À Ségou, on ne s’aperçut pas tout de suite de la disparition des jeunes chasseurs. Puis le lendemain, une à une, chaque famille constata qu’ils n’avaient point dormi dans leurs cases. Ce fut un orage de stupeur et de désolation crevant sur la ville. Des cadets désobéir à des aînés ! Des humains braver les avertissements des esprits ! De mémoire de Segoukaw, on n’avait vu cela. Cela égalait l’audace de Tiékoro Traoré, tournant délibérément le dos aux dieux de ses ancêtres pour embrasser l’islam.
Sur les places publiques, sur les marchés, dans les concessions, et même dans le palais du Mansa, les gens s’interrogeaient. Fallait-il à présent redouter la jeunesse ? Chaque père regardait son fils dans les yeux. Chaque mère, sa fille. Ces êtres souples et graciles, accoutumés à ployer le genou, à baisser les yeux, à acquiescer, à se taire, devaient-ils soudain apporter la contradiction et le danger ? Consultés, les féticheurs des familles affirmèrent que ce temps-là approchait.
Au petit jour, Fané sortit de sa concession dans le quartier des torgerons-féticheurs. Avant le lever du soleil, il ne fait pas bon marcher dans Ségou. Les murs de banco se souviennent des peurs de la nuit. Ils sont très sombres, presque boueux et dégagent une humidité malsaine. Pas de créatures vivantes dans les rues. Les esprits rejoignent la région d’en bas. Les humains attendent l’apparition du soleil. Pourtant, Fané aimait cette heure où l’on peut modeler les esprits. Il entra dans la concession de Samaké, s’accroupit derrière sa case et, plantant une tige de mil en terre, l’appela silencieusement. Samaké apparut aussitôt, les traits défaits, car toute la nuit, il s’était torturé pour son fils Masakoulou. Il murmura d’un ton de colère :
— Fané, je te paye tant d’or et de cauris et tu laisses pareil malheur m’arriver…
Fané haussa les épaules. Comme les hommes ont peu de confiance !
— Rien n’arrivera à ton fils, il reviendra sain et sauf comme tous les autres. Sauf le fils de Dousika. C’est ce que je suis venu t’apprendre.
Samaké souffla :
— Tu en es sûr ?
Fané dédaigna de lui répondre sur ce point et poursuivit :
— Avant-hier, ces jeunes sont venus me consulter, mais ils ne s’en souviendront plus. J’ai planté l’oubli dans leurs esprits. Ils ne se souviendront de rien. Toi, à présent, prends la tête d’une expédition pour aller les chercher. Tu les trouveras dans la région de Kangaba. Les pas de la gazelle te conduiront.
Samaké s’en alla en hâte, rassuré et cependant encore inquiet. Il entra dans la concession de Dousika. Malgré l’heure matinale, elle était pleine de sympathisants. Les parents éloignés, les relations, les voisins avaient tenu à entourer une famille si éprouvée. Après la déchéance de Dousika, la conversion de Tiékoro, la disparition de Naba et Tiéfolo ! En même temps, malgré l’émotion que tous ces malheurs causaient, on commençait de se demander s’ils n’étaient pas mérités. Car il n’y a pas de victime innocente. Certains chuchotaient que tout cela venait de Sira. Dousika avait eu tort d’introduire une Peule dans sa maison.
À l’entrée de Samaké, il se fit un grand silence. Pourtant, courtoisie oblige, Dousika s’avanca pour saluer son ennemi. Samaké prit Dousika aux épaules :
— Frère, tu vois, le malheur nous rapproche. Je vais diriger une expédition pour chercher nos enfants. Est-ce que tu te joins à nous ?
Diémogo, frère cadet de Dousika et père de Tiéfolo, s’interposa :
— Ne cours pas de risques, c’est moi qui partirai…
Comme il n’avait pas les responsabilités de fa de son aîné, en charge de la bonne marche de la concession tout entière, tous les membres de la famille prièrent Dousika d’accepter son offre.
