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Les crieurs royaux s’arrêtant aux carrefours annoncèrent à tous la destitution de Dousika Traoré, conseiller à la cour, membre du Tribunal royal. De mémoire de Segoukaw1, on n’avait jamais vu cela ! Un noble traité publiquement de voleur ! La nouvelle quitta la capitale, gagna les villages de guerriers où Dousika ne manquait pas d’amis. Tout le monde renifla l’odeur de charogne du coup monté. Quel était cet impôt somptuaire, égal au quarantième de la fortune en or et en cauris dont Dousika ne se serait pas acquitté ? Cette fortune en or et en cauris ne la tenait-il pas précisément du Mansa ? Comment donc pouvait-elle être imposable ? Certains affirmèrent au contraire que le Mansa qui paraissait vouloir dégrader Dousika l’épargnait encore. Il s’était rendu coupable de connivence avec l’ennemi héréditaire du Kaarta, et à ce titre méritait la mort.

Cette dernière explication ne parvint pas à convaincre.

Les causes de la querelle avec les Bambaras du Kaarta se perdaient dans la nuit des temps puisqu’elle remontait aux démêlés des deux frères Niangolo et Barangolo. Elle s’épaississait d’année en année, surtout depuis le renversement du clan des Coulibali de Ségou par les Diarra. Qu’aurait gagné Dousika à s’y mêler ? Ceux qui rappelaient que sa femme était une Coulibali oubliaient la haine qui existait entre les Coulibali de Ségou et ceux du Kaarta… Dans cette confusion, on aurait souhaité que Dousika se défende comme un homme. Or il n’en faisait rien.

Sitôt rendu public l’arrêt qui le bannissait de la cour, on ne le vit plus dans les rues de Ségou, écoutant un diély2 rencontré au hasard d’un carrefour, commandant des sandales à son cordonnier favori, vidant une calebasse de dolo avec les hommes de sa classe d’âge ou les rejoignant sous un balanza pour bavarder, rire, jouer au wori3. De même, une atmosphère de deuil s’était abattue sur sa concession. Les curieux qui venaient rôder sous ses murs affirmaient qu’ils n’entendaient rien. Pas un pleur d’enfant, pas une querelle de femmes.

Pour Dousika, en effet, la nuit avait pris possession du monde. À jamais. Les yeux clos dans l’ombre de sa case, il demeurait prostré sur sa natte, cependant que des interrogations, toujours les mêmes, se pressaient dans son esprit. Quand avait-il négligé les dieux et les ancêtres ? Quand avait-il négligé de leur offrir une part de ses récoltes ? Quand avait-il négligé d’arroser les boli de sang ? Quand avait-il porté un aliment à sa bouche sans d’abord rassasier la terre, notre mère à tous ? La rage le prenait. Il n’avait aucun reproche à se faire. Tout cela venait de son fils aîné, de Tiékoro, celui-là même qui aurait dû faire son orgueil. Il se rappelait la tranquille audace de l’enfant debout devant lui :

— Fa, je te l’assure. Il n’y a d’autre dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète !

Paroles dangereuses qui avaient déchaîné sur lui la fureur des dieux et des ancêtres, déchaînant à leur tour celle du Mansa ! Un Traoré musulman ! Un Traoré qui tournait le dos aux protecteurs du clan !

Ah, ce n’était pas Samaké et ses acolytes qui étaient les artisans de sa déchéance. Ils n’étaient que l’instrument d’une colère plus haute que son propre fils avait suscitée. Dousika gémit et se tourna fiévreusement de droite et de gauche. Puis il entendit dans le vestibule le pas de Nya. Il aurait souhaité qu’elle s’attendrisse, qu’elle le console comme un enfant. Or si elle le veillait et le soignait à tout moment, il entrait dans ses regards, dans sa voix des nuances de froideur et de mépris comme si elle lui reprochait de se laisser aller si entièrement au découragement. Elle resta là, debout dans un angle de la pièce, puis fit :

