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Invisible aux yeux des humains ordinaires, l’urubu de la mort se posa sur un arbre de la concession et battit des ailes. Il était épuisé. Il avait survolé des kilomètres d’océan, luttant contre les embruns et les souffles de l’air, puis d’épaisses forêts qu’il devinait grouillantes de mille formes de vie rageuses et violentes. Enfin il avait contemplé sous ses pieds l’étendue fauve du sable et compris que le terme de son voyage approchait. Puis, les murailles de Ségou s’étaient dessinées.

Il avait une mission à accomplir. Naba était mort loin de chez lui. Son corps, reposant en terre étrangère, n’avait pas reçu les rites funéraires. Alors il convenait d’avertir les siens qu’ils risquait d’errer pendant les temps à venir dans cette lande désolée des esprits maudits, incapable de se réincarner dans le corps d’un enfant mâle ou de devenir un ancêtre protecteur, bientôt un dieu. L’urubu lissa son plumage et reprit son souffle. Puis il regarda autour de lui.

C’était le matin. Le soleil tardait à répondre à l’appel des premiers coups de pilon des femmes et somnolait encore à l’autre bout du ciel. Les cases grelottaient serrées les unes contre les autres. Mais déjà la volaille caquetait, les moutons bêlaient et de sous les auvents des cuisines en plein air la fumée s’élevait en tourbillons blanchâtres. Les femmes esclaves commençaient de préparer la bouillie du matin tandis que les hommes se dirigeaient vers les cases d’eau, affûtaient leurs dabas contre des pierres et se préparaient à partir vers les champs. L’urubu considéra avec curiosité cette animation, tellement différente de celle des fazendas où, bien avant le jour, les chars à bœufs, précédés du gémissement déchirant de leurs essieux, montaient vers le moulin à sucre, chargés d’hommes en guenilles. Là-bas, le travail de la terre était dégradation. Ici les hommes ne demandaient à la terre que les produits nécessaires à la vie. Le paysage aussi était différent. Là-bas, somptueux et baroque comme une de ces cathédrales que les Portugais édifiaient pour adorer leurs dieux. Ici, dénudé, l’herbe souvent rase comme le pelage d’un animal, et pourtant harmonieux. L’urubu sautilla sur une branche basse pour se placer en face de la case de Koumaré le forgeron-féticheur attitré de la famille de Dousika. Ce calcul fut judicieux, car Koumaré sortit pour deviner ce que serait le jour et ne manqua pas d’apercevoir l’animal tapi dans le feuillage.

Koumaré savait depuis quelque temps que l’exécution de la volonté des ancêtres concernant l’un des fils de Dousika arrivait à son terme. Un jour qu’il lançait ses cauris sur son plateau divinatoire, ceux-ci l’en avaient averti. Mais il avait eu beau les solliciter, il n’en avait pas appris davantage. La venue de l’oiseau lui signifiait que tout était consommé. Il retourna dans sa case, mâcha ses racines pour se rendre poreux à la parole des invisibles, puis prit dans une calebasse trois tiges de mil sèches. Revenant au pied de l’arbre, il les planta dans le sol, y colla son oreille et attendit les instructions. Celles-ci ne tardèrent pas. Au-dessus de sa tête, l’urubu avait fermé les yeux. Il allait se reposer tout le jour. Koumaré revint vers sa case. D’un geste, il écarta sa première femme qui s’approchait pour lui offrir une calebasse de bouillie et, s’étant enveloppé d’une couverture venue d’Europe, car la saison était fraîche, il sortit de la concession.

Ségou changeait. À quoi cela tenait-il ? À cet afflux de marchands proposant des objets autrefois rares et coûteux, maintenant presque usuels ? Robes musulmanes, caftans, bottes, tissus d’Europe, objets d’ameublement marocains, tentures et tapisseries venues de La Mecque… C’était l’islam qui rongeait Ségou comme un mal dont on ne pouvait arrêter les progrès. Ah, les Peuls n’avaient pas besoin de s’approcher plus près : leur haleine avait déjà tout empuanti ! Plus nécessaire leur jihad ! Partout des mosquées du haut desquelles les muezzins lançaient sans vergogne leur sacrilège appel. Partout des crânes rasés. Sur tous les marchés, les gens se disputaient des talismans et des poudres, toute une pacotille enveloppée de caractères arabes et par là même considérée comme supérieure. Et le Mansa qui ne prenait aucune mesure contre la nouvelle foi !