Déjà une quarantaine de cavaliers était réunie devant le palais du Mansa. On comptait parmi eux le prince Bin, propre fils du Mansa. Une fois n’est pas coutume, des tondyons s’étaient aussi mêlés à cette expédition pacifique, et ce déploiement de chevaux, de cavaliers, de chasseurs, de féticheurs ravissait les enfants, inconscients du tragique des circonstances. Ils se faufilaient entre les pattes des bêtes, piétinant le crottin frais, pour caresser les robes noires ou brunes. Samaké prit la tête du cortège qui, au galop, gagna la porte Nord.
Une fois le groupe disparu, une fois les nuages de poussière retombés, Dousika éprouva un total sentiment d’impuissance. Si encore il avait pu enfourcher une monture et aller arracher son enfant à la brousse ! Mais non ! Trop de responsabilités l’amarraient à la concession. Que ferait-on de ses trois épouses, de sa concubine, de sa vingtaine d’enfants s’il venait à disparaître ?
Nya, si forte, Nya au centre de sa vie.
De l’avoir vue brisée, en larmes, il lui semblait que la charpente même de sa vie s’effondrait. À quoi cela servait-il de ne négliger aucun sacrifice si les ancêtres y étaient insensibles ? Si les dieux s’emparaient des fils légitimes, les uns après les autres ? Dousika eut peur de ces sentiments de révolte en lui et reprit le chemin de sa concession. Soudain, au détour d’une rue, il reconnut Sira, tenant Malobali par la main, car précoce, l’enfant avait fait ses premiers pas. Il l’arrêta :
— Où vas-tu ?
— Au marché. On me dit que des commerçants haoussas ont apporté des colliers d’ambre…
Atterré, il la fixa :
— En un pareil moment, tu penses à des colliers d’ambre ?
Sans répondre, elle prit le petit garçon qui à présent s’agrippait aux jambes de son père et se détourna. Il la retint. De sa vie, il n’avait jamais brutalisé une femme. Même pas une taloche dans un moment de colère. Mais là, c’était trop. Toute la famille était dans l’affliction, pleurant la disparition de Naba et elle n’avait en tête que sa parure. Comme elle le fixait avec une sorte d’insolence, il perdit patience et la gifla à la volée. Sans broncher, elle resta là, le sang rougissant lentement ses lèvres que sous le choc elle avait mordues. Honteux, il s’éloigna.
Or précisément Sira quittait la concession pour préserver son personnage de captive non domptée, indifférente, presque hostile qui se détachait d’elle comme un haillon. Car, ce qui affectait son entourage l’affectait en retour. Surtout la douleur de Nya. Est-ce qu’il suffit d’être transplanté même par force pour oublier son lieu d’origine ? Les hommes poussent-ils racines plus aisément que les plantes ? Sira s’essuya les lèvres d’un coin de pagne. Puis, soulevant Malobali de terre, elle le fixa sur son dos d’un mouvement de reins et reprit sa marche, empruntant un chemin longeant le fleuve. Par-delà ces eaux faussement paisibles, un peu bleutées, par-delà la savane, c’était le Macina. Son pays. Pourtant ce mot était vidé de sens. Le pays c’était maintenant Ségou.
Il ne manquait pas de Peuls dans l’enceinte de la ville, en particulier ceux qui avaient la garde du bétail royal. Mais Sira les avait toujours méprisés comme des êtres qui se complaisent en sujétion. En réalité, qu’avaient-ils à présent de différent d’elle ?
Parfois, Sira pensait à s’enfuir. Après tout, sa famille ne la rejetterait pas. Mais que faire de Malobali ? L’emmener avec elle ? Comment serait-il traité, issu en partie d’une ethnie redoutée et méprisée ? Ne ferait-il pas figure de paria ? D’autre part si on l’accueillait et en faisait un Peul, ne retournerait-il pas de lui-même vers son père, vers Ségou, vers ces bâtisseurs bambaras, fascinants et barbares ? Alors, le laisser derrière elle ? Elle savait qu’aussitôt Nya lui offrirait son propre sein, mais le cœur lui manquait. Malobali était si beau qu’on ne pouvait le voir sans prononcer les paroles rituelles qui écartent envie et jalousie. À présent, il avançait devant elle, trébuchant, tombant, se relevant avec détermination sans pleurer, comme s’il s’exerçait à conquérir l’univers. Mesurant son amour pour lui, Sira comprenait d’autant mieux le chagrin de Nya. Perdre deux enfants coup sur coup !
