussi bien nés.

C’est que Tiékoro ne se pensait pas comme « noir » ou comme « nègre ». Pour lui, ces mots ne signifiaient rien. Il était un Bambara, sujet d’un Etat puissant que tous les peuples de la région redoutaient. Qu’on puisse lui faire grief de la couleur de sa peau lui semblait incompréhensible. Certes, il avait aimé celle de la peau d’Ayisha parce qu’il en avait peu vu de pareille, mais cela n’allait pas plus loin. Il savait d’ailleurs que bien des gens à Ségou ne manqueraient pas de murmurer en la traitant d’albinos6 et qu’il devrait les persuader du contraire. Mais enfin, pourquoi ce désir de le perdre à tout prix ? Si elle ne partageait pas ses sentiments, pourquoi ne pas le lui signifier, sans plus ? Il se mit à marcher de long en large dans la pièce, échafaudant mille projets :

— Si j’allais me jeter aux pieds d’El-Hadj Baba Abou ? Non, il ne me recevrait pas. Si j’allais supplier l’imäm de la mosquée-université ? Ce serait dangereux, car imagine qu’El-Hadj ne lui dise rien de toute cette affaire… Que faire ?

Brusquement il s’immobilisa :

— As-tu de quoi écrire ?

— Écrire ?

Siga en aurait été bien empêché puisqu’il ne savait pas tracer une lettre ! Tiékoro s’exclama :

— Il faut que j’adresse une missive à mon ami Moulaye Abdallah. Comme son père avant lui, il est cadi à Tombouctou, c’est dire qu’il ne manque pas d’alliances parmi les ulémas. Lui seul peut me tirer de cette terrible affaire…

Malgré la bonté de son cœur, Siga n’était pas sans éprouver quelque satisfaction à voir un frère, qui l’avait tellement traité de haut, empêtré dans pareille mésaventure. En même temps, le sang n’étant pas de l’eau, il était prêt à l’héberger et à l’aider aussi longtemps qu’il le faudrait. Il déroula une natte qu’il gardait dans un coin à l’intention des filles qui passaient la nuit avec lui :

— Tu es ici chez toi. Est-ce que j’ai besoin de te le dire ?

Tiékoro se coucha. Que pouvait-il faire d’autre ? Mais il ne put trouver le sommeil. Les paroles d’un de ses maîtres à l’université lui revenaient en mémoire. Il y a trois degrés dans la foi. Un premier qui convient à la masse, qui est canalisée par les prescriptions de la loi. Un degré qui convient aux hommes qui ont triomphé de leurs défauts et sont engagés dans la voie qui mène à la vérité. Enfin un dernier degré qui est l’apanage d’une élite. Ceux qui y parviennent adorent Dieu en vérité et dans la lumière sans couleur. La Vérité divine fleurit dans les champs de l’Amour et de la Charité. Or c’est à ce degré qu’il voulait atteindre. Pourtant son corps, son corps obtus, avide, méprisable, le lui permettrait-il ?

1- On désigne sous le nom de hadiths les paroles, les actes ou les approbations muettes qui ont été rapportés comme venant du Prophète.

2- Les nobles bambaras méprisent le commerce et estiment que seul le travail de la terre est digne d’eux.

3- Petit royaume bambara, toujours indépendant de Ségou.

4- Seigneur en bambara.

5- Mûlatresse.

6- L’albinos est craint.