Malgré son chagrin, Nadié s’était endormie. Elle sortit sur le seuil de la case pour tenter de deviner l’heure.
Opaque la nuit. Humide. Des trombes d’eau étaient tombées. La terre avait bu à satiété et à présent, comme un enfant gavé, elle renvoyait de lourdes vapeurs vers le ciel. Les arbres se tenaient cois, épuisés par l’ouragan. Ainsi, Tiékoro n’avait pas tenu sa promesse. Il n’était pas rentré. Dans l’ombre du vestibule, les calebasses pleines de galettes qu’elle avait amoureusement pétries symbolisaient son abandon. Une sorte de rage la prit, de folie meurtrière. Pour un peu, elle serait allée le chercher comme ces mégères qui font des scènes à leur mari. Mais voilà, Tiékoro n’était pas son mari. Elle n’avait aucun droit sur lui.
Derrière elle, Awa Nya gémit dans son sommeil. Elle se retourna, prit l’enfant dans ses bras et la serra sauvagement sur sa poitrine. Celle-là au moins lui appartenait. Personne ne pourrait les séparer. Sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle sortit dans la cour et ses pieds nus s’enfoncèrent dans la gadoue d’où elle les extirpa avec un léger bruit de succion. Elle marcha droit devant elle et se retrouva hors de la concession. La rue s’enfonçait dans l’obscurité et l’on entendait le murmure des esprits s’interrogeant :
— Où va-t-elle à pareille heure avec son enfant ?
— Est-ce que ce n’est pas la fille de Diosséni-Kandian ?
Depuis longtemps, on n’avait pas appelé Nadié ainsi. Depuis que les tondyons venus de Ségou avaient mis le feu à son village, dispersé et détruit sa famille. Brusquement elle revécut ce passé. Ah, rien de bon ne pouvait lui venir de Ségou ! Elle aurait dû le comprendre dès l’instant où elle avait croisé le chemin de Tiékoro. Elle tourna au hasard sur sa droite et longea une ruelle où brillaient les prunelles de bêtes peut-être nées de son imagination. Pourtant elle n’avait pas peur. Le monde des invisibles ne recelait rien de plus horrible que celui des vivants et puis, elle y reverrait son père et sa mère éventrés à coups de hache sous ses yeux. Elle arriva devant la porte sud de la ville qui donnait non pas sur le fleuve, mais sur la brousse, les champs nocturnes de mil gorgés d’eau. Tout autour de Ségou s’étendait à présent un immense camp de réfugiés, car l’enceinte de la cité n’avait pu contenir tous les Bambaras refluant du Macina, du Femay, du Sebera, de Saro et de Pondori. C’était un enchevêtrement de cases de paille comme celles des Peuls nomades, de quadrilatères de boue hâtivement édifiés, voire de huttes faites de branches d’arbres accolées. Chose peu courante à Ségou, des bandes de voyous partaient de ces taudis et s’attaquaient aux demeures des habitants fortunés. On en avait exécuté deux la semaine précédente à l’entrée de la ville afin que ce sang impie ne souille pas la terre de la communauté.
Des silhouettes d’hommes se dessinèrent sous les cailcédrats, puis ils battirent en retraite, effrayés par cette femme qui déambulait dans la nuit avec un enfant.
Nadié allait droit devant elle, aiguillonnée par le désir de mettre la plus grande distance entre Ségou et elle. Ségou, asile d’injustice et de perfidie. Ses pieds clapotaient dans la boue. Les herbes mouillées lui griffaient les jambes. Une pluie fine se mit à tomber, puis un grand vent se leva qui la chassa.
À un moment, Nadié se roula en boule au pied d’un arbre. Quand les vapeurs blanches commencèrent de se mêler à l’encre du ciel, elle se leva et reprit sa marche. Peu à peu, des hommes, des femmes apparaissaient dans les champs. Dans un marigot, ils plantaient du riz. Là, ils fauchaient du mil. Là encore, des femmes s’affairaient autour des fours de terre où elles grillaient les amandes des noix de karité. Un peu en retrait, on apercevait les toits des cases, sombres comme des pelages de bêtes. Oui, le goût de la vie pouvait être celui d’un fruit ! Pour elle, hélas ! il n’en avait pas été ainsi.
Elle buta contre un puits. Une ouverture circulaire, entourée de branches à demi sèches entrecroisées. Tout d’abord, elle ne pensa qu’à se désaltérer. Elle marchait depuis des heures et bien que le temps fût frais, sa salive formait une pâte amère autour de sa langue. Mais comme elle se penchait pour remonter l’outre de peau de chèvre suspendue à une longue corde de da, elle vit l’eau miroiter. Une bouffée d’air frais lui monta au visage comme un appel et elle se rappela l’histoire que lui contait Siga quand ils vivaient à Tombouctou.
« Elle s’est jetée dans le puits ! Elle s’est jetée dans le puits ! »
Un corps frêle. Des seins aigus comme ceux d’une fille nubile. Un ventre bombé comme un doux monticule. Mais elle ne laisserait pas d’enfant souffre-douleur puisqu’elle tenait contre elle sa petite fille fragile et vulnérable. Elle détacha Awa Nya de son dos et la fit passer contre sa poitrine entre ses seins, considérant passionnément son visage endormi. Toutes deux se retrouveraient bientôt dans le monde des esprits. Sûrement émue par sa fin, la famille multiplierait les sacrifices à son intention et, bienveillante en retour, elle travaillerait à son bien-être.
