3

« Ce qui est de nuit est parole d’inconnu tombant dans le sein du hasard. La mauvaise parole est une puanteur. Elle agit sur la force de l’homme. Elle va du nez à la gorge, au foie et au sexe. »

C’est ce que pensait Monzon Diarra en fixant Samaké. Aussi l’interrompit-il brutalement :

— Qu’est-ce qui me prouve que ta parole est bonne ? Comment sais-tu tout cela ?

Samaké parvint à soutenir ce regard que les griots comparaient à celui du chacal et répondit :

— Maître, je le sais par ma première femme, Sanaba qui, tu le sais, est du même groupe d’âge que Nya, la première femme de Dousika. Et puis, elles appartiennent à la même confrérie. Tu connais les femmes, elles parlent. Avant-hier, Dousika a reçu une délégation de Déssékoro que tu as battu à Guémou et qui s’est replié à Dioka avec sa cour. Il a pour mission de réconcilier les deux clans Coulibali, celui du Kaarta et celui de Ségou. Dans un but : te renverser et faire l’unité des deux royaumes sous la même famille…

Monzon secoua la tête :

— Je ne te crois pas…

Les Coulibali du Kaarta et ceux de Ségou se haïssaient. Une réconciliation entre eux était invraisemblable ! Tiétiguiba Danté, qui avait aménagé cette entrevue secrète et avait partie liée avec Samaké et ceux qui voulaient perdre Dousika, intervint :

— Maître des énergies, ne t’y trompe pas. Les Coulibali n’ont jamais accepté que ton père les écarte du trône de Ségou. Ils ne reculeront devant rien pour revenir au pouvoir. Dousika, tu le sais, est avide de richesses. Sans avoir cependant l’énergie de se battre pour les gagner. On lui aura promis de l’or…

Monzon semblait souffrir et murmura :

— Dousika est mon frère de sang. Nous avons été circoncis le même jour. Pourquoi ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il peut obtenir en me trahissant que je ne peux lui donner ? Samaké et Tiétiguiba échangèrent un regard, surpris de la sincérité de cette douleur. Puis Monzon se leva d’un bond et se mit à arpenter la pièce. Effrayés, les esclaves s’écartèrent, craignant que la colère royale ne se retourne contre eux. Monzon revint s’asseoir sur sa peau de bœuf, retrouvant son empire sur lui-même :

— Demain, au Conseil, je l’interrogerai et, la lame sur la gorge, il faudra bien qu’il avoue…

Tiétiguiba Danté secoua la tête :

— Impétueux, emporté comme ton père ! Non, maître, ce n’est pas ainsi que tu dois agir. Prends-le par la ruse…

Il s’approcha du roi, demeurant cependant à distance respectueuse afin que son souffle ne puisse pas l’effleurer :

— Déshonore-le. Reproche-lui d’avoir triché sur ses impôts. Pour cette raison, bannis-le de la cour. Qu’il ne siège plus ni au Conseil, ni au Tribunal. Et alors, mets-le sous surveillance. Tu verras bien comment il réagit.

Monzon ne dit rien et demeura plongé dans ses réflexions. Il n’avait pas la cruauté de certains suzerains avant lui. De Dékoro, par exemple, fils de Biton qui, furieux des revers de ses troupes devant Kirango et Doroni, villes qu’il entendait soumettre, avait placé quatre fois soixante hommes de chaque côté d’un carré que son forgeron-féticheur avait tracé en terre et les avait fait incorporer tout vifs dans une muraille en s’écriant : « Ainsi j’habiterai au milieu de mes esclaves qui me serviront de gré ou de force. »

Au contraire, Monzon exerçait son métier de roi avec justice et tolérance. La trahison de Dousika lui faisait mal. Que gagnerait ce dernier à changer de maître ? Un nouveau Mansa le comblerait-il davantage ? Est-ce vrai qu’il était sous l’influence de sa première épouse Nya ? Alors dans ce cas, tout était possible. Qui sait jusqu’où une femme peut conduire un homme si elle se rend maîtresse de son esprit ou de son corps ?

À ce moment, un esclave vint l’informer que Mori Zoumana demandait à le voir. Mori Zoumana était un des plus puissants devins de Ségou. Il travaillait avec les quatre grands boli, mais avait aussi appris la magie des Arabes dont il parlait parfaitement la langue. Il était vêtu à la musulmane d’un séroual, d’un caftan blanc, la tête recouverte d’un haïk. Pour marquer son indépendance d’esprit, il ne se prosterna pas sur terre devant le Mansa, mais s’accroupit sur ses talons :

— Maître des énergies, c’est l’esprit de ton père lui-même qui est venu m’indiquer la conduite à suivre. Dès demain matin, dépêche un messager à l’homme blanc. Dis-lui que, voulant l’aider, lui qui se trouve si loin de son pays, tu lui envoies un sac de cinq mille cauris afin d’acheter des vivres. Dis-lui aussi qu’il peut utiliser les services de ton messager comme guide jusqu’à Djenné, s’il a l’intention de s’y rendre. Mais ne lui permets pas d’entrer dans Ségou.

