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D’Afrique, Eucaristus n’avait aucun moyen de comprendre le monde. Il se doutait vaguement qu’il était composé de pays avec des gouvernements, des politiques et des ambitions qui dégénéraient en guerres et déterminaient des alliances. En arrivant à Londres à la fin de l’hiver de 1840, il le découvrit dans sa complexité. Le monde, c’était l’Europe. Mais aussi les Etats-Unis d’Amérique, le Brésil, le Mexique et, plus loin encore, l’Inde, le Japon, la Chine. Il s’aperçut très vite qu’il se divisait en deux camps. D’une part, des nations aventureuses et prédatrices qui équipaient leurs flottes et armaient leurs soldats pour conquérir des trésors qui ne leur appartenaient pas. D’autre part des nations plus passives, repliées sur elle-mêmes. C’était comme la jungle, le monde ! Deux nations le fascinèrent. L’Angleterre d’abord ! Elle était sur tous les fronts comme un artisan qui ne ménage pas sa peine. Chine, Inde, Nouvelle-Zélande, Canada. Que cherchait-elle ainsi à travers les mers ? Quelle énergie ! Quelle passion ! L’Espagne ensuite. Eucaristus se plongea dans la lecture des exploits des conquistadores. Colomb, le premier. Magellan, Pizarro, Valdivia, Almagro. Et surtout Cortés. Hernan Cortés. Cortés et Montezuma. Le conquistador et le dernier empereur aztèque. L’Européen et l’Indien. Deux civilisations face à face. La première détruisant inexorablement la seconde. Etait-ce le sort qui attendait l’Afrique ?

L’Afrique ! Pour l’heure, elle ne comptait pas sur la carte du monde. On l’appelait « the Dark Continent ». On niait son histoire et ses valeurs. On savait à peine dessiner ses contours. La France et l’Angleterre tiraient de l’obscurité où elle semblait plongée des lambeaux de territoires. Les premiers autour de l’embouchure du fleuve Sénégal et au Gabon. Les seconds infatigables, après avoir suivi les côtes, repéraient le cours des fleuves Niger, Congo, Zambèze et tentaient de nouer des alliances avec les souverains de l’intérieur.

À part cela, Eucaristus souffrait beaucoup de la curiosité dont il était l’objet dès qu’il quittait le séminaire d’Islington. Dans les rues, dans les cafés, toutes les conversations s’arrêtaient tandis que des centaines de paires d’yeux gris, bleus, verts, à l’éclat insoutenable se posaient sur lui. On touchait sa peau pour voir si elle n’était pas enduite de peinture. On touchait ses cheveux. On s’écriait, dès qu’il ouvrait la bouche :

— C’est qu’il parle ! Et il parle anglais !

Était-ce là le comportement d’hommes civilisés ? Eucaristus se rappelait la courtoisie avec laquelle on accueillait les Blancs au royaume de Dahomey, où il avait grandi. On les traitait comme des seigneurs. Pourquoi le considérait-on comme un animal d’une espèce singulière ? Après tout, la présence de Noirs n’était pas chose nouvelle en Angleterre. À la fin du siècle précédent, il y en avait tant que le Parlement avait dû passer une loi pour les rapatrier en Sierra Leone. Mais sans doute n’était-ce que des gueux, végétant dans des quartiers où la bonne société ne s’aventurait jamais. Eucaristus surprenait, car il osait s’écarter de ces quartiers réservés. Dès son arrivée à Londres, il s’était pris de haine pour cette ville, se vautrant dans une odeur de crottin comme une catin dans un lit sale. La circulation le terrifiait. Haquets, charrettes, petits omnibus, fiacres, chevaux de selle, calèches et cabriolets et, de temps à autre, carrosses, le cocher juché sur une housse éclatante, deux laquais tressautant à l’arrière. Aux carrefours, le crottin des bêtes était ramassé par des balayeurs en guenilles, en majorité des Indiens à la peau aussi noire que la sienne, mais étrangement distants. La saleté le repoussait. À deux pas du Strand, bordé de magasins de luxe, on butait sur des ruelles, et des passages jonchés d’immondices et d’excréments humains conduisant à des taudis où s’entassaient des épaves humaines, dormant et s’accouplant sur des bottes de paille et des amas de chiffons grouillant de vermine. En voyant cela, Eucaristus se posait à chaque fois la même question. Pourquoi les Anglais couraient-ils propager leur foi et leur mode de vie à l’autre bout du monde quand ils avaient tant à faire chez eux ? C’est qu’en réalité leur but devait être tout autre. Commercer. Commercer afin que les riches deviennent encore plus riches. Eucaristus baissait les yeux quand il traversait les quartiers où vivaient les prostituées. Des femmes et même des fillettes emplissaient rues et venelles. À la lueur des réverbères à gaz, leur peau blafarde était plus livide encore, et leurs cheveux semblables à de la paille, malsaine comme une litière jamais ensoleillée.