Allons ! Ni Tiékoro ni Naba n’étaient perdus. Le premier reviendrait paré du prestige que donnait la nouvelle religion. Le second serait retrouvé et pour punir son inqualifiable indiscipline, il serait pour un temps mis à l’écart de toute confrérie de chasseurs. Puis, tout rentrerait dans l’ordre.
Cependant, ventre à terre, Samaké et ses compagnons se dirigeaient vers Masala. Les villageois éberlués avaient à peine le temps de sortir de leurs cases pour regarder passer les cavaliers. Les guerriers se demandaient si la guerre avait recommencé et n’étaient pas loin de s’en réjouir. Les captifs, au contraire, tremblaient. Allait-on les vendre à nouveau pour se procurer des armes ? Alors entre quelles mains tomberaient-ils ? Ils avaient fini par s’accoutumer aux villages où on les avait groupés.
À Masala résidait Demba, un autre fils du Mansa. Il reçut les arrivants avec une courtoisie princière et se plaignit du comportement des jeunes chasseurs à son endroit. En effet, ils ne s’étaient pas présentés devant lui, comme ils auraient dû le faire, mais, contournant le village par un chemin circulaire, ils s’étaient entretenus avec les « Peuls publics1 », gardiens de ses immenses troupeaux. Sans doute craignaient-ils que Demba, bien au fait de la société ségovienne, ne s’étonne de l’absence des grands maîtres chasseurs Gow et surtout de Kéménani ? Ne les presse de questions ? Ne découvre leur escapade ? Et ne les retienne de force ?
Demba fit changer les montures des cavaliers, leur offrant des bêtes fraîches et nerveuses et l’expédition continua sa route vers la région de Kiranga. Des paysans avaient incendié la brousse et de grandes plaques noirâtres se dessinaient sur le sol. Des buffles se vautraient dans la vase d’une mare, levant vers les voyageurs un regard agressif sous le lourd casque frontal des cornes. Des bergers s’efforçaient de rassembler leurs troupeaux qu’effrayaient les chevaux. Enfin, les cavaliers arrivèrent à un carrefour. Quelle voie prendre ? Samaké se rappelant les paroles de Fané mit pied à terre et commença d’inspecter le sol. Dans le contrefort d’un talus, il découvrit de petits trous circulaires remplis d’eau comme s’il avait plu la veille, alors qu’on se trouvait en pleine saison sèche. « Les pas de la gazelle. »
Pendant plusieurs heures, les traces furent visibles et les hommes crurent qu’ils n’en finiraient pas de galoper, galoper à travers la brousse. Ils se rendaient compte qu’ils couvraient une distance considérable, descendant toujours plus au sud, atteignant presque les limites de l’empire. Brusquement ils furent sur la rive d’un fleuve. Était-ce le Bani2 ? Sur les pierres de la rive, des grues couronnées faisaient les cent pas d’un air à la fois altier et irrité. Devant les oiseaux divins générateurs du langage, tous mirent pied à terre cependant que les griots récitaient :
Salut grue couronnée.
Puissante grue couronnée.
Oiseau de la parole.
Oiseau au bel aspect.
La voix est ta part dans la création.
Brusquement un troupeau de gazelles surgit d’un buisson, vint sous les pas des chevaux comme pour les narguer, puis prestement s’engagea dans une piste. Cette fois encore, les hommes sautant à nouveau sur leurs chevaux les suivirent. Cette fois encore, la poursuite dura des heures. Bientôt le soleil commença de décliner et les cavaliers, Samaké compris, en dépit des assurances de Fané, se demandaient si les dieux ne leur jouaient pas un tour à leur manière. Enfin, ils aperçurent les toits de paille des cases d’un village.