Monzon eut un geste d’assentiment, puis interrogea :

— Où se trouve l’homme blanc à présent ?

— Une femme lui a donné refuge…

Les quatre hommes se regardèrent, se mirent à rire et Monzon, malgré l’humeur où l’avait mis l’annonce de la trahison de Dousika, se permit une plaisanterie :

— Eh bien, il connaîtra à la fois et l’eau de la femme et l’eau du fleuve de Ségou.

Samaké, Tiétiguiba Danté et Mori Zoumana se retirèrent. Pour se changer les idées, Monzon fit appeler Macalou, un de ses griots favoris qui entra, son tamani1 sous le bras. S’apercevant de l’état d’esprit de son maître, Macalou demanda doucement :

— Qu’est-ce que tu veux que je te chante ? L’histoire de la fondation de Ségou ? Ou l’histoire de ton père ?

Monzon eut un geste signifiant qu’il lui en laissait le choix et Macalou, qui connaissait ses préférences, se mit à chanter l’histoire de Ngolo Diarra :

« Le père de Ngolo étant mort, un de ses oncles, Menkoro, dut se rendre auprès du roi Biton pour s’acquitter de la redevance et emmena l’enfant avec lui à Ségou. Menkoro comme d’habitude prit l’hospitalité chez Danté Balo, la femme d’un des forgerons de la cour. Comme d’habitude, il courut les cabarets et se gonfla le ventre de dolo tant et si bien que le lendemain il s’aperçut qu’il avait gaspillé la totalité des charges de mil destiné à payer la redevance. Alors, il vint trouver son hôtesse et lui expliqua que pendant la nuit, des tondyons l’avaient volé et se lamenta sur le sort que Biton allait lui faire connaître. La brave femme se laissa abuser par cet apparent désespoir et accepta d’intervenir auprès de Biton afin qu’il accepte l’enfant à titre de gage… »

Monzon écoutait le récit tellement familier. Biton, séduit par l’intelligence de Ngolo, lui confiant tous ses secrets, puis alerté, cherchant à s’en défaire… En vain. Après la mort de Biton et des années d’anarchie, Ngolo prit le pouvoir. Alors il revint à son village et fit mettre à mort tous ses parents pour se venger d’avoir été réduit en esclavage.

En même temps, par-dessus ces paroles familières et ces accords harmonieux, sa pensée suivait Dousika et aussi cet homme blanc aux portes de son royaume. Les deux faits étaient-ils liés, la trahison de son ami et la présence de cet inconnu, peut-être vomi par un monde effrayant ? Étaient-ce deux signes trompeusement distincts que lui envoyaient les dieux ? Contre quoi voulaient-ils le mettre en garde ?

Il se croyait invincible. Il croyait que son royaume l’était aussi. Et voilà que, dans l’ombre, des dangers peut-être les menaçaient. Il frissonna.

Autour de lui, la salle s’assombrissait, les mèches des lampes ayant bu le beurre de karité. Comme il était très tard, les esclaves d’ailleurs à moitié endormis n’osaient les remplacer.

Macalou terminait son récit :

« Ngolo Diarra régna seize ans. Avant de mourir, il consulta ses féticheurs sur les moyens de rendre son nom inoubliable. Alors, ils lui conseillèrent de donner une de ses filles à Allah, ce qu’il fit aussitôt, la confiant au marabout Markaké Darbo, du village de Kalabougou. Puis ils lui conseillèrent aussi de mettre des boucles d’or aux ouïes de cent vingt caïmans : “ De cette façon, ton nom ne périra pas tant qu’il y aura des caïmans dans le fleuve…” »

Tant qu’il y aura des caïmans dans le fleuve ! Les dieux ont une façon de se moquer par ces phrases énigmatiques, ouvertes à toutes les interprétations ! Cela signifiait-il que dans mille ans, dix mille ans, la postérité garderait le souvenir de Ngolo ? Et lui, que resterait-il de lui ? Le souvenir d’un Mansa puissant et juste ? Puissant ? Ne voilà-t-il pas que les Peuls, qu’il n’avait jamais entièrement soumis, recommençaient de s’agiter ?… Cette fois ils avaient trouvé un nouveau prétexte, la religion. L’islam. Monzon, même s’il utilisait les services de marabouts musulmans, avait la plus grande répugnance pour l’islam, qui châtre les hommes, réduit le nombre de leurs femmes, interdit l’alcool. Sans alcool, l’homme peut-il vivre ? Où, sans lui, trouver la force d’affronter jour après jour ?