Bien sûr, il y avait les monuments. La cathédrale Saint Paul. Westminster Abbey. Buckingham Palace où habitait la reine Victoria. Pourtant, comment se soucier de constructions de pierres quand la plus belle construction, le corps de l’homme, réceptacle de son âme, est pareillement dégradée ?

Au nord de la cathédrale Saint Paul, intrigué par le bruit et la puanteur, il était arrivé un jour jusqu’à l’ouverture d’un abattoir souterrain. Dans un quadrilatère de murs encroûtés de sang et de graisse, des hommes (mais étaient-ce des hommes ?) égorgeaient et éviscéraient des moutons. Quand il sortit de l’infâme boyau, Eucaristus fut pris de nausées. Il était si troublé qu’il n’entendit même pas les railleries d’une poignée de costermongers1, jeunes délurés aux manteaux de drap et aux pantalons galonnés épousant le mollet, vendant à la criée des fruits et des légumes volés au marché de Covent Garden.

Quand il n’assistait pas à ses cours au séminaire d’Islington, pour lutter contre la solitude et ces sentiments de doute et de haine, bien peu compatibles avec la prêtrise, qui ne le quittaient plus, Eucaristus avait pris l’habitude de se réfugier dans une librairie située au 20, Charles Street, dans Westminter. Elle appartenait à William Sancho. William Sancho était l’un des fils d’Ignatius Sancho qui avait été le Noir le plus célèbre de sa génération, l’ami de Sterne, auteur de Tristram Shandy, le modèle favori du peintre Gainsborough. Ignatius, arrivé en Angleterre à l’âge de deux ans, avait grandi dans diverses familles aristocratiques dont celle de John, deuxième duc de Montagu, qui, ébloui par son intelligence, lui avait donné toutes facilités pour écrire. Il s’était marié à une Antillaise et en avait eu six enfants. C’est dans cet espace resserré, tout en buvant d’innombrables tasses de thé, qu’Eucaristus lisait ses chers récits de voyage et de découvertes. Mais aussi les romans de Laurence Sterne, Charles Dickens, Jane Austen, William Thackeray…

Ah oui ! Il faudrait qu’un jour tous les enfants d’Afrique apprennent à lire et à écrire afin qu’ils communiquent par-delà le temps et la distance avec les esprits supérieurs qui habitaient d’autres parties du monde. Eucaristus était en plein désarroi. Ces Européens qu’il haïssait la minute précédente, voilà qu’il se mettait à les admirer éperdument parce qu’ils avaient produit ces objets merveilleux, magiques, qui fixent et organisent la pensée : les livres !

Évidemment Eucaristus, qui n’était jamais entièrement maître de ses sens, fréquentait aussi Charles Street car il y reluquait la femme de William. Peut-être parce ce qu’elle était aussi jamaïquaine, il lui semblait qu’elle ressemblait à Emma, l’épouse tant désirée, dont il avait à peine savouré le corps. Elle en avait la vivacité d’esprit et le non-conformisme, glissant à l’oreille d’Eucaristus dès qu’elle était loin de son mari ;

— Tu sais, cet Ignatius Sancho, quel imbécile ! Si tu lis sa correspondance, il se prenait pour un Anglais parce que quelques lords lui tapaient sur l’épaule…

Chaque fois qu’il entrait dans cette librairie, peu fréquentée, à dire vrai, Eucaristus posait à William, la même question :

— Est-ce que tu as enfin mon livre ?

Il s’agissait du Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, sous la direction et le patronage de l’African Association au cours des années 1795, 1796 et 1797, par Mungo Park, chirurgien dont lui avait parlé Samuel.

Mais l’ouvrage paru en 1799 semblait devenu introuvable.

