3

Tiékoro frappa dans ses mains et ses élèves s’égaillèrent, leur tablette de sumane sous le bras. Il n’avait pas beaucoup d’élèves, une quinzaine, venant des maisons voisines de ce quartier pauvre et dont les parents étaient souvent dans l’impossibilité de le régler. Au fond de lui-même, Tiékoro répugnait à se faire payer pour dispenser les indispensables éléments d’une vie spirituelle et religieuse. Il avait une profonde horreur du « marabout-quêteur1 », mais il ne pouvait laisser la charge de l’entretien de la famille à Nadié… Quand ses élèves ne pouvaient lui apporter les cauris qu’ils lui devaient, alors, il acceptait du mil, du riz, de la volaille…

Était-ce pour en arriver là qu’il avait fait tant d’études ? À cette cour étroite, sableuse où dans un coin était dressé un auvent sous lequel les élèves s’asseyaient ? À cette maison qui ne contenait que les objets les plus élémentaires ?… Tiékoro avait postulé pour un poste à l’université, cela lui avait été refusé. De même, il n’avait pas semblé qualifié pour être imam, cadi, muezzin. On lui avait seulement laissé la liberté d’ouvrir une école, mais il ne recevait aucun subside de la dina2 et devait se contenter de rétributions individuelles. N’était-il pas docteur en théologie et linguistique arabes ? À quoi devait-il attribuer la méfiance dont on l’entourait, l’ostracisme dont il était victime ? Il était bambara, voilà tout. À Djenné, Marocains, Peuls, Songhaïs méprisaient et haïssaient les Bambaras. L’opprobre du « fétichisme », de l’origine « fétichiste » les marquait comme au front d’un dévot le point noir des prosternations. Mais il semblait parfois à Tiékoro que la religion n’était pas seule en cause, que ce mépris et cette haine visaient tout autre chose. Quoi ?

Il rangea son chapelet dans sa poche, se leva, défroissant son boubou incrusté par endroits de brins de paille, puis se dirigea vers sa maison. La corporation des maçons de Djenné, les bari, était célèbre de Gao à Ségou, à travers tout le Tekrour et même jusqu’au Maghreb. On disait que les bari avaient appris leur art de construire d’un certain Malam Idriss, venu du Maroc des années auparavant, et qui avait travaillé à l’édification des palais des Askia, des Mansa et des madougvu3 des chefs des grandes familles. Avec la terre du podo, parfois mêlée de coquillages d’huître pilés, les bari fabriquaient des briques à la fois légères et résistantes, capables de faire face aux pires intempéries. Hélas ! Tiékoro n’habitait point une maison construite par un de ces maîtres. Dans le quartier de Djoboro, il occupait une maison de deux pièces, meublées de quelques couvertures, de nattes et de tabourets, précédées d’une cour encombrée de volaille, de chèvres et de divers objets nécessaires à la cuisine. Elle était serrée entre des maisons de même allure, le long d’une rue étroite et mal nivelée. Chaque fois que Tiékoro s’en approchait, son cœur se serrait. Alors que ne retournait-il à Ségou ?

C’est que Tiékoro avait l’âme exigeante. Il savait que s’il rentrait à Ségou, il serait, bien malgré lui, auréolé du prestige de ses voyages au loin, de sa connaissance des langues étrangères et même de sa conversion à l’islam, religion magique, et qu’il pourrait ainsi, à peu de frais, se poser en notable. Or, il ne pouvait se masquer l’échec de sa vie et n’entendait pas plus faire illusion aux autres qu’à lui-même. D’une certaine manière, il se complaisait dans sa misère et dans sa solitude. Il franchit le seuil de sa demeure. Aussitôt Ahmed Dousika et Ali Sunkalo accoururent vers leur père en trébuchant sur leurs petites jambes encore mal assurées. Nadié interrompit vivement ses tâches pour se porter au-devant de son maître.

Sans Nadié, que serait devenu Tiékoro ?

À peine arrivée en ville, elle avait appris à fabriquer des dyimita, ces galettes de farine de riz mélangée de miel et de piment dont les habitants de Djenné, les commerçants de Tombouctou et de Gao étaient friands, ainsi que des kolo, petits pains de farine de haricot cuits au beurre, et mille autres friandises. Elle s’était mise à les vendre au marché et en peu de temps était devenue réputée. Plus Tiékoro devenait amer, angoissé et fébrile, plus Nadié devenait sereine. Ses dents très blanches et légèrement proéminentes donnaient à son visage une expression souriante que démentait la gravité de ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites. Elle qui n’était point coquette avait adopté la coutume des femmes peules de se garnir abondamment les cheveux de perles d’ambre et de cauris. Elle était belle Nadié, d’une beauté qui envahissait par surprise, comme le parfum de certaines fleurs que l’on croit d’abord insignifiant, puis que l’on ne peut plus oublier.