— Koumaré est là qui veut te voir…

Koumaré était, avec Nya, la seule personne à franchir le seuil de sa case depuis l’annonce de sa destitution. Il entra et Dousika tenta de deviner sur ce visage sombre, indéchiffrable, les signes de son avenir. Koumaré commença par lancer des pincées de poudre aux quatre coins de la pièce. Ensuite il s’accroupit et demeura un long instant immobile comme s’il se tenait à l’écoute. Enfin, il s’approcha de la natte d’où Dousika guettait fiévreusement ses gestes :

— Traoré, c’était dur, mais enfin ton père et ton grand-père sont venus me parler. Voici ce qu’ils ont dit : « Dousika, laisse Tiékoro aller là où il veut aller. »

Stupéfié, incrédule, Dousika parvint à se redresser :

— C’est tout ce qu’ils t’ont dit ?

Koumaré inclina la tête :

— Rien d’autre. Laisse-le donc aller à Tombouctou. Frotter son front dans la poussière. Mais moi, je voudrais savoir pourquoi les ancêtres ont parlé comme cela. Je vais continuer à les interroger. Aussi je vais me retirer sept jours. Ne laisse pas ton garçon quitter Ségou avant mon retour.

Là-dessus, Koumaré se leva. La noix de kola et les plantes divinatoires qu’il mâchait continuellement coloriaient de rouge l’intérieur de ses lèvres lui faisant une lippe sanglante, comme le blanc de ses yeux qui semblaient habités du feu de sa forge. Il cracha soigneusement un jus noirâtre aux extrémités de la natte et sortit. Près du dubale, il se heurta à Nya qui s’était retirée par discrétion pendant son entretien avec Dousika. Celle-ci l’interrogea humblement, s’excusant presque de son audace :

— Qu’arrivera-t-il à mon fils ?

Koumaré consentit à marmonner :

— Rassure-toi, il va partir ! Nos dieux ne lui reprennent pas la vie…

Dans son saisissement de bonheur, Nya ne put rien dire.

Dousika aussi était heureux, ou du moins apaisé puisque son père et son grand-père avaient consenti à quitter l’invisible pour exprimer leurs volontés à Koumaré. Si le dialogue se nouait, c’est que le pardon était possible. Pour la première fois depuis quinze jours, il eut la force de se lever et de quitter sa case.

On n’était pas loin du milieu du jour. Le ciel de saison sèche pareil à un pagne d’indigo tout neuf. En son centre les ramages d’or du soleil. La vie continuait.

Dousika pensa à son dernier-né, Malobali. Vu sa maladie, c’était l’aîné de ses frères cadets, Diémogo, qui avait présidé la cérémonie du nom, effectué les sacrifices aux côtés de Koumaré, reçu parents et visiteurs. Aussi se sentit-il un peu coupable envers l’enfant et il se dirigea vers la case de Sira.

Son temps de retraite rituel terminé, elle se tenait au seuil de sa porte, son nourrisson dans les bras. À la vue de ses formes redevenues sveltes, de ses épaules rondes, de sa peau claire etbrillante de Peule, une bouffée de désir l’envahit. Il s’efforça de n’en rien laisser paraître, fixant son fils. On avait rasé les cheveux soyeux de l’enfant, à l’exception d’une bande médiane allant du front à la nuque. Ses yeux obliques aux paupières noircies à l’antimoine avaient l’éclat de ceux de sa mère et il y avait dans le modelé de ses pommettes hautes quelque chose qui rappelait indiscutablement son origine peule.

Dousika pensa : « Trop beau ! Seule une femme a droit à tant de beauté… »

Il prit le petit corps contre lui, puis l’écartant, le tint par les pieds, la tête en bas, pour vérifier la flexibilité de ses muscles. Sira protesta doucement :

— Il vient de téter, kokè…

Pourtant Malobali ne vomissait pas, ne pleurait pas, et son regard étincelant virevoltait de droite et de gauche, comme s’il cherchait à comprendre ce qui brusquement avait bouleversé l’ordre de l’univers autour de lui. Ce serait un fier gaillard, curieux des êtres et des choses. Dousika le remit à sa mère.