 

Comme Eucaristus terminait son repas au réfectoire, il vit arriver vers lui un mulâtre très clair. Depuis ses mésaventures avec Eugenia de Carvalho, Eucaristus n’aimait pas les mulâtres. Pourtant le sourire de l’autre était chaleureux. Sa main, largement offerte. Il était beau avec ses favoris roux et bouclés !

— J’ai appris que votre femme était de la Jamaïque. J’en suis originaire moi aussi. Et en plus, je suis de Port Antonio dans le même district que Nanny Town, le berceau des Trelawny. Je m’appelle George Davis.

Bien qu’Emma lui ait longuement conté l’histoire des Trelawny, Eucaristus n’y avait pas attaché plus d’importance qu’à ces récits fantaisistes et glorificateurs dont toute famille entoure ses origines. En particulier, cette grand-mère Nanny aux yeux gris qui par le fer et la magie avait massacré tant d’Anglais lui avait paru aussi peu réelle que la déesse Sakpata ou le dieu Shango. Elle avait donc vraiment existé ? Il pria le missionnaire de prendre place à ses côtés et George s’assit avec empressement :

— Je suis ici avec une délégation de missionnaires jamaïquains de toutes dénominations : méthodistes, baptistes, wesleyens, anglicans… Nous venons voir lord Howick, le sous-secrétaire d’Etat aux Affaires coloniales. Car tout va mal à la Jamaïque…

Eucaristus, dont le père était mort en esclavage dans des circonstances tragiques, ne s’était pourtant jamais ému de ce qui se passait dans les plantations du Nouveau Monde. Peut-être parce que les Agoudas semblaient considérer leurs années de servitude au Brésil comme un séjour en paradis. Il fit, d’un ton vague :

— Mais pourquoi cela ? Est-ce que l’esclavage n’y est pas aboli depuis près de dix ans ?

George Davis hocha tristement la tête :

— À quoi sert d’abolir l’esclavage si on ne donne pas aux nègres les moyens de vivre ? Il faut à présent une réforme agraire. Enlever la terre des mains des planteurs blancs, la donner à ceux qui la cultivent…

Eucaristus osa poser une question :

— Croyez-vous que tout cela risque d’arriver un jour en Afrique ? Je veux dire que les Blancs s’emparent des terres de nos ancêtres ?

— Mon pauvre ami, je ne connais pas l’Afrique. Pourtant je le crains fort…

Eucaristus aurait voulu retenir George pour poursuivre cet entretien, mais l’autre se levait, promettant de le revoir le lendemain. Ah, comme ce Jamaïquain disait vrai. Eucaristus l’avait toujours senti, les Blancs étaient un danger. Du pont de leurs navires, ils achetaient et vendaient. Puis ils partaient. Parfois, certains d’entre eux s’installaient à deux ou à trois dans une case misérable et parlaient de leur Dieu. Mais ces commerçants, ces missionnaires n’étaient que des avant-coureurs. Des armées les suivraient, des hommes désireux de conquérir, de commander. Que faire pour prévenir leur invasion ? Il se sentait comme un féticheur doué du don de seconde vue, mais incapable de changer des événements qu’il ne percevait que trop bien.

Dans son trouble, il sortit. Dehors, le froid le mordit comme une bête, tapie au-delà des murs de pierre. Il passa devant la façade noire d’un asile et, empruntant un chemin familier, il se trouva devant la Tamise. On venait d’inaugurer un service de bateaux à vapeur et c’était un spectacle extraordinaire. Crachant une fumée noire qui épaississait encore le ciel de la ville, sans rames ni voiles, les bateaux montaient et descendaient le fleuve dont l’eau s’écartait secouée de remous. Pourtant ce spectacle, qui d’habitude l’enchantait, laissait Eucaristus indifférent cet après-midi-là. À son aversion pour Londres se greffait une réelle peur. Comme s’il se trouvait dans l’antre de Satan. Cette force, cette énergie, admirable en soi, du peuple anglais étaient dirigées contre lui et les siens. Comment se défendre ?

Comme il appuyait ses coudes sur le parapet de pierre, il entendit une voix :

— Sir !

Il se retourna et se trouva nez à nez avec un laquais de grande maison en livrée aubergine à boutons de cuivre étincelants. Celui-ci lui tendit un pli non cacheté dont le parfum effaça pour un temps l’odeur de crottin de la rue.