Elle posa sur la natte devant Tiékoro une calebasse de riz et une autre plus petite contenant une sauce de poisson. Il fit la moue :

— N’as-tu rien d’autre à m’offrir ? Tout ce que je voudrais, c’est un peu de dèguè…

Elle dit fermement :

— Tu dois te nourrir, koké… Rappelle-toi comme tu as été malade l’hivernage dernier… Tu es encore faible…

Tiékoro haussa les épaules, mais obéit. Par respect, elle allait se retirer comme il mangeait, mais il la pria :

— Reste avec moi… Qu’est-ce que tu as entendu ce matin au marché ?

Elle prit dans ses bras Ali Sunkalo qui prétendait mettre la main dans la nourriture de son père et répondit gravement :

— On dit que la guerre va bientôt faire rage entre Ségou et les Peuls du Macina. Amadou Hammadi Boubou a obtenu la protection d’un autre musulman du nom d’Ousmane dan Fodio qui lui a ordonné de jeter bas tous les fétiches…

Tiékoro feignit l’insouciance :

— Eh bien, nous ne résidons ni à Ségou ni dans le Macina. Qu’est-ce que cela peut bien nous faire ?…

Elle reprit après un bref silence :

— Amadou Hammadi Boubou veut aussi réduire Djenné. Il dit que l’islam y est corrompu et que les mosquées ne sont que des lieux de débauche…

Tiékoro soupira :

— Même si je redoute ce fanatique, je dois dire que sur ce point, il a raison.

Il repoussa les calebasses et se lava les mains dans un récipient d’eau claire :

— C’est étrange que le nom de Dieu divise les hommes ! Dieu qui est amour et puissance ! La création des êtres procède de son amour et non d’une quelconque puissance…

Là Tiékoro s’interrompit car, il s’en apercevait, il se laissait aller à prêcher doctement comme il l’aurait fait sous les arcades d’une université. Il se leva tandis que sans mot dire Nadié remportait les restes du repas. S’il était un point qui chagrinait Tiékoro, c’était l’attitude de sa compagne vis-à-vis de l’islam. Avec un silencieux entêtement, elle s’y refusait. Il ne parvenait pas à l’empêcher d’entourer leurs enfants des protections qu’il avait connues à Ségou. Leurs corps étaient couverts de gris-gris. Quand il entrait chez lui à l’improviste, il surprenait un vieux féticheur bambara tout édenté que, furieux de sa faiblesse, il n’osait pas chasser. Plusieurs fois, il avait détruit des boli qu’elle cachait dans un coin de la cour. Mais comme à chaque fois avec la même obstination, elle les remplaçait, de guerre lasse, il ne protestait plus.

Après toutes ces années de vie commune, Tiékoro n’avait pas résolu le statut de Nadié. Elle demeurait sa concubine. De même, il n’avait fait aucun effort pour tenter de découvrir à quelle famille du Bélédougou elle appartenait et ce qui en était advenu. Il en éprouvait du remords, puis se disait pour s’en absoudre qu’elle semblait heureuse. Heureuse de le servir. Heureuse de lui donner des enfants. Elle avait trouvé sa place à Djenné dans un cercle de femmes bambaras pratiquement imperméables aux mœurs de la société environnante, actives, industrieuses.

Tiékoro entra dans la seconde pièce, étroite et sombre, car elle n’avait aucune ouverture, où dormait sa petite fille Awa Nya, enveloppée d’un tas de chiffons. Tiékoro prit le bébé dans ses bras. Ah, Nadié avait encore ajouté un gri-gri à ceux qu’elle portait déjà autour du cou et des poignets ! Tiékoro fut tenté d’arracher ces objets méprisables. Le Prophète n’a-t-il pas dit : « Celui qui porte une amulette sur son corps est impie. » ?