Quel silence dans ce village !
Les pas des chevaux résonnaient sur le sable sec comme des tam-tams de guerre. Il devait s’agir d’un village de captifs, vu l’étendue des champs de mil et de coton soigneusement entretenus qui s’étendaient alentour. Mais où étaient passés les habitants ? Grognant et renâclant, un troupeau de porcs sauvages traversa le sentier.
C’est dans la dernière case qu’ils trouvèrent les jeunes chasseurs, apparemment plongés dans un profond sommeil. Ils étaient tous là, amaigris, émaciés. Il ne manquait que Naba. Toute sa vie, Diémogo devait se reprocher ce mouvement de joie égoïste quand il avait reconnu son fils. Comme tous ses compagnons, Tiéfolo était méconnaissable, pareil à un patient qui relève d’une longue maladie, un pus jaunâtre aux coins des yeux. Mais il était vivant. Au bout d’un moment, grâce à l’action des guérisseurs, les jeunes gens ouvrirent les yeux et furent en état d’entendre les questions. Pourtant, ils ne purent y répondre. On aurait dit qu’une sorte d’amnésie les frappait. Que s’était-il passé depuis leur départ de Ségou près d’une semaine plus tôt ? Quels chemins avaient-ils suivis ? Quelles paroles avaient-ils prononcées ? Qu’était devenu Naba ?
En eux-mêmes, les cavaliers acceptaient l’arrêt du destin. Les jeunes chasseurs avaient commis une faute. Les dieux avaient choisi une victime expiatoire. On ne pouvait plus rien. C’est par pure forme qu’ils décidèrent de battre la brousse à la recherche du disparu. Comme la nuit était tombée, ils enflammèrent des branches sèches, ce qui effraya les chevaux qui se mirent à hennir et à galoper dans tous les sens. Certains auraient bien préféré attendre l’aube, car la nuit n’appartient qu’aux esprits. Il n’est pas bon que les hommes dérangent leurs conciliabules par des cris, des appels, des poursuites, des piétinements de chevaux. Mais Samaké et Diémogo s’entêtaient.
Rien ne peut dépeindre l’état d’esprit de Tiéfolo quand il reprit entièrement conscience et s’aperçut de la disparition de Naba. D’abord il demeura abasourdi. Puis la conviction de sa culpabilité le submergea. Il se leva et prétendit s’élancer sur un cheval. On le retint. Alors, il voulut se précipiter la tête la première sur un cailcédrat. Mais ses forces le trahirent et on dut le soutenir. Un des guérisseurs se hâta de préparer une potion qui lui donnerait le sommeil. Vers le milieu de la nuit, Samaké, Diémogo et les autres cavaliers revinrent. Bredouilles… Ils décidèrent de prendre un peu de repos et de poursuivre les recherches dès le lever du soleil.
À la vérité, il n’était pas rare qu’au cours d’une chasse, des catastrophes se produisent, car ce « métier du sang » exige ses victimes. Il arrivait que les karamoko les plus réputés soient vaincus par l’âme des bêtes, et tués en les affrontant. En pareil cas, la tradition avait tout prévu : depuis les rites de la toilette mortuaire jusqu’aux libations et aux paroles des chants funéraires. Mais la disparition de Naba avait quelque chose d’unique et de surnaturel. Les forgerons-féticheurs, qui avaient suivi la partie, voyaient sur leurs plateaux divinatoires l’expression d’un destin irrévocable qu’ils ne comprenaient pas. Un Traoré aurait-il tué un singe noir, un cynocéphale ou une grue couronnée, brisant ainsi son interdit totémique ? Impossible ! Alors pourquoi les dieux étaient-ils tellement irrités ?