— On aimerait faire plus ample connaissance avec vous. Pouvez-vous vous rendre à 20 heures, au 2, Belgrave Square ?

Eucaristus regarda le valet avec stupeur. Celui-ci, avec le décorum particulier à ceux de sa classe, tourna légèrement la tête vers un carrosse à l’arrêt de l’autre côté du pont. Prenant sa vie dans ses mains, Eucaristus, que cet exercice effrayait toujours, se décida à traverser la chaussée, presque sous les pas des chevaux qui venaient de toute part. Hélas, comme il atteignait au but, le cocher fouetta son équipage et le carrosse disparut. Eucaristus resta planté là, inconscient des quolibets qui pleuvaient sur lui :

— Hé, négro ! Tu veux donc retourner à l’enfer d’où tu sors ?

Il n’envisagea pas un instant d’ignorer cette curieuse invitation puisque, le parfum et l’écriture en faisaient foi, il s’agissait d’une femme ! Eucaristus avait d’abord éprouvé une sorte d’horreur pour les Anglaises : ces teints de blanc-manger, ces cheveux pareils à des algues, ces yeux qui rappelaient ceux des prédateurs la nuit quand l’obscurité les élargit. Puis, peu à peu, sa curiosité vite changée en désir avait rôdé autour d’elle. Comment étaient les mamelons de leurs seins ? Et la forêt couvrant leur pubis ? William Sancho, qui affirmait en avoir fréquenté, prétendait qu’elles criaient pendant l’amour. Bientôt, seule la pensée d’Emma qu’il aimait et respectait profondément l’empêcha de suivre une prostituée dans Haymarket. Que faire en attendant 20 heures ? Aller à la librairie de William ? Non, il ne saurait cacher son impatience devant l’aventure qui s’offrait et se trahirait. Il poussa la porte d’un café.

La mode du café était tellement répandue à Londres qu’on ne demandait plus l’adresse de ceux que l’on souhaitait rencontrer, mais le nom du café qu’ils fréquentaient. Là, les gentlemen en haute cravate de soie blanche et en habit de drap sombre lisaient leurs journaux, discutaient des nouvelles du monde, critiquaient la politique internationale et exprimaient leur foi en Angleterre, la patrie bénie à laquelle ils avaient le bonheur d’appartenir. Les premiers temps, l’apparition d’Eucaristus dans ces lieux semait la confusion. Avec une exquise courtoisie, on l’accablait de questions. Était-il né avec cette couleur de peau ? Ou bien était-ce l’effet d’une triste maladie ? Était-elle contagieuse ? Comment parlait-il l’anglais avec cette perfection ? Et Eucaristus n’en revenait pas de cette ignorance dans un pays où le combat abolitionniste avait fait rage. Mais peut-être n’était-ce que l’affaire d’intellectuels et de politiciens à moitié inconnus du grand public. Finalement, Eucaristus était devenu un habitué du Will’s. Là au moins il rencontrait des gens cultivés au courant aussi bien des explorations anglaises en Afrique, des révoltes d’esclaves aux Antilles que des difficultés de Louis-Philippe 1er, le roi des Français. Oui, d’habitude il aimait se trouver au Will’s. Pour un penny, il jouissait d’un bon feu, d’une tasse d’un délicieux breuvage et surtout du sentiment d’appartenir au cercle supérieur de l’humanité. Mais franchement, cet après-midi-là, il n’eut pas l’esprit à savourer de tels plaisirs, et ne jeta même pas un coup d’œil à la London Gazette.

À 20 heures sonnantes, il se trouva à Belgrave Square.

 

Lady Jane, marquise de Beresford, atteignait l’âge où le charme d’une femme est au zénith. Encore quelques années et inexorablement viendrait le moment où sa chair commencerait de se détendre, avachissant l’ovale du visage et l’aigu des seins. Où la luminosité de ses dents, perles serties dans les gencives, s’obscurcirait avec l’éclat de ses yeux bleus entre des cils noirs. Mais, pour l’heure, elle était parfaite ! Elle était vêtue d’une robe de moire à manches à gigot, à demi étendue sur un divan Louis XV comme tout l’ameublement de la pièce, exception faite de quelques magnifiques Chippendale en bois de mahogani espagnol.

— Aimez-vous le vin des Canaries ?

