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Le siège de Hounjroto dura trois mois.

Le roi Guézo avait une revanche à prendre contre cette ville car deux de ses frères y avaient été faits prisonniers et y étaient morts. Aussi une fois que ses troupes s’en furent rendues maîtresses, il la fit raser et incendier cependant que les vieillards étaient éventrés, les hommes valides, les femmes et les enfants emmenés en captivité.

À l’aube donc, le cortège des vainqueurs rentra dans Abomey par la porte de Dossoumoin, face au soleil levant. En tête marchaient les soldats, suivis des dignitaires à cheval, encadrant le roi couché dans son hamac. Guézo portait sa tenue de guerre, une tunique rouge, un pagne passé sous l’aisselle droite et noué sur l’épaule gauche. Il était ceint de sa giberne, coiffé d’un béguin à larges bords cousu d’amulettes protectrices et tenait à la main droite une corne de buffle remplie de poudre. Les amazones, quant à elles, formaient la garde royale et séparaient les hommes des reines qui avaient tenu à accompagner leurs époux. Si les reines malgré les circonstances étaient somptueusement vêtues de pagnes de satin, de velours et de damas, le cou chargé de colliers d’or, les poignets de bracelets, des feuilles de métal précieux fichées dans le lobe des oreilles, les amazones, armées de mousquets, portaient virilement une culotte sous une tunique sans manche qui leur serrait la taille sans la gêner. À l’arrière, les eunuques protégeaient les reines de tout contact et de tout souffle de nature à les souiller. Puis venaient, en file interminable, les captifs, mains liées derrière le dos, chevilles entravées.

Le peuple ne savait pas très bien ce que l’on reprochait aux Mahis et pourquoi bientôt tout le monde devait tomber sous le couteau du victimaire ou partir en captivité au Brésil ou à Cuba. Mais comme les tam-tams battaient, les soldats chantaient, les olifants beuglaient dans une odeur de poudre et de poussière, il était heureux. Pour mettre le comble à l’excitation, des soldats déchargèrent leurs fusils, et un rugissement d’enthousiasme monta jusqu’au ciel.

Romana, s’appuyant sur Birame et Molara, s’était traînée sur la place du palais Singboji. Elle ne distinguait rien et fixait Ajaho dans l’espoir de déceler quel genre d’homme il était, car elle entendait aller se jeter aussitôt à ses pieds. S’il ne la croyait pas, s’il pensait qu’elle voulait protéger un individu dangereux, eh bien, qu’il lui fasse donner l’adimu, on verrait bien le résultat. Birame passa son bras sous le sien et l’entraîna :

— Viens, Ayodélé (car comme Malobali, il ne lui donnait jamais son prénom catholique), il n’y a plus rien à faire par ici. Allons plutôt attendre Ajaho à sa résidence.

Avant cette épreuve, Romana et Birame se haïssaient, l’un accusant l’autre d’accaparer Malobali. Mais, depuis trois mois qu’ils vivaient l’un près de l’autre à Abomey, unis dans la même inquiétude, ils avaient fini par se connaître et par s’aimer. Songeant aux extraordinaires épreuves que cette femme avait traversées, Birame était pris d’un véritable respect doublé d’admiration. En même temps, son esprit se heurtait à une énigme. Pourquoi une créature douée de tant de qualités : force, ambition, intelligence, s’était-elle si follement éprise de Malobali qui n’avait à son actif que sa belle gueule et l’avait tant humiliée ? Quels animaux déconcertants que les femmes !

À travers la foule en liesse, il guida Romana et Molara jusqu’au quartier Ahuaga. Le calme revint. Les femmes retournèrent à leurs étals sur les marchés, les tisserands à leurs métiers, les teinturiers à leurs bassins. Près de la porte d’Adonon se tenaient les fabricants de parasols royaux, entourés d’un peuple d’apprentis et tout ce monde bavardait, riait dans l’attente des célébrations qui allaient suivre. Dans la joie de sa victoire, Guézo ne serait pas avare de victuailles et lancerait par poignées des pièces d’or et d’argent à la foule. On aurait à manger et à boire des jours entiers !

Romana, Birame et Molara n’eurent pas longtemps à attendre, car Ajaho, fonctionnaire consciencieux, tenait à savoir ce qui s’était passé en son absence.