Puis il se retint, si ces gris-gris pouvaient protéger Awa Nya, il ne devait pas intervenir. Il adorait sa petite fille. Si, en ses fils, il croyait deviner de futurs juges, en sa fille, il pensait ne trouver qu’amour, indulgence, protection. Comme en Nadié. Il posa l’enfant contre lui sur sa natte, et, soudain, il entendit le tambourinement de la pluie sur le toit, car l’hivernage n’en finissait pas. Il glissa doucement dans le sommeil. Aux premières gouttes d’eau, Nadié rentra les enfants qui, quant à eux, auraient préféré courir nus sous la pluie, puis empila sous le rudimentaire auvent de la cuisine le linge, les calebasses et la provision de bouse de vache. Connaissant bien Tiékoro, elle lui avait caché la gravité des bruits qui circulaient en ville. Tous les Bambaras s’apprêtaient à refluer vers Ségou ou vers les villages d’origine de leur famille. Ce n’était pas la première fois que les Bambaras étaient obligés de quitter Djenné. L’Askia Daoud, des siècles auparavant, avait donné consigne de les chasser hors des murs. Mais en dépit des ordres officiels, d’importantes colonies avaient prospéré, en particulier dans le podo méridional, dans le Femay4 et le Derari. À présent, tout prenait un tour plus inquiétant. Des gens d’Amadou Hammadi Boubou parcouraient la ville. Ils tenaient prêche aux coins des rues : « Si tu me dis que tu te connais, je te répondrai que tu connais la matière de ton corps qui est fait de tes mains, de ta tête et du reste ; mais tu ne connais rien de ton âme. »

Ils parlaient de précipiter les impies et les mauvais musulmans dans le feu éternel, une fois que leur chef aurait investi la ville. En outre, d’après ce qu’elle avait entendu, les musulmans se déchiraient entre eux, selon la confrérie à laquelle ils appartenaient. Quel était ce dieu de division et de désordre ? Nadié ne cessait de se le demander. Tiékoro se croyait protégé par sa conversion à l’islam. Or Nadié était persuadée qu’il n’en était rien et que fétichiste ou pas, un Bambara restait un Bambara aux yeux de ceux qui en avaient à la puissance et à la grandeur de Ségou. Alors quitter la ville ? Mais Nadié avait peur de cette famille inconnue qui reprendrait Tiékoro dans ses rets, qui lui rappellerait qu’elle n’était qu’une concubine au passé peu glorieux et qui exigerait que Tiékoro prenne une épouse de son rang. Elle serra ses fils contre elle.

Tiékoro était un noble, un yèrèwolo, dont l’arbre généalogique se perdait dans la nuit des temps. Une fois de retour chez lui, il retrouverait avec la concession de son père rang, prestige, grandeur. Et elle, que deviendrait-elle sous le regard de la famille et bientôt des épouses légitimes ? Pareille à la bouse de vache ou à la fiente de chameau, bonne à faire le feu, mais puante et méprisée. Jamais. Jamais. Plutôt mourir.

 

Cependant Tiéfolo était aux portes de Djenné.

Les gens regardant ce jeune homme, monté sur un cheval superbe, reconnaissaient un Bambara à ses balafres, à sa coiffure en petites tresses, à ses bras hérissés de gris-gris et, selon les cas, le haïssaient ou le méprisaient.

Insensible à ces regards, Tiéfolo entra dans la ville. Il fut déçu. Etait-ce cela, Djenné ? Moins populeuse, moins commerçante que Ségou ? Il arriva au galop sur une vaste place au centre de laquelle s’élevait un énorme bâtiment. Etait-ce une mosquée ? Tiéfolo n’en avait jamais vu de pareilles dimensions. Guidant son cheval, il en fit le tour.

Placé sur une sorte d’esplanade, le bâtiment, fait en riche terre du podo, prenait dans l’air chargé de pluie une teinte brune, à reflets bleuâtres. Sa façade principale se composait d’une succession de tours, terminées par des pyramides tronquées en dessous desquelles étaient dessinés des festons triangulaires, tandis que les façades latérales étaient faites de rectangles en relief et en creux, donnant l’impression des arbres d’une forêt.

Un groupe d’hommes se mit à gravir les degrés menant à l’esplanade, puis entassa soigneusement ses sandales dans un angle. Le geste intrigua Tiéfolo. Il décida d’en avoir le cœur net et fouetta son cheval qui, docile, bondit et atterrit à son tour sur l’esplanade. Les hommes se dirigeaient vers une porte, assez haute pour permettre le passage d’un cavalier. Tiéfolo les suivit et se trouva dans une cour intérieure que limitaient des piliers aux fûts élancés. C’est alors que les hommes qu’il avait suivis, se retournant, commencèrent à vociférer contre lui. Un grand vieillard en robe flottante surgit de derrière un pilier, hurlant à son tour. En garçon poli qu’il était, Tiéfolo allait descendre de sa monture et tenter de le calmer. Mais d’autres hommes en robes blanches accoururent, sortant cette fois de l’intérieur du bâtiment. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, Tiéfolo fut jeté à bas de sa bête, injurié, roué de coups. Tout d’abord, comme il s’agissait d’hommes plus âgés que lui, Tiéfolo ne chercha pas à se défendre. Puis, les coups redoublant, il commença de perdre patience. Bientôt, des énergumènes surgirent, armés cette fois de bâtons, tandis que des enragés lui crachaient au visage. Alors Tiéfolo se défendit. Ce n’était pas pour rien qu’il était un jeune chasseur au corps vigoureux et bien entraîné. Il se servit de ses pieds, de ses poings, de ses dents et ne tarda pas à mettre ses assaillants en déroute. Il y eut un moment de flottement dans leurs rangs. Brusquement deux d’entre eux qui s’étaient éclipsés revinrent, tenant chacun un bloc de pierre à la main. Tiéfolo eut un hurlement de protestation. Voulaient-ils donc le tuer ? Trop tard, l’un des projectiles l’avait déjà frappé au front.