Peu avant le jour, les habitants du village réapparurent. Il s’agissait bien de captifs royaux reconnaissables à leurs crânes rasés et aux trois entailles de chaque côté de la tempe. Ils avaient pris refuge dans la brousse, car ils avaient entendu parler de groupes de Markas3 opérant des razzias dans la région, en direction du commerce de traite. Devait-on voir là une indication du sort que connaissait Naba ? Sans perdre de temps, Samaké et Diémogo dépêchèrent des hommes de leur escorte vers les cités commerçantes de Nyamina, Sinsanin, Busen, Nyaro… afin d’inspecter les marchés. En un mot, rien ne fut laissé au hasard.
C’est étrange ! En ce moment où Samaké, qui par envie et mesquinerie avait été le principal artisan de la perte de Dousika, voyait s’accomplir sa vengeance, il ne la savourait pas. Au contraire, elle l’épouvantait. Comme tant de criminels devant leur forfait, il n’était pas loin de s’écrier :
— Ah non, je n’avais pas voulu cela !…
Il se prenait à se poser une question apparemment sacrilège. Les dieux et les ancêtres sont-ils sadiques ? Les dieux et les ancêtres sont-ils cruels ? Réalisant au-delà de toute attente les vœux formulés dans des moments de colère ou de jalousie, ne prennent-ils pas plaisir à mortifier en même temps victimes et bourreaux ? À intervertir les rôles ? À les confondre ? À susciter dans les deux camps chagrin, malaise, angoisse, désespoir ? Aussi, personne ne comprenait son affliction et son acharnement à rechercher Naba. N’était-il pas l’ennemi de Dousika ? Tout en se restaurant avec du to préparé par les femmes du village, les cavaliers chuchotaient entre eux :
— Est-ce qu’il ne faudrait pas à présent rentrer à Ségou ? Dousika est un homme très riche. Il paiera des tondyons pour aller rechercher son fils, des féticheurs pour lui dire où il peut se trouver. Nous, nous ne pouvons plus rien. Samaké nous fatigue inutilement.
Finalement le prince Bin, à qui malgré sa grande jeunesse la qualité de fils du Mansa donnait de l’autorité, se fit l’interprète de tous et l’on reprit le chemin de Ségou.
Et pourtant, Naba n’était pas loin. À peine à quelques heures de marche.
Une dizaine de « chiens fous dans la brousse4 » l’avaient capturé alors qu’il s’était éloigné de ses compagnons. Ces « chiens fous » n’étaient nullement des Markas, mais des tondyons bambaras de Dakala que la relative paix qui régnait dans la région condamnait à ce rôle de prédateur. Généralement, ils préféraient s’attaquer aux enfants, aisément effrayés, faciles à dissimuler dans un grand sac, puis à transporter jusqu’aux marchés d’esclaves où ils étaient échangés contre une petite fortune. Naba était déjà trop fort puisqu’il avait près de seize ans.
Mais il était là, désarmé, car il avait déposé assez loin de lui son arc et son carquois. Il atteignait l’âge où les prises étaient fort appréciées des commerçants de traite. Il était visiblement soigné, bien nourri. La tentation avait été trop forte. À présent les chiens fous gagnaient à cheval le village d’un intermédiaire marka. Il fallait se mettre hors d’atteinte de la justice du Mansa qui punissait de tels rapts contre ses sujets de la peine de mort. Ils avaient endormi Naba, lui avaient solidement ligoté les membres avec des cordelettes de la et l’ayant enveloppé d’une couverture, l’avait jeté en travers de leurs montures.
Quand Naba reprit conscience, il se trouva donc dans une case dont la porte était obturée par des troncs d’arbre. À la couleur de l’air qui filtrait, il réalisa qu’il allait bientôt faire jour. À côté de lui, endormis à même la terre, trois enfants de six ou huit ans, ligotés de la même manière que lui.