Dans un instinctif réflexe de coquetterie, Romana s’était parée d’une de ses plus belles robes brésiliennes. La partie supérieure du vêtement était faite de mousseline travaillée tandis qu’une large dentelle allait de l’encolure à la taille. La jupe était volumineuse, formant un cercle complet, garnie dans le bas d’une arabesque blanche. En outre, un châle, fait d’étroites bandes de coton de couleur cachait son épaule droite, nue, selon la coutume. Autour de sa tête, elle avait drapé un grand mouchoir de filet blanc. Ajaho fut séduit. Il l’écouta sans l’interrompre, puis prenant à témoin ses adjoints, railla :

— Pourquoi un homme qui possède une femme telle que toi voudrait-il la quitter ? Tu te trompes. L’homme que tu crois ton mari est bien un chien mahi qui s’est fait passer pour un Ashanti…

Romana se jeta à ses pieds et supplia :

— Fais-le paraître devant moi, seigneur, on verra bien s’il aura le cœur de le soutenir…

Curieuse affaire ! Ajaho renvoya Romana et lui demanda de revenir le lendemain. Comme Romana et Birame, quittant le quartier Ahuaga, passaient à nouveau devant la porte d’Adonon, ils se heurtèrent à un crieur public agitant sa clochette cependant qu’à deux pas derrière lui venaient deux batteurs de tam-tam. Ils s’arrêtèrent pour l’écouter :

— Habitants d’Abomey, le Maître du monde, le Père des richesses, l’Oiseau-cardinal-qui-ne-met-pas-le-feu-à-la-brousse1 ordonne d’annoncer les « fêtes de coutume2 » qui commenceront après-demain soir. Le Maître du monde distribuera des pagnes et de l’argent à son peuple après l’expédition des messages aux rois défunts…

Romana frémit. L’expédition des messages aux rois défunts ! Cela signifiait les sacrifices. Ah, si elle ne parvenait pas à sauver Malobali, il ferait partie des messagers !

Un peu plus loin, ils rencontrèrent des Blancs dans leur hamac. Ils quittaient la ville en hâte, car ils ne pouvaient supporter la vue des sacrifices humains auxquels, pour les honorer, Guézo les conviait à assister du haut de l’estrade royale. Birame cracha sur leur passage :

— Hypocrites ! Il paraît que dans leur pays, avec les armes qu’ils fabriquent, ils se tuent les uns les autres par centaines de milliers. Ici, ils veulent donner des leçons…

Des hommes qui l’entendirent approuvèrent hautement et une conversation s’engagea. Tout le monde était d’accord. Les Blancs détruiraient le Dahomey puisqu’ils voulaient supprimer et le commerce des esclaves et les sacrifices aux rois. Romana, quant à elle, n’entendait rien. Tout son être n’était que prières. Elle faisait appel à Jésus-Christ, à la Vierge Marie, aux saints du paradis. Mais aussi aux puissants Orisha yorubas que ses parents apaisaient avec de l’huile de palme, de l’igname nouvelle, des fruits et du sang. Lequel avait-elle offensé ? Ogun, Shango, Olokun, Oya, Legba, Obatala, Eshu… ?

 

Guédou fit tomber la pierre qui retenait la planche à l’entrée de la cellule et recula devant l’épouvantable puanteur. Forcément, pendant ces trois mois, l’homme avait fait ses excréments sous lui. Cette odeur se mêlait à celle des détritus d’aliments pourris, de bêtes mortes, et d’air vicié de l’étroit boyau. Puis il fit signe à deux de ses hommes d’entrer et leur ordonna :

— Détachez-le…

Les hommes tirèrent au jour un paquet d’os recouvert d’une mince peau suintant de sanie, fendue d’ulcères, ou écailleuse comme celle d’un serpent. Les cheveux et la barbe avaient poussé comme la mauvaise herbe et, effarée, toute une colonie de bestioles, puces, punaises, dérangées dans leur habitat habituel, s’enfuyaient. Blessés par la lumière, les yeux de l’homme virevoltaient comme des papillons de nuit surpris par un flambeau. Devant ce spectacle, une sorte de fureur emplit Guédou qui, croyant faire son devoir, n’avait été en fin de compte qu’un bourreau. Il décocha à l’homme un grand coup de pied :

— Si tu es un honorable Bambara, pourquoi ne l’as-tu pas dit ? Pourquoi t’es-tu fait passer pour un Ashanti ? Les querelles avec les femmes se règlent sous l’arbre… Non dans les prisons.