Eucaristus parvint à murmurer que oui. Il faisait chaud. Un feu allègre brûlait dans la cheminée, et une fois de plus il se demanda s’il était bien éveillé. C’était la première fois qu’il pénétrait dans la demeure d’aristocrates anglais et il se voyait brutalement précipité dans un univers de luxe et de beauté dont il n’avait jamais eu connaissance auparavant. Par peur de paraître naïvement émerveillé, il n’osait contempler les tableaux et les tentures qui couvraient les murs, déchiffrer le dessin des paravents japonais ou caresser de l’œil les bibelots répandus à profusion sur les meubles. Lady Jane pencha gracieusement la tête :

— Parlez-moi de vous. Que faites-vous à Londres ? J’ai toujours cru que les nègres se trouvaient dans les champs de canne à sucre des Antilles…

Eucaristus avala sa salive et tenta de répondre avec esprit :

— Parfois, ils se mêlent comme moi d’étudier la théologie…

Lady Jane eut un rire de gorge :

— La théologie ? Venez m’expliquer cela de plus près…

Comme Eucaristus hésitait, elle insista, tapotant le divan à côté d’elle :

— Allons, venez…

Eucaristus obéit, écrasé d’embarras. Il n’avait connu pareille situation que la première fois où il avait fait l’amour. La fille était une esclave de son oncle et elle l’avait raillé au sortir de l’école.

— On dit que les prêtres t’ont défendu de te servir de ton bourgeon de palmier…

Alors, il s’était jeté sur elle et s’était vengé. Par-delà les années, en dépit de la différence de statut, c’était bien là ce que cherchait aussi cette femelle, Eucaristus le sentait de tout son instinct de mâle. Pourtant était-ce possible ?

Il s’arma de courage et expliqua :

— Mon histoire débute, bien sûr, avant ma naissance. Par celle de mon père, un noble bambara…

Lady Jane rit à nouveau et l’interrompit :

— Il y a donc des nobles chez vous ?

En regardant son interlocutrice, Eucaristus se convainquit que tout ce qu’il pourrait lui dire ne l’intéresserait pas. Il avala trois gorgées de vin des Canaries et interrogea :

— Madame, pourquoi m’avez-vous fait venir chez vous ?

Ensuite tout se passa très vite. Avec cette rapidité des rêves, quand événements et gestes s’accélèrent dans la plus extraordinaire confusion. Par la suite, Eucaristus ne sut plus s’il s’était jeté sur elle. Si elle l’avait attiré vers elle. Si leurs corps impatients s’étaient rencontrés à mi-chemin. Toujours est-il qu’il se trouva aux prises avec de la soie, de la mousseline, de la dentelle, des boutons de nacre dans une odeur capiteuse d’œillet. Quand sa main toucha la chair nue et tiède, il eut un recul parce qu’il pensa brusquement à Emma. Ne lui avait-il pas juré fidélité ? Pourtant comme il se dégageait, il vit toute proche la blancheur de cette peau qu’ombrait par endroits un léger duvet et les paroles du Cantique des Cantiques lui vinrent à l’esprit :

Tes deux seins sont comme deux faons

jumeaux d’une gazelle

Qui paissent au milieu des lys…

Ah, si l’amour était damnation, qu’il soit damné !

William Sancho avait raison. Elles criaient, ces bougresses, et elles griffaient et elles se tordaient comme des serpents saisis par la queue ! À chaque fois qu’Eucaristus, épuisé, se rejetait sur les coussins, lady Jane d’une main brûlante le remettait en selle et il avait l’impression de chevaucher une jument à travers un fleuve en crue. Puis la jument elle-même perdait pied. Les eaux tumultueuses le recouvraient. « Je meurs, ma mère. Pitié, je me noie ! »

Eucaristus reprit conscience dans le luxueux boudoir, envahi par l’ombre, car les bougies des chandeliers avaient fondu. Le corps ému, reconnaissant de tant de plaisirs, il voulut couvrir de baisers la chair blanche de sa partenaire. Elle le repoussa, soufflant :

— Allez-vous-en à présent. Mon mari…

— Quand vous reverrai-je ?

— Mais demain même heure.