Koumaré entra dans la concession de feu Dousika, à présent à la charge de Diémogo. Il devait obtenir de ce dernier un coq blanc et un mouton de même couleur et découvrir sous quel arbre le cordon ombilical de Naba avait été enterré. Diémogo s’entretenait avec le chef d’un groupe d’esclaves partant défricher une terre du clan jusqu’alors laissée en jachère et posa un regard inquiet sur le féticheur. Quelle nouvelle calamité l’amenait ?

C’est que la famille était déjà douloureusement éprouvée. Depuis la mort de Nadié, Tiékoro n’était pas sorti de sa case, faible et souffreteux comme un vieillard. Du coup, la princesse Sounou Saro, sa promise, se sentant humiliée, avait fait renvoyer par les griots royaux la dot et les présents qu’elle avait déjà reçus. Du coup son ambassade au sultanat de Sokoto avait été donnée à un autre. Du coup Nya, affectée et par la récente tragédie et par les déboires de son fils, ne se portait pas bien non plus. Les traits creusés, amaigrie, elle semblait indifférente à tout et, sans sa direction, les choses allaient à vau-l’eau. Car il ne fallait pas compter sur les autres femmes qui avaient toujours été soumises à la bara muso de Dousika. Diémogo s’approcha de Koumaré et celui-ci, l’entraînant à l’écart, le mit brièvement au courant :

— Les ancêtres m’ont envoyé un messager. Un des fils de Dousika a besoin de mes services…

Diémogo frémit :

— Tiékoro ?

Koumaré le regarda sévèrement :

— Ne cherche pas à connaître des secrets trop lourds pour toi. Il me faut un coq de couleur blanche, un mouton sans tache et dix noix de kola… Fais porter tout cela à ma concession avant la nuit.

Puis, il s’en alla à la découverte de l’arbre nécessaire à son rituel. Comme il se dirigeait vers le fond de la concession, il passa devant une case où entraient et sortaient des esclaves, l’air affairé. C’était celle de Nya qui venait d’être prise d’une violente douleur dans la région du cœur et s’était affaissée inconsciente. En lui-même, Koumaré admira la force de l’amour maternel, l’intuition qui l’accompagne et qui égale la connaissance que donne le commerce des esprits.

 

Entourée de femmes, coépouses, esclaves, Nya reposait sur sa natte, les yeux clos. Par intervalles, elle haletait comme une bête. Deux guérisseurs étalaient des emplâtres de feuilles sur son front, lui frottaient les membres de lotion ou encore essayaient d’introduire un peu de liquide entre ses lèvres. Dans un coin, deux devins maniaient leurs cauris et leurs noix de kola. À la vue de Koumaré, maître incontesté, ils se levèrent avec respect et l’un d’eux murmura :

— Aide-nous, Komotigui1

Koumaré fit d’un ton apaisant :

— Sa vie n’est pas en danger…

Puis il s’accroupit auprès de la patiente.

Il savait tout ce que Nya avait souffert depuis son veuvage. Le conseil familial, partageant les épouses de Dousika, l’avait donnée à Diémogo qu’elle n’avait jamais estimé et qu’à tort ou à raison elle considérait comme un ennemi des intérêts de ses fils, de Tiékoro, en particulier. Et pourtant, désormais, elle lui devait soumission et obéissance en tout. Elle ne pouvait lui refuser son corps. Et voilà que, outre tous ces soucis, elle était mystérieusement avertie de la mort de Naba ! Koumaré décida d’intercéder en sa faveur auprès des ancêtres afin d’adoucir tant de souffrances. En attendant, il tira d’une corne de bouc une poudre qu’il plaça dans ses narines. Au moins, elle connaîtrait un sommeil sans rêves.