Quand Tiéfolo reprit connaissance, il se trouva dans une pièce étroite, basse de plafond, misérablement éclairée par une lucarne. Il était étendu sur un tas de paille qui puait tant que, malgré son état de demi-inconscience, l’odeur l’incommoda et qu’il tenta de se déplacer. Alors mille aiguilles faites de cornes de bœufs lui vrillèrent le crâne tandis que le sang ruisselait sur son visage. Il s’évanouit à nouveau.

Quand il émergea de l’inconscience, à la couleur du ciel qu’il apercevait par la lucarne, il comprit que pas mal de temps s’était écoulé depuis son dernier évanouissement. Le minuscule rectangle était couleur indigo. Moqueuse, une étoile riait en son centre. Tiéfolo tenta de se tâter le crâne pour prendre les dimensions de sa blessure. Mais il s’aperçut qu’il ne pouvait pas bouger les bras. Ceux-ci étaient liés derrière son dos par une solide cordelette de da. De même ses chevilles étaient entravées. Tiéfolo pleura comme un enfant. En même temps, malgré sa faiblesse et la douleur qui l’envahissait de toutes parts, il ne perdait pas espoir. Il savait que toutes ces épreuves étaient passagères. Koumaré avait été formel : il accomplirait en fin de compte sa mission. Peut-être s’endormit-il ? Peut-être s’évanouit-il à nouveau ?

Le rectangle d’indigo bleuit encore, vira au noir, puis commença de s’éclaircir, passant par toutes les teintes du gris pour se fixer à un bleu clair pointillé de blanc. De sa vie, Tiéfolo n’avait jamais été enfermé, privé de la liberté de ses mouvements. Au contraire, il avait toujours été le maître de la brousse et de ses grands espaces. Pourtant, il ne céda pas au découragement.

Soudain, la porte tourna sur ses gonds de bois et un homme parut, portant une calebasse de dèguè et une petite courge évidée. Il s’agenouilla auprès de Tiéfolo et l’examina avec une surprenante expression d’admiration :

— D’où es-tu ? Quel est ton pays ?

Tiéfolo parvint à répondre :

— Je suis bambara, je viens de Ségou.

L’homme rit :

— Je l’avais deviné. Quel gaillard tu fais ! Sais-tu que tu as à moitié étranglé l’imam et fait voler en éclats deux dents du muezzin ? Moi, je suis un Bozo. Voilà pourquoi je comprends ta langue…

Il dénoua les liens de Tiéfolo, l’aida à s’asseoir et introduisit un peu de dèguè entre ses lèvres. En même temps, il marmonnait :

— Ils vont te traduire devant le cadi. Je te donne un conseil : si tu ne veux pas finir sous le couteau pointu du bourreau, accepte de te convertir à l’islam…

Tiéfolo repoussa vivement la main de l’homme et cracha :

— Jamais !

L’homme eut un geste apaisant :

— Accepte. Ils te raseront la tête et t’appelleront Ahmed. Qu’est-ce que cela peut te faire ?

Tiéfolo se rejeta en arrière :

— Pourquoi se sont-ils tous jetés sur moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Tu es rentré à cheval dans leur mosquée et il paraît que ta bête s’est oubliée, parsemant le sable de crottin et d’urine…

Il rit. Tiéfolo en aurait peut-être fait autant, s’il n’avait pas souffert le martyre. Comme il avalait avec peine une autre gorgée de dèguè, trois hommes armés de fusils de traite entrèrent dans la pièce. Ils commencèrent par le rouer de coups de pied, lui arrachant malgré lui des hurlements, puis le forcèrent à se mettre debout. Ils portaient de courtes casaques noires, de larges ceintures de cuir étroitement serrées à la taille et des pantalons bouffants, s’arrêtant à mi-mollets. Leurs visages étaient féroces. Tiéfolo les suivit en claudiquant. À chaque pas, il croyait s’évanouir à nouveau tandis que le sang ruisselait de sa tête. Ils passèrent par un labyrinthe de corridors, atteignirent une cour, puis entrèrent dans une salle rectangulaire dont le plafond était soutenu par des piliers de rôniers. Sur des nattes, sept hommes étaient assis, vêtus de blanc et la tête enturbannée. La même haine et la même détermination farouche se lisaient dans leurs yeux. Assis en tailleur dans un angle, un jeune garçon, enturbanné lui aussi, traçait des signes sur un grand rouleau à demi déplié.