Comme pour lui donner raison, dans une autre salle du palais, Tiétiguiba Danté et Samaké vidaient des calebasses de dolo avec Fatoma, le maître de la guerre, lui aussi partie prenante du complot contre Dousika et des tondyons.

Le maître de la guerre braillait :

— Bientôt, je revêtirai mon habit jaune, mon habit de guerre et je partirai au combat. Ségou n’est pas faite pour la paix. Ségou aime l’odeur de la poudre et le goût du sang…

C’était bien l’avis de tous.

Mais Samaké avait à faire et laissa les buveurs s’enivrer. Chaque fois qu’il traversait le palais royal de nuit avec cette enfilade de vestibules chichement éclairés ou carrément obscurs, Samaké ressentait une frayeur qu’il n’éprouvait jamais au combat. C’est que les hommes ne sont pas redoutables. Seuls les esprits le sont et Samaké s’attendait toujours à les voir surgir des jarres de terre ventrues qui contenaient les offrandes destinées à les apaiser et qui n’y étaient pas parvenues.

Fané, son féticheur qui le guettait, se détacha de l’ombre du troisième vestibule. Samaké l’interrogea :

— Alors ?

— Elle a eu un fils…

— L’enfant vit ?

— Oui…

Samaké eut un geste de colère :

— Est-ce pour cela que je te paye ?

Fané se mit à marcher au même pas, expliquant :

— Dousika Traoré est un homme très riche et qui ne lésine pas. Il a donné à Koumaré le double de ce que tu m’as offert. Aussi, je n’ai pu défaire son travail. L’enfant vit. Mais crois-moi, il n’aura pas une bonne vie. Ses parents ne verront pas tous les fruits de sa semence et il ne sera pas à leur chevet lors du grand départ. Il sera une flèche empoisonnée dans le cœur de sa mère. Il connaîtra une mauvaise mort.

Samaké était l’âme du complot ourdi contre Dousika. Il était lui aussi un noble, un yèrèwolo. Mais ses parents qui venaient de la région de Pogo, s’étaient longtemps opposés à Ségou. Il était le premier de sa famille à être bien en cour, et Monzon le traitait subtilement comme un vassal soumis. Après les expéditions militaires où il se distinguait régulièrement par sa folle bravoure, sa part de butin était toujours plus réduite que celle de Dousika qui prenait le moins de part possible aux combats. Ensuite, par deux fois, celui-ci l’avait humilié, lui enlevant des femmes par des présents supérieurs à ceux qu’il pouvait offrir. C’est pour toutes ces raisons qu’il avait décidé de le perdre.

La nuit à Ségou, quand la lune ne brillait pas, refusant de se lever au-dessus du Joliba, on se croyait enveloppé dans un voile épais, plus sombre que le plus sombre indigo. Seules brillaient quelques lumières, celles des cabarets où se consommait le dolo. Le dolo n’était pas une boisson quelconque, tout juste bonne à chauffer le ventre. Du temps de Biton Coulibali l’ancêtre, son commerce avait fait l’objet d’un véritable monopole royal. Si ce monopole n’existait plus, Monzon Diarra exerçait une étroite surveillance sur les cabarets où il se consommait. Ses espions avaient partie liée avec les tenancières et se mêlaient aux groupes de buveurs affalés des heures durant devant les marmites bouillantes. Dans ces lieux-là, on trafiquait de tout. Des commerçants venus de Kangaba ou du Bouré proposaient de l’or à un taux inférieur à celui fixé par le Mansa et qui était de cinq cents cauris pour un moutoukou2. Du kola doux venu de Goutougou. Des amulettes achetées aux Maures musulmans. Et aussi, on complotait. Fané et Samaké pressèrent le pas, car ils avaient tous deux peur d’être mangés par la nuit. Le premier rentrait chez lui dans le quartier des forgerons adossé au fleuve. Le second allait retrouver au cabaret de Batanemba ses amis qui attendaient l’issue de son entrevue avec le Mansa.