Sur le trottoir, le froid le dégrisa. Il regarda la haute façade de l’hôtel particulier et il n’aurait pas été surpris de le voir disparaître, s’émietter comme ces constructions de l’imaginaire qui ne résistent pas à l’état de veille. Brusquement une joie extraordinaire l’envahissait. En ce moment, il ne pensait pas à Emma qu’il venait d’offenser si cruellement. Mais à Eugenia de Carvalho. Ah, elle l’avait raillé, méprisé, traité de « sale nègre » par l’intermédiaire de son avorton de frère Jaime junior ! Eh bien, sa maîtresse était blanche et aristocrate. Non seulement blanche, mais aristocrate !

Sautant et bondissant littéralement, il arriva à Leicester Square. Dans les bars brillamment éclairés au gaz, des buveurs vidaient des grogs tandis que des musiciens français en veste rouge jouaient des airs de valse. Des couche-tard arrivaient des casinos où polkas et quadrilles faisaient tournoyer les danseurs et leurs rires résonnaient, portés au loin par la nuit et le froid. Cette vie nocturne qui avait toujours effrayé Eucaristus, non parce qu’elle était pleine de péché, mais parce qu’il croyait n’y avoir point de place, lui semblait accessible. Il en jouirait, lui aussi. Comme il avait joui de l’autre. Dans le tumulte. Comme ces instants s’étaient écoulés vite ! Comme il prendrait sa revanche le lendemain, car l’amour ne se savoure véritablement qu’à la seconde fois.

La nuit passa comme un rêve, Eucaristus revivant chaque instant de sa rencontre avec lady Jane. Au matin, on frappa à sa porte. C’était George Davis qui s’exclama :

— Mon Dieu, comme vous avez mauvaise mine ! Couvrez-vous bien, ces climats sont traîtres. Voulez-vous venir avec moi ? Nous avons rendez-vous avec sir Fowell Buxton. C’est lui-même qui va présenter notre requête à lord Howick…

Eucaristus prétendit qu’il avait une dissertation à terminer. Au diable les abolitionnistes et les nègres des Antilles ! Sa maîtresse était blanche et aristocrate ! À 20 heures sonnantes, il se présenta à Belgrave Square. L’imposant valet de pied qui l’avait introduit la veille lui ouvrit la porte et le fit entrer dans le hall, mais avant qu’il ait pu placer un mot, il prit sur une commode Boulle un pli cacheté. Eucaristus hasarda :

— Madame la marquise n’est donc pas là ?

Sant mot dire, le mastodonte le reconduisit vers la porte cependant que deux escogriffes de même calibre apparaissaient comme par enchantement entre les plantes en pot. Dehors, à la lueur blafarde du gaz, Eucaristus déchiffra la missive.

« Bravo ! je vous donne plusieurs points de mieux que Kangourou. Adieu. »

 

— Kangourou ? C’est un animal, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

— Pas avec un K majuscule…

— Pas avec un K majuscule ?

William Sancho se gratta la tête. Il n’avait jamais compris Eucaristus, qu’il jugeait fantasque. Ce matin-là, en le tirant du lit pour lui demander la signification d’un mot, il dépassait les bornes. Comme Mme Sancho paraissait dans la boutique, le corsage un peu de travers, car elle venait d’allaiter son dernier-né, il l’interrogea :

— Ma bonne, tu sais qui est Kangourou ?

Mme Sancho leva les yeux au ciel. Mon Dieu, que les hommes étaient obtus :

— Tu sais bien, c’est ce nègre acrobate à Haymarket…

Peut-on dépeindre les sentiments d’Eucaristus ?

Il songea d’abord à retourner à Belgrave Square. Allons donc, les valets le jetteraient à la rue comme un manant. À se rendre à Argyll Rooms où Kangourou se produisait et à voir à qui on le comparait ? À quoi bon ?

En même temps, en y réfléchissant, il ne comprenait pas. Pour le blesser et l’humilier si gratuitement, lady Jane devait le haïr. Or, elle avait trop peu écouté ses propos pour se faire une idée de lui et il ne lui avait procuré que du plaisir. C’était donc sa race qu’elle visait ? Pourquoi ? Les êtres à peau blanche haïssaient-ils donc naturellement les êtres à peau noire ? Que leur reprochaient-ils ? Quel mal ces derniers avaient-ils fait en naissant ?