Tiéfolo comprit qu’il se trouvait devant un tribunal. Ainsi, le Bozo avait raison. Le bâtiment était une mosquée et ces fanatiques allaient le punir d’y être entré.

— As salam aleykum. Bissimillahi,

Tiéfolo devina qu’il s’agissait de salutations musulmanes et, pour bien montrer qu’il ne reniait rien de son identité, salua à son tour en bambara. Les hommes se concertèrent, puis firent signe à un soldat qui se détacha du groupe et eut désormais fonction d’interprète.

— Décline ton identité,

Tiéfolo s’exécuta.

— Que viens-tu faire à Djenné ?

— Je suis venu apprendre à mon frère que notre père s’en est allé et que la famille attend son retour pour les cérémonies du quarantième jour.

— Comment s’appelle ton frère ?

— Tiékoro Traoré. Mais il paraît qu’à présent, vous l’appelez Oumar.

Il y avait beaucoup d’insolence dans cette réponse et les juges manifestèrent entre eux leur mécontentement. L’interrogatoire reprit :

— C’est Da Monzon qui t’a envoyé nous provoquer dans nos lieux de culte. Avoue-le et tu sauveras ta tête…

Tiéfolo retint un rire :

— Lieux de culte ? Je ne savais même pas qu’il s’agissait d’une mosquée. À Ségou, elles ne sont pas si grandes et pour cause…

— Pourquoi es-tu rentré à cheval ? Et pourquoi as-tu laissé ta monture souiller son sol ?

— À la première question, je répondrai que je ne savais pas que c’était interdit. Si on me l’avait appris, je me serais excusé et j’en aurais fait réparation. À la deuxième, est-ce que je suis maître des entrailles de ma monture ?

Pendant un instant, les juges s’entretinrent à nouveau entre eux. Tiéfolo se demandait s’il ne rêvait pas. Oui, son corps était quelque part étendu sur une natte tandis que son esprit rôdait, affrontait les pires expériences ! Ces hommes âgés en robes blanches, un chapelet à la main. Ces soldats. Ces accusations absurdes. À Ségou, le seul lieu où il était interdit d’entrer à cheval était le palais du Mansa et encore, exception était faite pour certains dignitaires.

— Sais-tu que tu mérites la mort ?

Tiéfolo eut un haussement d’épaules et fit calmement :

— La mort n’est-elle pas la porte par laquelle nous passerons tous ?

Il y eut à nouveau un silence. Puis un des juges se leva. C’était un vieillard que le grand âge courbait vers la terre, mais dont les yeux demeuraient pleins d’éclat.

— Je connais un certain Oumar Traoré qui un temps à vécu sous mon toit. Nous allons le faire chercher. Fasse Allah que tu n’aies pas menti !

Les soldats ramenèrent Tiéfolo à la prison. À présent, le soleil brillait de tout son éclat. Tiéfolo, traversant les cours, aperçut au-delà des hauts murs de banco les bouquets des palmiers rôniers. La prison occupait la partie ouest d’une concession dont les bâtiments étaient disposés en quadrilatère autour d’une cour contenant des poteries et de l’eau pour les ablutions rituelles. Dans un angle, des hommes assis assemblaient des bandes de coton en ménageant à une extrémité une sorte de capuchon. Ce spectacle intrigua si fort Tiéfolo qu’il interrogea :

— Qu’est-ce qu’ils font ?

Un des soldats rit :

— Ce sont les fabricants de linceuls. Si tu ne sors pas vivant d’ici, tu t’en iras dans un de ces habits-là…

Tiéfolo frissonna.

Signe encourageant ? Les soldats ne le ramenèrent pas à l’infecte cellule où il avait passé la nuit, mais dans une pièce plus propre, plus aérée, au sol recouvert d’une natte en bon état. Au bout d’un moment, le Bozo réapparut :

— Laisse-moi te mettre un emplâtre de feuilles de tamarin. Tout à l’heure, je te porterai une infusion de sukola. Ça fera tomber ta fièvre…

Tiéfolo se laissait soigner, comprenant que ce Bozo était l’incarnation d’un esprit placé à ses côtés par Koumaré. Rassuré, il n’eut plus de doute sur l’heureuse issue de son aventure. Il retrouverait Tiékoro et accomplirait sa mission. Pendant ce temps, le Bozo bavardait, certaines de ses phrases rendues indéchiffrables par une intonation djenéenne :

— Tu n’aurais pas pu tomber plus mal. Ici, c’est un vrai nœud de pythons. Peul fétichiste contre Peul musulman. Quadriya5 contre Tidjaniya6 contre Kounti. Songhaï7 contre Peul. Marocains contre Peul et tout ce monde contre les Bambaras… Bientôt, cette terre se rougira de sang. De beau sang frais et vermeil comme le tien. Mais moi, je serai déjà parti. Je goûterai à l’hydromel des ancêtres.