 

« Elle s’est jetée dans le puits ! Elle s’est jetée dans le puits ! »

Vingt têtes se pressaient au-dessus du boyau béant d’où montaient des bouffées de fraîcheur et au fond duquel miroitait l’eau. Par un jeu compliqué de cordes, de lianes on avait remonté le corps frêle, aux seins aigus comme ceux d’une fille à peine nubile, au ventre bombé comme un doux monticule. On l’avait posée sur la terre qu’elle avait si grandement offensée en osant prendre sa vie, et une femme, apitoyée, enlevant un de ses pagnes, avait recouvert sa nudité.

À présent, qui allait toucher à ce corps ? Ce corps de suicidée ? Ce corps de suppliciée ?

À cet instant de son rêve, Siga s’éveilla.

La nuit. La nuit, présence pesante. Il avait peur. De la nuit ou de son rêve ? Il ignorait si les choses s’étaient passées ainsi. Il était trop jeune, deux ou trois ans et par la suite, personne ne lui avait plus jamais parlé de sa mère. Il savait seulement cela : elle-s’était-jetée-dans-le-puits.

Siga était le fils de Dousika, né le même jour que Tiékoro, à quelques heures d’intervalle. Mais voilà, sa mère était une captive que Dousika avait dû renverser un jour où la vue de son pagne trop serré sur ses fesses l’avait excité. Aussi au huitième jour, alors qu’en l’honneur de Tiékoro on faisait ruisseler le sang des béliers blancs dans le vacarme des buru3, des bala4 et des tam-tams de toutes dimensions, deux coqs seulement avaient été dépêchés auprès des dieux et des ancêtres afin qu’ils ne prennent pas totalement Siga en grippe. De même lors de la circoncision. Siga et Tiékoro avaient été aussi braves l’un que l’autre sous le couteau du forgeron-féticheur. Enfin hommes, bientôt admis à porter le pantalon, ils avaient dansé, côte à côte, sous les exclamations des femmes tandis qu’éclataient les coups de feu et que les griots annonçaient à pleine voie la nouvelle et sanglante naissance. Pourtant Dousika et la famille n’avaient d’yeux que pour Tiékoro vêtu de sa blouse ocre, coiffé du haut bonnet à oreilles, prolongé par des brides. Aussi cette cérémonie qui aurait dû remplir Siga de fierté lui avait-elle laissé un goût de frustration et de cendre.

Ah, les hasards d’un vagin ! Aurait-il germé dans celui-ci et non dans cet autre que toute sa vie aurait été changée. Il était aussi beau que Tiékoro, aussi grand. Souvent on les prenait l’un pour l’autre, le teint très noir comme leur père, les yeux brillants et bien fendus, la bouche charnue et pourpre, avec sur les joues les scarifications rituelles des fils de nobles. Et pourtant, tout était différent.

Était-ce surprenant si toute l’existence de Siga s’était résumée à un combat non pas pour rivaliser avec le favori, ce qui était impensable, mais pour le forcer à le regarder en face, non pas comme un égal, au moins comme un autre être humain. Or Tiékoro ne voyait pas Siga. Il adorait son jeune frère Naba qui le suivait partout fidèlement. Il ignorait Siga. Il ne le méprisait pas, il l’ignorait.

Depuis quelque temps, Siga lui aussi avait un secret. Qui le rongeait.

C’était celui de Tiékoro.

Siga n’ignorait pas la présence de musulmans dans Ségou. C’étaient des Maures, des Somonos, des Sarakolés, en tout cas des étrangers et des gens étranges qui portaient de longs vêtements flottants et dont les filles n’allaient pas les seins nus. On les voyait se presser tels des moutons vers leurs mosquées, bizarrement coiffés d’un croissant de lune, ou tout bonnement se prosterner dans la poussière dans les rues, sur les places et les marchés. Il éprouvait pour eux le mépris de tout bon Bambara.

Or ne voilà-t-il pas qu’il avait vu, de ses yeux vu, Tiékoro entrer dans l’enceinte d’une mosquée ! Se plaquant contre le mur d’enceinte, il l’avait vu ôter ses sandales de peau de bœuf et s’incliner parmi les autres. Un autre jour, il l’avait vu tracer des signes cabalistiques sur une planchette sous la direction d’un vieillard. Était-il devenu fou ? Le premier geste de Siga avait été de courir vers Nya pour lui conter toute l’affaire. Puis il avait pris peur. La faute était si grave. Ne risquait-il pas de connaître le sort du messager porteur de mauvaises nouvelles ? Frappé, puni, disgracié à jamais ? Alors il s’était tu et ce silence qui faisait de lui un complice le torturait. Il en dépérissait, perdant le sommeil et le goût du manger au point qu’on chuchotait autour de lui que sa mère, lasse de rôder seule de branche en branche, comme un esprit malfaisant, privé de la possibilité de se réincarner, sollicitait sa compagnie et lui buvait le sang. Nya avait fini par s’émouvoir et l’avait emmené voir Koumaré qui ne s’était pas donné de mal pour un fils d’esclave et avait prescrit des bains d’une eau mêlée de racines et de poudre de palmier rônier.