Elle se pencha à nouveau au-dessus du puits. En cette saison, l’eau n’était pas loin. On l’apercevait mouvante, grimpant légèrement le long des parois de terre et sa fraîcheur parfumait comme une haleine.
Nadié enjamba la balustrade de branchages. Un instant l’instinct de vie fut le plus fort. Elle se rappela le corps de Tiékoro contre le sien, l’odeur de sa sueur quand ils faisaient l’amour, les rires cristallins de ses enfants, la morsure du soleil. Elle se raccrocha aux branchages. Mais ils vacillèrent sous son poids et doucement cédèrent. Comme elle tombait vers l’eau noire, freinée et soutenue par ses pagnes, un sentiment de résignation l’emplit. Elle l’avait voulu, elle l’avait voulu. Elle serra les bras autour d’Awa Nya.
On organisa une battue pour retrouver Nadié.
Une quarantaine d’hommes montèrent à cheval et partirent dans toutes les directions. Tiékoro, qui s’était précipité la tête la première contre un cailcédrat dans l’intention de mettre fin à ses jours, délirait dans sa case, veillé par sa mère, entourée des plus grands féticheurs. Les femmes de la concession étaient muettes. Toutes se sentaient concernées. Toutes se sentaient responsables. Il aurait peut-être suffi d’un sourire à Nadié quand elle pilait le mil, d’une parole quand elle prenait place dans le cercle à la veillée pour prévenir le drame de cette disparition, d’un geste de solidarité pour la protéger du désespoir. Or aucune n’avait dit mot.
À Ségou, les conversations allaient bon train. Qu’y avait-il donc chez ces Traoré pour qu’ils soient ainsi affectés de morts violentes, de disparitions, de calamités de toutes sortes ? Ceux qui les fréquentaient se demandaient s’il ne fallait pas leur tourner le dos. Ceux qui ne les fréquentaient pas se réjouissaient d’avoir toujours gardé leurs distances. La plupart des gens ne connaissaient pas Nadié et on racontait à son sujet les histoires les plus invraisemblables. Ce serait une Mauresque de Tombouctou, une Marocaine de Djenné qui, pour suivre Tiékoro, avait abandonné son pays natal et sa famille. Dans l’ensemble, on la plaignait, même si l’amour porté à ce paroxysme semblait un sentiment inquiétant. Que deviendrait-on si les femmes n’acceptaient plus les concubinages et les remariages de leurs compagnons ?
La nouvelle parvint au palais du Mansa et la princesse Sounou Saro, que l’on avait promise à Tiékoro, en conçut du déplaisir. Allait-elle épouser un homme que le départ d’une concubine jetait la tête la première contre un arbre ? Elle alla trouver sa mère qui ne pensait pas autrement. Mais comment faire ? La dot avait été payée. Le jour des noces était fixé. Les deux femmes firent venir Tiétigui Banintiéni dont l’esprit ne manquait jamais de ressources. Pendant tout un après-midi, ils tinrent conclave dans une des salles du palais.
Cependant, vers la fin du jour, une partie de la compagnie envoyée à la recherche de Nadié arriva au village de Fabougou.
Le village était en émoi, car on avait tiré du puits le corps d’une jeune femme inconnue et, plus cruel encore, celui d’une fillette de quelques mois. Le devin avait prédit d’effroyables catastrophes. C’était le signe avant-coureur de la destruction de la région par les Peuls d’abord, puis par des hordes d’hommes plus terribles encore.
Oui, les dieux et les ancêtres abandonnaient les Bambaras. Tiéfolo, qui guidait l’expédition, mit pied à terre et s’agenouilla à côté de Nadié. Elle n’avait pas séjourné dans l’eau assez longtemps pour être déformée et son visage était paisible, plein de sa coutumière douceur. Il se rappela comment il avait fait sa connaissance quelques mois auparavant lorsqu’il était venu annoncer à Tiékoro la mort de leur père. Il venait d’être libéré de prison et souffrait de ses coups et de ses blessures. Elle s’était accroupie près de lui, préparant de ses mains habiles un emplâtre de feuilles qu’elle avait posé sur ses plaies. Elle l’avait interrogé :
— Tu as mal ?
Et puis, elle lui avait fait boire une potion tiède et amère, soutenant sa tête d’une main.
— Qu’est-ce que c’est ?
Elle avait souri :
— Dors… Curieux ! Tu crois que les femmes confient leurs secrets ?
À présent, elle était morte. Elle avait osé mettre fin à ses jours. Commettre l’acte le plus abominable. Qu’adviendrait-il de son esprit ? De celui de sa fille ? Il essaya d’imaginer ses dernières heures, l’excès de sa douleur, de sa solitude, de ses peurs. Coupables, ils l’étaient tous. Pas seulement Tiékoro.
Derrière son dos, le chef du village de Fabougou interrogea :
— Tu la connais ? C’est une de vos femmes ?
Il releva la tête :
— Oui, c’est la femme de mon aîné.
Comme elle avait commis le crime des crimes, celui d’attenter à ses jours, personne ne pouvait la toucher impunément. Le grand prêtre-féticheur désigna en hâte deux fossoyeurs. Ils l’enveloppèrent d’une natte et allèrent la mettre en terre loin des champs cultivés du village.