Un fils s’en vient, un fils s’en va. La vie, c’est la bande de coton du métier à tisser, tombe de la résurrection, chambre des époux et matrice prolifique.

Dousika n’avait pas revu Sira depuis son accouchement. Aussi aurait-il aimé qu’elle commente les terribles événements qui s’étaient abattus sur lui. Or elle se taisait, le visage un peu détourné pour ne pas rencontrer son regard. Il l’interrogea :

— Qu’est-ce que tu penses de ce qui arrive à notre famille ?

Elle le regarda en face :

— Ce n’est pas ma famille.

— C’est celle de ton fils…

Elle lui tint tête :

— Ce n’est pas la mienne…

Elle disait vrai. Dousika eut honte de lui-même, debout, là, à mendier l’amour d’une captive. Qui se souciait de lui dans cette concession ? Personne. Ni Nya ni Sira, car ses autres compagnes ne comptaient pas, ne lui accordaient de prix. Il reprit tristement le chemin de sa case.

Nya, quant à elle, s’était rendue directement dans la cour où habitaient les jeunes garçons de la famille. Tiékoro qui, loin de tenter de se faire oublier, affichait à présent ses convictions religieuses, était assis sur le seuil d’une des cases et traçait des signes sur une tablette, entouré d’un cercle de curieux.

Nya frissonna : son fils était devenu un magicien d’une espèce particulière ! Comment cette métamorphose s’était-elle produite ? Et à son insu ? Une sorte de terreur sacrée renforçait l’amour aveugle qu’elle lui avait toujours porté, comme à un premier-né.

Tiékoro lui désigna les signes qui couvraient sa tablette :

— Tu sais ce que j’ai écrit là ?

Nya ne répondit pas et pour cause. Alors, il reprit :

— J’ai écrit le divin nom d’Allah…

Nya baissa la tête, pénétrée de son ignorance et de son indignité. Pourtant Tiékoro n’agissait point ainsi pour humilier sa mère. Il ne faisait qu’exprimer l’excès de bonheur qu’il éprouvait à ne plus cacher sa foi. Voir s’épanouir comme une gerbe d’étoiles les quatre lettres sacrées. Alif. Lam. Lam. Hâ.4

Tiékoro se rappelait les tâtonnements de sa main et les railleries de son maître. El-Hadj Ibrahima ne le battait pas comme les petits Maures ou les petits Somonos de son école dont il brûlait aussi le corps avec des tisons quand leurs erreurs en récitant les versets du Coran l’irritaient par trop. Non, lui, il le raillait.

— Bambara ! Tu ne seras jamais qu’un vil adorateur de fétiches ! Un buveur de dolo !

— Va-t’en sacrifier tes poulets !

Alors Tiékoro serrait les dents, maudissant ses doigts gourds, malhabiles et sa misérable mémoire. « Parole venue de Dieu, tu couleras en moi. Tu feras un temple de mon corps. » À la fin d’une récitation parfaite, El-Hadj Ibrahima lui adressait un sourire et ce sourire, il l’emportait avec lui à la concession. Il illuminait ses soirées, ses nuits, lui donnant la force de poursuivre son enseignement.

Nya posa la main sur celle de son fils et murmura :

— Tiékoro, Koumaré vient de me le dire. Tu partiras pour Tombouctou. Les ancêtres te donnent la route.

La mère et le fils se regardèrent. Tiékoro aimait sa mère. À vrai dire, il avait toujours pensé à elle comme à une partie intégrante de lui-même. Elle était la charpente de son être et de son existence. Il savait que son adhésion à l’islam risquait de les séparer l’un de l’autre. Il en souffrait. Il s’y refusait. Et pourtant la réalité était là. Voilà qu’il allait la quitter. Vivre loin d’elle. Pour combien d’années ? Aussi en apprenant cette nouvelle qui aurait dû le remplir de joie, ses yeux s’emplirent de larmes. Des paroles de pardon lui montèrent aux lèvres. En même temps, une profonde exaltation l’envahit.