Comme Tiékoro, comme Naba, comme tous les enfants de la famille, Siga adorait et respectait Nya. C’est elle qui l’avait élevé. Après le suicide de sa mère, elle l’avait ramassé près de la fosse à banco5 où il se traînait et l’avait emmené dans sa case. Elle l’avait nourri de son trop-plein de lait, de lait destiné à Tiékoro. Elle lui avait donné le dèguè ou le to dont Tiékoro, rassasié, ne voulait plus, les n’gomi qu’il avait refusé de grignoter. Elle avait été juste. Elle avait été bonne. Chacun à sa place : le fils d’une captive n’est pas le fils d’une princesse.

Siga se leva, enjamba deux ou trois corps nus autour de lui. Car il n’était pas encore d’âge à avoir une case et dormait parmi une dizaine de garçons de son âge, fils de Dousika ou de ses quatre cadets Diémogo, Bo, Da et Marna, qu’indistinctement ils appelaient père, grandissant sous leur commune autorité. Puis il alla s’accroupir près de la porte et fixa le rectangle d’ébène plaqué contre elle.

La nuit sur Ségou.

Pas une étoile dans le ciel. Au-dessus des toits en terrasse des maisons serrées les unes contre les autres comme des bêtes craintives s’élevaient les bouquets des cailcédrats, des baobabs et, plus élancés, des rôniers. L’odeur d’huîtres et de vase du fleuve était rabattue par la brise nocturne, fraîche, même si le jour avait été une fournaise. Et c’était un des charmes de cette ville que cette clémence dispensée par l’ombre aux corps fatigués. Siga entendait un concert de ronflements qui irritait encore son insomnie. Quelque part, un coq chanta. Mais c’était une erreur de ce stupide volatile. La nuit était encore jeune, pleine de vigueur, peuplée d’esprits qui se vengeaient enfin d’avoir été tenus à l’écart des vivants et tentaient de communiquer avec eux par le rêve.

Existe-t-il des pays où la nuit n’existe pas ?

Le pays des hommes blancs peut-être ? Comme tous les habitants de Ségou, Siga avait couru sur la rive du Joliba pour apercevoir l’étrange visiteur. Il n’avait rien vu. Qu’une grande bousculade. Pirogues prises d’assaut. Imprudents se débattant au milieu du courant. Où était-il à présent, l’homme blanc ? Avait-il trouvé un toit pour s’abriter ? Une terreur superstitieuse envahit Siga. Peut-être n’était-ce pas un homme après tout, mais un esprit malin. Alors le Mansa avait eu raison de ne pas le laisser entrer dans la ville. Fugitivement, Siga éprouva un sentiment de gratitude pour celui qui gouvernait. Puis il revint vers sa natte sur laquelle il se roula en boule…

« Elle s’est jetée dans le puits. Elle s’est jetée dans le puits ! »

Le cercle se resserre. Le corps frêle. Les seins aigus. Le doux monticule du ventre. Le geste apitoyé de la femme.

Siga s’aperçut qu’il avait dormi quelques instants, c’est-à-dire qu’il avait retrouvé l’obsession de ses nuits. Laquelle était préférable ? Celle de ses veilles ! Siga prit une décision. Il savait que Nya se réveillait la première ; après avoir aspergé et fumigé sa case pour en chasser les derniers esprits traînant après le lever du jour, elle gagnait la case de bains des femmes et se lavait interminablement avec un savon de séné. Ensuite, négligeant l’aide de ses esclaves, car elle aimait tout faire par elle-même, elle mettait à cuire des takoula6 dans le four en banco et préparait le dèguè des plus jeunes enfants.

Pas question de l’approcher à ces moments-là. Il s’accroupirait à gauche de sa porte et attendrait le moment où, ayant reçu les salutations de tous, elle consentirait à s’asseoir pour prendre cette infusion de casse qui soignait ses migraines. Il se prit la tête entre les mains, priant les dieux de lui pardonner la douleur qu’il allait causer.

1- Tam-tam d’aisselle.

2- Mithkal en bambara, unité de mesure, monnaie.

3- Trompes.

4- Xylophones.

5- Argile mêlée d’eau, de sable, de crottin et de paille dont on fait les constructions.

6- Pain de farine de mil.