Puis il ressortit. Dans le fond de la concession, près de l’enclos où piaffaient les chevaux, s’élevait un groupe d’arbres que dominait un baobab, aux branches couvertes d’oiseaux. Koumaré en fit trois fois le tour, murmurant des prières. Non, le cordon ombilical n’était pas là. Alors, une aigrette blanche surgit, rasant le sol, puis s’élevant dans l’air comme une flèche, alla se poser sur un tamarinier solidement adossé au mur de la concession, quelques mètres plus loin. Koumaré salua le messager des dieux et des ancêtres.

 

Nya dormit tout le jour. Un sommeil profond comme celui de l’enfance. Quand elle rouvrit les yeux, la nuit était tombée. Elle retrouva sa douleur intacte mais silencieuse comme une présence dont on ne se débarrassera jamais.

Son fils Naba était mort, elle le sentait, même si elle ignorait le lieu et les circonstances de cette mort. Elle revit le bébé, l’enfant qu’il avait été, toujours dans le sillage de son aîné. Puis le chasseur. Son cœur tremblait quand Tiéfolo l’entraînait avec lui dans la brousse. Souvent, ils y demeuraient des semaines entières. Puis un jour, des coups de sifflet annonçaient leur retour. On dépeçait les bêtes encore fumantes, antilopes, gazelles, phacochères… dont la tête et les pattes étaient expédiées chez Koumaré qui avait fabriqué les flèches tandis qu’elle recevait la part symbolique, le dos des animaux. Ce temps n’était plus. Ce temps ne serait jamais plus. Quelle douleur pour une mère d’ignorer quelle terre recouvrait le corps de son fils ! Elle se retourna sur le côté et les femmes qui la veillaient s’affairèrent !

— Veux-tu un peu de bouillon de poule ?

— Ba, laisse-moi te masser !

— Ba, te sens-tu mieux ?

Elle acquiesça d’un geste. À ce moment, Diémogo entra dans la pièce et tout le monde se retira. Diémogo et Nya ne s’étaient jamais aimés, le premier pensant qu’elle avait trop d’influence sur Dousika. Si le conseil de famille les avait faits mari et femme, c’était précisément pour résoudre ces tensions, pour les forcer à oublier les individualités et ne songer qu’à la famille, au clan. Jusque-là cependant, ils avaient réduit leurs contacts au minimum, Diémogo ne passant la nuit avec elle qu’afin d’éviter de l’humilier trop gravement.

Or voilà qu’il se sentait à son égard plein d’une pitié qui ressemblait à l’amour. Elle était encore belle, Nya. Belle avec cette arrogance des Coulibali dont le totem est le mpolio2. Il posa la main sur son front :

— Comment te sens-tu ?

Elle eut un sourire fugitif :

— Mon heure n’est pas venue, kokè. Demain, je te préparerai encore ta bouillie…

Elle ne l’avait pas habitué à tant de douceur, le recevant toujours comme un ennemi. Pour la première fois peut-être, il regarda son corps avec concupiscence. Ses seins encore fermes. Ses hanches larges. Ses longues cuisses dessinées sous le pagne. Tout cela qui avait été la propriété de son aîné et qui maintenant lui revenait. Car il était le maître à présent. Des terres. Des biens. Des bêtes. Des esclaves. Son cœur qui ignorait généralement l’orgueil s’enfla et une griserie l’envahit qui se confondit avec le désir.

À présent, la nuit était épaisse. Tous les bruits de la concession s’étaient tus, hormis les pleurs d’un enfant, repoussant le sommeil qui signifie la fin des jeux. Très loin, un tam-tam résonnait. Surpris de la vigueur de son membre, Diémogo s’approcha de Nya. C’était comme si un autre s’était coulé à l’intérieur de sa peau, prenant possession de son cœur et de son sexe. Il s’étendit et souffla :

— Laisse-moi dormir auprès de toi. La chaleur d’un homme est encore le meilleur remède.

Elle se tourna vers lui, s’offrant avec un naturel qu’il ne lui avait jamais connu. Avec un peu de timidité, il effleura ses seins, et les trouva brûlants, pleins de son attente. Alors, il entra en elle.

Ainsi, cette nuit-là, grâce à Koumaré, l’âme errante de Naba retrouva le chemin du ventre de sa mère.

1- « Maître du Komo », c’est-à-dire grand prêtre.

2- Poisson du Joliba.