Tiéfolo s’endormit.

Au bout de quelques jours, un matin, alors qu’il terminait tout juste sa calebasse de dèguè, les soldats vinrent le quérir. À leur suite, il traversa à nouveau le dédale des cours jusqu’à la salle du tribunal. Cette fois-là, outre les juges, le scribe, les gardes, se tenait dans la pièce un homme jeune avec cette haute taille et cette expression altière propres aux gens de Ségou, habillé de longs vêtements flottants et portant sur son crâne rasé de près une petite calotte brune. Emu, Tiéfolo reconnut Tiékoro qu’il n’avait jamais vu pareillement accoutré. Les deux frères8 se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et les larmes qui s’amassaient silencieusement comme les eaux du podo derrière les barrages de terre et de roseaux coulèrent sur les joues amaigries de Tiéfolo. Voilà, il était venu dans cette ville inconnue et on l’avait traité comme un criminel ! De quelle matière étaient faits ces hommes ? Et pourquoi leur dieu ne leur apprenait-il qu’à haïr ? Qu’à guerroyer ?

Tiékoro dut payer une lourde amende de 2 000 cauris et de 300 sawal9 de grains, plus une demi-barre de sel de Teghaza.

 

Qu’est-ce qu’une ville ? Ce n’est pas un ensemble de maisons de paille ou de terre, de marchés sur lesquels on vend du riz, du mil, des calebasses, du poisson ou des objets manufacturés, de mosquées où l’on se prosterne, de temples où l’on répand le sang des victimes. C’est un assemblage de souvenirs intimes, différents pour chaque être, ce qui fait qu’aucune ville ne ressemble à une autre et n’a d’identité véritable.

Pour Tiékoro, Djenné était un lieu où il avait été profondément humilié, isolé. Après Tombouctou, c’était un paradis qu’il n’avait jamais atteint, une pépite d’or qui, dans sa main, s’était changée en caillou. Et pourtant au moment de la quitter, il regrettait l’extrême liberté qu’il y avait connue, l’anonymat dans lequel il avait vécu et qu’il perdrait, une fois franchies les murailles de Ségou, quand tous ses ancêtres reprendraient leur empire. Pour Nadié, c’était un lieu où elle avait été heureuse, possédant sans rivale l’homme qu’elle aimait et l’aidant à vivre. C’était le coin de terre dans lequel ses enfants étaient nés, où, dans le dénuement matériel le plus total, son cœur avait été comblé. Elle savait qu’à présent ne l’attendaient plus qu’humiliation et partage. Pour Tiéfolo enfin, c’était le lieu d’une cruelle plongée dans l’intransigeance et la dureté des hommes. Aussi, tous trois voyaient de manière différente l’alignement des façades, creusées de niches pour les lampes au beurre de karité et agrémentées sur les portes d’énormes clous de fer, importés de Tombouctou. Dans les échoppes avoisinant la mosquée, des artisans du cuir fignolaient des sandales faites de deux liens passant autour d’une semelle, des bottes, des fourreaux de sabre ou des selles à dossier profond, bonnes pour le chameau. Malgré la pluie, cette activité ne désarmait pas, hommes et femmes pataugeant dans les flaques d’eau tandis que les enfants pétrissaient des boules de sable mouillé qu’ils se lançaient avec des rires. Oui, pour chacun d’entre eux, ce spectacle avait une résonance particulière. Une semaine auparavant, Nadié plantait son étal au coin de cette place parmi d’autres femmes et interpellait Touaregs enturbannés, marchands marocains ventrus sous leurs lourds caftans, Songhaïs de Tombouctou et de Gao parlant la langue avec un accent plus guttural que ceux de Djenné. Elle avait sa clientèle, et les jours de marché, quand la place se couvrait de femmes accourues de toute la région, avec leurs ballots de coton, de poisson séché, leurs poteries rouge sombre et leurs bassines de jus de fruits, elle ne savait plus où engranger ses cauris. Tiékoro, quant à lui, gravissait les degrés menant à la mosquée pour la grande prière du vendredi, la seule de la semaine qui doive être effectuée en commun. Le front dans la poussière, il se répétait : « Dieu récompense ceux qui marchent dans la voie droite » et s’efforçait de taire les aigreurs de son cœur. En même temps, parmi ces hommes prononçant les mêmes mots, portant les mêmes vêtements que lui, il se sentait bien.