Il se leva d’un bond pour aller prévenir son maître.

Koumaré prit place dans une barque de paille et rama vers une petite île située au milieu du fleuve.

C’était la tombée de la nuit, car le travail qu’il allait faire exigeait l’ombre et le secret. Le voyant s’embarquer, les derniers pêcheurs somonos, ramenant leurs poissons, détournaient prudemment la tête, car, connaissant ce redoutable forgeron-féticheur, ils savaient que ce qui allait se passer n’était pas du ressort du commun des mortels. Au fur et à mesure que Koumaré ramait, les murailles de Ségou s’enfonçaient dans la nuit. Des hordes de vautours, immobiles, serraient les ailes à leur faite et se confondaient avec les énormes pieux qui les hérissaient. Sur la plage rocheuse à leur pied, quelques formes confuses se dessinaient. Koumaré resserra autour de ses épaules la peau de bouc qu’il portait pour se protéger des variations de température, car l’air fraîchissait, et tira d’une corne d’antilope un peu de tabac à priser qu’il se plaça dans la narine. Puis il se remit à ramer.

Il fut vite arrivé. Dissimulant sa barque dans les roseaux, il gagna le monticule sur lequel s’élevait un abri de paille, pareil à celui d’un berger peul, et pourtant personne ne s’y serait trompé. On savait que c’était le temple de redoutables dialogues avec l’invisible.

Depuis trois jours, Koumaré s’abstenait de toutes relations sexuelles avec ses femmes, car il craignait de disperser sa force en versant sa semence. De même, il mâchait du daga qui rend clairvoyant. Très vite, il se mit à chercher parmi les plantes qui poussaient autour de la case celles qui seraient nécessaires à ses travaux.

La tâche qui l’attendait était dure. Une masse informe de troubles et de deuils semblait en réserve pour la famille de Dousika. Quelle en était la cause ? La conversion du fils aîné à l’islam ? Dans ce cas, pourquoi les dieux et les ancêtres acceptaient-ils son départ pour Tombouctou ? Était-ce une ruse ? Un moyen encore plus redoutable de perdre Dousika ? Quels orages envisageaient-ils de déchaîner sur sa tête ?

Koumaré posa dans une petite calebasse des écorces fraîches de cailcédrat, des poils de phacochère et versa là-dessus quelques gouttes de sang menstruel d’une femme ayant avorté sept fois. Puis il ajouta de la poudre de cœur de lion séché, tout en murmurant les paroles rituelles :

Ke korte, père, ancêtre,

qui es dans la région d’en bas

tu me vois, complètement aveugle

ke korte, prête-moi tes yeux…

Il posa délicatement la pâte qu’il avait obtenue sur une feuille de baobab qu’il plia en quatre et qu’il mastiqua. Puis il s’étendit sur la terre nue et parut s’endormir.

En réalité, il était tombé en transe. Laissant là son corps d’homme, son esprit voyageait dans la région d’en bas.

Ce voyage dura sept jours et sept nuits. Mais le temps des humains et celui de la région d’en bas ne se mesurent pas de la même manière. En temps des humains, le voyage de Koumaré ne dura que trois jours et trois nuits.

Et pendant ces trois jours et trois nuits, Ségou vivait sa vie de métropole. Les flottilles de pirogues civiles et militaires qui montaient et descendaient le Joliba chargées de passagers, de marchandises et de chevaux rivalisaient de vitesse avec les bancs de poissons migrateurs. Les ânes, sur lesquels l’on transbordait les marchandises, trottaient docilement jusqu’aux différents marchés. L’on ne parlait plus de l’homme blanc, car on avait d’autres soucis et d’autres sujets de conversation. L’islam !