Jusqu’à une époque récente, la concession de Dousika avait été pour lui et les autres enfants un univers douillet, sourd à tous les bruits du monde : guerre, captivité, commerce de traite. Parfois un adulte y faisait allusion devant eux mais ils prêtaient bien davantage l’oreille aux aventures de Souroukou, Badeni, Diarra5… le soir, autour de feu. La première brèche dans ce mur de bonheur avait été causée par la conversation à l’islam de Tiékoro et le départ du grand frère bien-aimé. À présent, brusquement, Naba découvrait la peur, l’horreur, le mal aveugle. Il avait souvent vu des captifs dans les cours de la concession paternelle ou chez le Mansa, mais il ne leur avait jamais prêté attention. Il ne s’était jamais apitoyé sur eux, puisqu’ils appartenaient à un peuple de vaincus qui n’était pas le sien. Allait-il connaître le même sort ? Dépouillé de son identité, livré à un maître, cultivant ses terres, méprisé de tous ? Il tenta de s’asseoir. Ses liens l’en empêchèrent. Alors il se mit à pleurer comme l’enfant qu’il était encore.
La porte s’ouvrit et un jeune garçon entra, portant une grosse calebasse de bouillie. Dès qu’il apparut, Naba se tourna tant bien que mal vers lui et lui jeta :
— Écoute, aide-moi à me tirer de là. Mon père est un homme très riche. Si tu me ramènes à lui, il te donnera en échange tout ce que tu voudras…
Le garçon s’assit par terre. C’était un gringalet d’aspect maladif, le torse couturé de cicatrices de coups.
— Ton père posséderait-il tout l’or du Bambuk6 que je ne pourrais rien faire pour toi… Moi-même, j’ai été capturé quand je n’étais pas plus haut que les gosses que tu vois là. On m’appelle Allahina.
— Tu es musulman ?
— Mon maître est musulman. Il est très riche. Il vend des esclaves sur plusieurs marchés et il approvisionne directement les envoyés des hommes blancs. Je l’ai entendu dire qu’à cause de ta beauté, il te vendrait à ces derniers.
Naba crut défaillir. Avec une sorte de douceur, Allahina lui tendit une cuillère de bouillie et l’introduisit de force entre ses lèvres.
— Mange surtout, mange. Si tu essaies de te laisser mourir de faim, ils te battront jusqu’au sang.
Autour d’eux, les enfants se réveillaient et réclamaient leur mère dans diverses langues. Dans leurs villages, on leur avait parlé de ces ravisseurs d’enfants qui emportaient leurs petites victimes loin, très loin. Aussi commençaient-ils de se demander s’ils les reverraient jamais.
Allahina se leva pour les servir avec la même douceur. Naba murmura :
— Qu’est-ce qu’on va faire de ces gosses ?
Allahina le regarda et fit avec cynisme :
— Ce sont les meilleures prises. Ils oublient vite leur lieu d’origine, ils s’attachent à la famille de leur maître, ils ne se révoltent jamais.
En entendant ces paroles, les larmes de Naba se firent plus amères encore. Toute l’iniquité d’un système auquel il n’avait jamais songé le submergeait. Pourquoi séparait-on des enfants de leur mère, des êtres humains de leur foyer, de leur peuple ? Qu’obtenait-on en échange ? Des biens matériels ? Cela payait-il le prix des âmes ? À ce moment, quatre hommes, écartant les troncs d’arbre, entrèrent dans la case. Si deux d’entre eux étaient des Bambaras, les deux autres étaient des étrangers s’exprimant imparfaitement dans cette langue. Ce fut ces derniers qui s’approchèrent de Naba. S’accroupissant près de lui, ils l’examinèrent comme on le fait d’un animal, cheval ou génisse que l’on achète au marché. L’un d’eux alla jusqu’à lui soupeser le sexe en riant, échangeant avec son compagnon des paroles incompréhensibles. Puis il s’adressa à Naba :
— Les hommes blancs aiment ça. Gros foro7… Ils jouent avec, eux-mêmes.