Cependant, une foule immense se pressait aux portes de la ville. Le grand exode des Bambaras avait commencé à dos d’âne, de mulet, de cheval, de chameau, à pied. Les femmes portaient d’énormes charges sur la tête, les enfants trottinaient derrière elles, abrités de la pluie par de petits capuchons de jute. Les hommes protégeaient les bêtes. Tous les Bambaras refluaient vers Ségou, vers le Kaarta, le Bélédougou, le Dodougou, le Fanbougouri… Plus que les Markas, les Bozos, les Somonos, ils avaient à redouter les Peuls. Ils savaient que si ces derniers faisaient taire leurs dissensions, ce serait pour se liguer contre les sujets d’un empire qui les avait trop longtemps vassalisés. Ils le savaient aussi, si les Songhaïs et les Marocains de Djenné, après avoir manifesté tant d’hostilité à Amadou Hammadi Boubou, faisaient la paix avec lui, ce serait sur leur dos. Alors, il fallait reprendre le chemin des villes et des villages d’origine, emporter ce qu’on pouvait, abandonnant les souvenirs, plus précieux peut-être que les richesses.

Tiékoro n’avait jamais mesuré la gravité de la situation. Absorbé par ses soucis personnels, il n’avait pas senti croître la terreur de son peuple. Dans la foule, les bruits les plus effrayants circulaient. Les Peuls d’Amadou Hammadi Boubou avaient placé un barrage à la sortie de Djenné sur la route de Gomitogo. Annés de haches, ces hommes disaient à tous les passants :

— Es-tu contre la foi islamique ? Ou, chose encore plus grave, es-tu un hypocrite ?

Si la réponse ne leur convenait pas, vlan ! ils tranchaient la gorge de leur interlocuteur et les têtes, encore sanguinolentes, formaient un alignement macabre le long de la route. Par ailleurs, des tondyons avaient été écrasés. Des fuyards déguenillés et faméliques avaient été entassés dans des villages et sommés de se convertir. Da Monzon qui avait défait après son père Basi de Samaniana, Fombana, Toto, Douga de Koré, n’était plus qu’un enfant chétif devant Amadou Hammadi Boubou. À l’embarcadère sur le Bani, on prenait les pirogues d’assaut. Brusquement le ciel déversa un pissat grisâtre, et l’eau du ciel se confondit avec celle du fleuve. Les gens couraient de tous côtés, se jetaient dans le Bani, nageaient, coulaient à pic. Les femmes gémissaient :

— C’est vrai ! Allah a défait nos dieux… Ceux-ci sont en déroute…

Pour la première fois, Tiékoro eut l’impression d’avoir trahi les siens. Ne s’était-il pas épris d’une religion au nom de laquelle on les traquait et on les massacrait ? C’était comme un homme qui aurait pris femme dans une famille ennemie de la sienne. Il tendit la main à un vieil homme pour l’aider à prendre place dans la pirogue qu’il avait louée. Le vieil homme marmonnait :

— Jamais, jamais, ils ne me verront le front dans la poussière comme un âne ! Que les « pieds grêles10 » se le disent !

Sans trop s’expliquer pourquoi, Tiékoro lui dit doucement :

— Fa, moi aussi, je suis musulman…

Avec un grand cri, l’autre enjamba le bord de l’embarcation et se rejeta dans le fleuve. Pendant ce temps, Tiéfolo avait atteint la rive avec son beau cheval qu’heureusement le cadi n’avait pas gardé en réparation de ses outrages. Il sauta par terre et l’offrit à un homme aux cheveux blancs :

— Prends-le, fa. Tu en as plus besoin que moi…

L’autre eut un geste de dénégation :

— Non, c’est à toi de ménager tes forces. S’ils nous attaquent, nous en aurons besoin.

Néanmoins, il consentit à se délester d’une partie de ses bagages et une conversation s’engagea où ils maudissaient tous deux les « noircisseurs de planchettes11 », leurs roseaux taillés et leurs peaux de mouton, Tiéfolo n’osant pas révéler que son propre frère était converti.

Une fois franchi le Bani et disparus les murs de Djenné, un sentiment de soulagement parcourut la foule et ce grand rassemblement prit des allures de fête. On traversait un paysage plat comme la main où s’élevaient çà et là des acacias et des épineux. Comme c’était la saison des pluies, la brousse était verdoyante. On s’assit sur les talus et l’on se mit à déballer des provisions, les femmes allumant des feux et calant leurs mortiers dans la terre pour piler le mil. Les garçons partirent à la recherche des graines de fini ou des baies du bayri qui rougit les lèvres. Des hommes faisaient circuler des calebasses de dolo et des féticheurs charlatans toujours prêts à profiter d’une occasion vendaient de petits gris-gris destinés à protéger des Peuls. Tiékoro réprimanda durement Nadié qui en achetait trois. Mais Tiéfolo prit sa défense.