Voilà qu’il frappait une des meilleures familles du royaume ! Il paraissait que le fils aîné de Dousika Traoré avait été converti par l’imam de la mosquée de la Pointe des Somonos. Jusqu’alors par une sorte d’accord tacite, ces gens-là ne faisaient pas de prosélytisme parmi les Bambaras. Puisqu’ils rompaient cette règle, le Mansa devait intervenir et frapper un grand coup. Fermer toutes les mosquées, pourchasser tous ceux qui osaient clamer l’obscène profession de foi : « Il n’y a d’autre dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète ! »

Au lieu de cela, Monzon tergiversait.

Monzon tergiversait car, il en avait conscience, le royaume de Ségou devenait chaque jour davantage pareil à un îlot, cerné de pays gagnés à l’islam. Or la nouvelle foi ne comportait pas que des désavantages. D’abord ses signes cabalistiques avaient autant d’effet que bien des sacrifices. Parmi les familles somonos, Kane, Dyire, Tyéro, les Mansa de Ségou comptaient depuis des générations des mori qui étaient capables de résoudre leurs problèmes aussi excellemment que les prêtres-féticheurs. D’autre part, ces signes permettaient d’entretenir, de consolider des alliances avec des peuples très lointains et créaient une communauté morale à laquelle il faisait bon d’appartenir. En même temps, l’islam était dangereux puisqu’il sapait le pouvoir des rois, plaçant la suprématie entre les mains d’un dieu unique et suprême, parfaitement étranger à l’univers bambara. Comment ne pas se méfier de cet Allah dont la cité était quelque part à l’est ?

À la fin de son voyage dans la région d’en bas, Koumaré se réveilla, les oreilles encore bruissantes du tumulte qui y régnait. Gémissements des esprits négligés par leur descendance, oublieuse des sacrifices et des libations nécessaires. Plaintes des esprits cherchant à se réincarner dans des corps d’enfants mâles et n’y parvenant pas. Cris de colère des esprits irrités par ces crimes odieux que les humains ne cessent de commettre. Il alla prendre les racines qu’il avait laissées dans une calebasse. Pilées et mâchées, elles le réintégreraient dans le monde des humains.

Enfin, il voyait clair dans l’avenir des Traoré. La mansuétude des dieux et des ancêtres vis-à-vis de Tiékoro n’était qu’apparente. Les efforts conjugués des nombreux ennemis de Dousika les avaient rendus sourds à toutes les prières, insensibles à tous les sacrifices. Tout allait très mal pour Dousika et le travail acharné de Koumaré n’avait pu que limiter les dégâts.

Quatre fils, Tiékoro, Siga, Naba et le dernier-né, Malobali, devaient être considérés comme des otages, des boucs émissaires, malmenés à plaisir par le destin afin que la famille tout entière ne périsse pas. Quatre fils : Tiékoro, Siga, Naba, Malobali sur une vingtaine d’enfants. Après tout, Dousika s’en tirait à bon compte.

Pourtant, Koumaré était troublé. Les esprits des dieux et des ancêtres ne le lui avaient pas caché. Contre le nouveau dieu, cet Allah qu’avait adopté le petit Tiékoro, on ne pouvait rien. Il serait pareil à un glaive. En son nom, le sang inonderait la terre. Le feu crépiterait dans les enclos. Des peuples pacifiques prendraient les armes. Le fils se détournerait du père. Le frère du frère. Une autre aristocratie naîtrait tandis que se dessineraient de nouveaux rapports entre les humains.