Quand il ne se révoltait pas, un véritable désespoir le prenait. Il pensait à la chair si douce de sa maîtresse d’un soir. Ah, île à laquelle il n’aborderait plus. Terre de lait et de miel dérobée aussitôt qu’atteinte. Coupe arrondie pleine de vin parfumé. Meule de froment couronnée de lys. Tour d’ivoire. Sanglotant presque, il entra au séminaire et le portier qui le vit passer comme une ombre se promit de le signaler au supérieur. Si ce nègre-là se piquait de devenir prêtre, il ferait mieux de surveiller sa conduite !

Sur le triangle de tapis, au seuil de sa porte, Eucaristus trouva une lettre et un paquet. Les deux venaient d’Emma. Il décacheta la lettre.

« Mon pauvre Babatundé,

« Quand je vous imagine dans l’enfer de Londres, je tremble et les larmes me viennent aux yeux. Vous si sensible, si fragile, accessible à toutes les tentations… »

Comme elle le connaissait bien ! Qu’il aurait aimé se réfugier dans ses bras ! Ah, pourquoi l’avait-on humilié et blessé si gratuitement ?

Au bout d’un moment, il reprit sa lecture.

« Votre ami Samuel est parti avec le révérend Schonn et cent quarante-cinq Anglais afin de remonter le fleuve Niger. Vous savez déjà leur plan : établir une ferme modèle où on cultiverait du coton et d’autres plantes, afin d’inciter nos populations à se tourner vers une agriculture qui porte du profit… Il paraît que cette idée ne vient pas des missionnaires eux-mêmes, qui n’auraient pas les moyens de financer pareille expédition, mais de politiciens. Avez-vous eu l’occasion de rencontrer M. Fowell Buxton ? On dit qu’il aime sincèrement ceux de notre race… »

Là, Eucaristus ricana. Aucun Anglais n’aimait les Noirs. Il ne fallait surtout pas tomber dans pareil piège. Les sourires les plus séduisants, les paroles les plus douces cachaient des armes meurtrières.

Femelle traîtresse !

« Vous ne me croirez pas, mais, à force de recherches, je vous ai trouvé le livre dont vous rêviez. Il était tout simplement dans la bibliothèque de Fourah Bay Collège.

Le livre dont il rêvait ? Eucaristus déchira l’emballage du paquet.

Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, réalisé sous la direction et le patronage de l’African Association au cours des années 1795, 1796 et 1797, par Mungo Park, chirurgien.

La main attentionnée d’Emma avait mis un signet au chapitre XV :

« La capitale du Bambara, Ségou, où j’arrivais alors, consiste proprement en quatre villes distinctes ; deux desquelles sont situées sur la rive septentrionale du fleuve et s’appellent Ségou Korro et Ségou Bou. Les deux autres sont sur la rive méridionale et portent les noms de Ségou Sou Korro et Ségou See Koro. Toutes sont entourées de grands murs de terre. Les maisons sont construites en argile ; elles sont carrées et leurs toits sont plats ; quelques-unes ont deux étages, plusieurs sont blanchies… »

En même temps que ses yeux parcouraient la page, Eucaristus croyait entendre la voix, les paroles de Malobali :

« Un jour, tu viendras à Ségou. Tu n’as jamais vu de villes pareilles à celle-là. Les villes par ici sont des créations des Blancs. Elles sont nées du trafic de la chair des hommes. Elles ne sont que de vastes entrepôts. Mais Ségou ! C’est comme une femme que tu ne peux posséder que par violence… »

Sanglotant de honte, de remords et de douleur, Eucaristus s’abattit sur sa couche.

Sur quoi pleurait-il ?

Sur lui-même et son humiliation récente. Mais aussi sur cette pureté de ses ancêtres de Ségou qu’il avait à jamais perdue. Ségou, monde clos sur lui-même. Imprenable. Refusant son accès à l’homme blanc, condamné à errer au pied de ses murailles. Jamais il ne se baignerait dans les eaux du Joliba pour y puiser force et vigueur. Jamais il ne retrouverait l’orgueilleuse assurance de ce temps-là.

Peu à peu, ses larmes séchèrent et il se rassit sur son lit. Dans quelques mois, il serait ordonné prêtre. Il savait déjà que sa mission le ramènerait à Lagos. Christianiser et civiliser l’Afrique, c’était son lot.

Christianiser et civiliser l’Afrique. C’est-à-dire la pervertir ?

1- Vendeurs de primeurs.