Etant donné la réserve qui caractérise les rapports d’un aîné et d’un cadet, Tiéfolo n’avait pas interrogé Tiékoro à propos de Nadié. Il s’était borné à la traiter avec la plus grande courtoisie. N’était-elle pas la mère de trois enfants du clan ? Mais Tiékoro connaissait assez les mœurs des siens pour savoir ce que cette courtoisie cachait. Quelle serait l’attitude de Nya, de Diémogo, maintenant remplaçant de son père à la tête du clan ? Quelle serait l’attitude des coépouses de Nya, toutes filles de grande famille ? Tiékoro regardait Nadié s’affairant autour des enfants. Il remarquait les cernes autour de ses yeux, la nervosité de ses gestes. Elle souffrait, elle avait peur. Si elle vacillait, que deviendrait-il ? Il aurait aimé la prendre dans ses bras, là, au beau milieu de la foule, comme il l’avait fait autrefois en descendant le Joliba, et lui murmurer :

— N’aie pas peur. Je ne t’abandonnerai jamais. Jamais. Jamais non plus je ne permettrai que tu sois ravalée au rang de servante. Tu es ce que j’ai de plus cher au monde maintenant que sont dissipés les ambitions et les rêves.

Pourtant peut-on dire ces choses-là à une femme ?

Brusquement une poignée d’individus apparut, montés sur de misérables bidets, à demi nus et les parties génitales presque à l’air. Qui étaient-ils ? D’un bond, la foule se leva, près de céder de nouveau à la panique. Des hommes qui possédaient des fusils de traite se précipitèrent et mirent en joue les arrivants.

En réalité, ces derniers étaient des tondyons de Diémogo Seri, battus à Noukouma, qui, honteux de regagner Ségou, vivaient de brigandage. La vue de ces redoutables tondyons pareillement réduits acheva de démoraliser la foule. Elle pressa les nouveaux venus de questions. Était-ce vrai que les « singes rouges12 » accordaient la vie sauve si on répétait après eux :

— Allah Akbar !

Dans ces moments de grand désarroi populaire, il suffit d’un homme et de sa parole pour retourner les esprits. Soumaoro Bagayoko était un grand féticheur qui s’était installé dans le Femay un peu au nord de Djenné et y avait fait fortune. Il rentrait à Ségou avec une caravane de biens, quatre femmes et une trentaine d’enfants. Il grimpa sur un talus et étendit la main pour imposer le silence :

— Ces singes rouges qui vous terrifient tant seront bientôt défaits jusqu’au dernier par d’autres musulmans, venus ceux-là, du Fouta Toro. Il ne restera rien de la capitale qu’ils vont bâtir sur la rive droite du Bani et à qui dans leur arrogance ils vont donner le nom de leur Dieu13. Ils redeviendront éleveurs comme devant. Tandis que, croyez-moi, Ségou est éternelle. Son nom traversera les siècles. Après vous, les enfants de vos enfants le répéteront.

Ces paroles rassérénèrent les esprits. Les femmes nourrirent les hommes et les enfants, puis on reprit la route. Une fois dans le Seladougou14, on ne craindrait plus rien. C’était une région de peuplement bambara contrôlée par Ségou. Il suffisait d’y arriver avant la nuit. Car la nuit, ce ne sont pas les humains qu’il faut redouter. Ce sont les esprits que déchaîne la méchanceté des hommes et qui font pleuvoir maladies, misère, folie…

1- Nom donné au marabout qui ne vit que des dons des fidèles.

2- La société théocratique musulmane.

3- Résidence des notables, palais.

4- Femay et Derari, deux régions entourant la ville de Djenné situées entre le Joliba et le Bani.

5- Confréries de l’islam en Afrique.

6- Confréries de l’islam en Afrique.

7- Confréries de l’islam en Afrique.

8- Les enfants de plusieurs frères, en Afrique, ne sont pas considérés comme des cousins mais comme des frères.

9- Confréries de l’islam en Afrique.

10- Surnoms donnés aux Peuls par les Bambaras.

11- Allusion à la planchette qu’utilise l’enfant à l’école coranique.

12- Surnom donné aux Peuls par les Bambaras.

13- Il s’agit de Hamdallay, qui signifie : « Louange à Dieu. »

14- Région proche de Djenné sur la route de Ségou.