Les quatre hommes éclatèrent de rire. Puis les deux étrangers mirent rudement Naba sur pied, lui enfilèrent une sorte de cagoule sur la tête. Ils sortirent. L’air, encore frais, sentait la fumée de feu de bois. Naba entendit des voix de femmes s’affairant aux premières tâches, des rires et des pleurs d’enfants, le braiement d’un âne. Des sons anodins, familiers comme si sa vie à lui ne venait pas d’être bouleversée, comme si il ne faisait pas naufrage, là, au milieu de tous. Pas une main secourable ne lui était tendue. Personne ne protestait. Des Bambaras l’avaient vendu, c’est-à-dire des hommes qui croyaient aux mêmes dieux que lui, qui portaient peut-être le même diamou8, qui avaient peut-être le même interdit totémique que lui : singe noir, cynocéphale, grue couronnée, panthère. Personne ne lui avait demandé :
— Qui est-tu ? Es-tu un Coulibali de Ségou ? Es-tu un Coulibali Massasi9 ? Es-tu un Diarra, un Traoré, un Dembélé, un Samaké, un Kouyaté, un Ouané, un Ouaraté ? Nous t’avons surpris à la chasse. Alors es-tu un Gow, descendant de Kourouyoré, l’ancêtre venu du ciel qui eut commerce avec une femme génie et engendra Moti ? Qui est-tu ? Quel ventre de femme t’a porté et quel sexe d’homme t’y avait planté ?
Rien de tout cela. On avait évalué son pesant de chair, compté ses dents, mesuré son pénis, tâté ses biceps. Il n’avait plus rang d’homme.
Cependant pour vendre Naba, les deux Markas avaient décidé de se rendre plus au sud à Kankan au pays des Malinkés. C’est qu’ils voulaient mettre la plus grande distance entre eux-mêmes et Ségou, et surtout que Kankan était devenu un des principaux lieux d’échanges. Les commerçants dioulas descendaient jusqu’à la côte avec des esclaves et revenaient chargés de fusils, de poudre de guerre, de cotonnades, d’eau-de-vie en ancre qu’ils obtenaient des représentants des compagnies françaises ou anglaises à privilèges. Contre un esclave de bonne allure, on pouvait se procurer vingt-cinq à trente fusils avec en prime une ou deux longues pipes à fumer de Hollande. Naba était une des ces prises que l’on négocie longuement, une vraie « pièce d’Inde10 ». Les deux Markas supputaient déjà les yards de chites de Pondichéry11 qu’ils pourraient vendre en pays songhaï. Les élégantes de Tombouctou et de Gao en raffolaient… C’est qu’au moment où Naba se faisait capturer à une centaine de kilomètres des siens, le commerce de la traite négrière battait son plein. Depuis des siècles, les commerçants européens avaient bâti des forts sur les côtes, côtes des Graines, côte d’Ivoire, côte de l’Or, côte des Esclaves… depuis l’île d’Arguin jusqu’aux confins du golfe du Bénin. D’abord, ils s’étaient intéressés principalement à l’or, à l’ivoire, à la cire. Puis avec la découverte du Nouveau Monde et l’expansion des plantations de canne à sucre, le trafic d’esclaves, la « chasse à l’homme » étaient devenus les seules opérations rentables. La compétition était âpre entre Français et Anglais qui se portaient les coups les plus bas. Mais s’ils se haïssaient mutuellement, ils s’accordaient pour se méfier des trafiquants africains qu’ils jugeaient « matois, artificieux, instruits des faux poids, des fausses mesures et de toutes fourberies propres à les abuser ».
1- On appelle ainsi les Peuls qui, au sein d’autres ethnies, ont la garde de leurs troupeaux.
2- Affluent du Joliba.
3- Nom donné aussi à l’ethnie Sarakolé.
4- Expression bambara pour désigner les voleurs d’enfants.
5- L’hyène, le chameau, le lion, en bambara.
6- Région aurifère.
7- Sexe d’homme en bambara.
8- Nom patronymique.
9- Il y a 2 familles de Coulibali. Ceux de Ségou et ceux du Kaarta. Ces derniers sont les Massasis.
10- On appelait ainsi un esclave mâle d’environ dix-huit ans.
11- Toiles de coton imprimées venues des Indes, peintes de couleurs chatoyantes.