Le jour se levait. Des volutes de voile grisâtre se dispersaient aux quatre coins du ciel contre lequel se détachait l’arrogante silhouette des palmiers rôniers. Les hommes, les bêtes s’éveillaient, secouant les peurs nocturnes. Les premiers scrutaient leurs rêves. Les autres passeraient des heures dans leur terreur. Pensivement, Koumaré se dirigea vers le fleuve. Il descendit dans l’eau froide dont le toucher le fit frissonner, il s’y plongea. L’eau du Joliba, siège favori du dieu Faro. L’eau essentielle. L’enfant prend forme et vie dans l’eau du ventre de sa mère. L’homme se régénère chaque fois qu’il retrouve son contact. Koumaré nagea longuement en suivant le courant. Les crocodiles et les bêtes aquatiques, sentant son pouvoir, s’écartaient. Puis il revint vers la rive et reprit sa barque pour retourner vers Ségou.

Peut-être Allah et les dieux des Bambaras parviendraient-ils à un accord ? Ces derniers laisseraient le nouveau venu, orgueilleux, occuper le devant de la scène. Ils travailleraient dans l’ombre, car il n’était pas possible qu’ils soient entièrement défaits. Makungoba, Nangoloko, Kontara, Bagala…, grands fétiches du royaume honorés tous les ans par d’éclatantes cérémonies, ils ne pouvaient être méprisés, oubliés ou alors Ségou ne serait plus Ségou. Ce ne serait qu’une courtisane, soumise à un vainqueur, une captive…

Sur la berge grise du Joliba, parsemée de coquillages d’huîtres géantes, des femmes puisaient de l’eau dans des calebasses. Des esclaves s’en allaient en file et en ordre sous la conduite d’un chef. Tout ce monde évita soigneusement de regarder le féticheur, car il n’est jamais prudent de croiser un maître du Komo. Qui sait si, irrité, il ne mettrait pas en branle ces forces qui frappent de stérilité, de mort violente ou d’épidémies. Aussi le féticheur ne voyait-il que paupières baissées, yeux clos, attitudes furtives et craintives. Il arriva bientôt en vue de la concession de Dousika. Il avait hâte de lui transmettre les ordres de l’au-delà :

— Oui, ton fils Tiékoro doit partir. Mais il doit être accompagné de son frère Siga. Siga et Tiékoro sont les deux souffles contrastés d’un même esprit, des doubles, en vérité. L’un n’a pas d’identité sans l’autre. Leurs destins sont complémentaires. Les fils de leur vie sont aussi mêlés les uns aux autres que ceux de la bande de coton sortant du métier.

 

Comme Koumaré entrait dans la première cour, encore déserte, vu l’heure matinale, Tiékoro surgit entre les cases. Sans doute se rendait-il à la première prière, car on entendait la voix lointaine du muezzin quelque part par-dessus les toits en terrasse. Il s’immobilisa, visiblement effrayé. Koumaré n’avait jamais prêté une attention particulière à ce garçon, qui pour lui ne se distinguait pas des autres fils de la concession. C’est sous son couteau que son prépuce était tombé, mais alors, il ne lui avait pas semblé plus brave que les autres, serrant les dents pour ne pas hurler. Brusquement, il décelait sur ses traits encore enfantins une audace, une intelligence jointe aux signes d’une surprenante exigeance intérieure. Quelle force avait jeté cet adolescent sur le chemin de l’islam ? Où avait-il trouvé le courage de se détourner de pratiques honorées par sa famille et son peuple ? Impossible d’imaginer ce combat solitaire.

Tiékoro fixait Koumaré. Peu à peu, sa frayeur s’apaisait. Au lieu d’une forme redoutable, il n’avait plus sous les yeux qu’un homme d’âge mûr, presque un vieillard, la barbe raide et hirsute, portant autour de son corps des têtes d’oiseaux, des cornes de biche enveloppées de drap rouge, des queues de vache et une peau de bouc grisâtre, véritable épouvantail. Avec une paisible hauteur, il le salua :

— As salam aleykum5

1- Habitants de Ségou.

2- Griot en bambara.

3- Sorte de jeu de damiers.

4- Les quatre lettres qui forment le nom d’Allah en arabe.

5- Salutation musulmane : « La paix sur vous tous. »