Malobali était bien incapable de se défendre. Depuis longtemps, il était à peu près inconscient, l’esprit détaché du corps, s’impatientant contre les fils qui le retenaient encore à la terre. Les hommes firent cercle autour de lui et Guédou continua avec la même rancœur :

— Il paraît même que c’est un ami de Chacha Ajinakou. Ajaho va lui envoyer un des médecins du roi avant qu’on ne le rende à sa femme, une Agouda.

Tous ces mots, Chacha Ajinakou, Agouda, scandaient l’étendue de la méprise. Mais enfin pourquoi l’homme ne s’était-il pas défendu ?

Le médecin royal ne tarda pas à arriver et posant les yeux sur Malobali le crut d’abord mort. Puis une faible sudation de la peau le convainquit de son erreur. Il ouvrit l’outre qu’il portait et dans laquelle se trouvaient placés ses poudres, ses emplâtres, ses onguents et les gris-gris, destinés à consolider leurs effets. Mais il eut beau faire, Malobali demeura inconscient, incapable de se tenir sur ses jambes et d’obéir à la voix humaine. En désespoir de cause, le médecin lui ayant fait couper barbe, cheveux et ongles, couvrit son corps de pansements destinés à arrêter l’infection et se retira. C’est un véritable cadavre que l’on remit à Romana.

Souvent une femme accouche avant terme d’un enfant difforme. La famille veut le faire disparaître et se réconcilier avec les dieux qui ont manifesté leur courroux de cette manière. Mais la femme refuse et s’attache à ce nourrisson malgracieux. Elle le préfère à ses autres enfants. Elle guette la moindre étincelle de vie dans son regard, prend ses rictus pour des sourires et, enfin, devant tant d’amour, le petit être prend une forme humaine. C’est ce qui se passa entre Romana et Malobali. Apparemment indifférente à l’odeur de ses plaies ouvertes, de son vomi, de ses défécations, elle le soigna, réunissant les objets les plus difficiles à trouver que lui demandaient les babalawo et les médecins et ne reculant devant aucun sacrifice. On lui conseilla de s’adresser à Wolo, un des bokono royaux qui, parfois, consultaient l’oracle pour le commun des mortels. Grâce à la complicité de Marcos, un Agouda, cuisinier de Guézo, elle parvint à pénétrer dans le palais royal, jusqu’à la pièce ronde du côté droit de l’entrée, où se tenait le vieil homme. Wolo se recueillit un long moment avant d’entrer en communication avec les esprits, puis commença la séance. Mais au fur et à mesure qu’il manipulait ses instruments, il semblait plus soucieux, plus déconcerté. Il donna l’impression de parlementer longuement avec un interlocuteur invisible, usant tour à tour de persuasion et de menace. Ensuite, il demeura silencieux, préoccupé avant de rendre son verdict.

Sava, le douanier qui ouvre les portes de Koutomé, la cité des morts, avait laissé entrer l’esprit de Malobali qui rôdait dans l’au-delà. Cela paraissait une erreur et Wolo le sommait de le libérer et de le rendre aux vivants. Mais Sava objectait que le premier médecin appelé auprès de Malobali lui avait rasé les cheveux et coupé les ongles de nuit, rites que l’on réserve aux cadavres. En conséquence, il était dans son bon droit. Wolo ne désespérait pas de faire fléchir Sava. Mais tout cela serait long.

Pour la première fois, Romana céda au découragement. Elle avait dépensé déjà une part considérable de sa fortune. Ses enfants étaient loin d’elle et que devenaient-ils à Ouidah ? Elle se trouvait dans cette ville étrangère, toute au bonheur d’une victoire qui pour elle ne signifiait rien. La patience de ceux qui l’avaient accompagnée, de Birame et Molara eux-mêmes, s’amenuisait et ils en venaient à penser que la fin de Malobali tardait trop. Un instant, elle pensa à l’achever et à se donner la mort, comme une épouse royale qui suit son seigneur. Puis elle eut honte de ces pensées qui offensaient et la foi chrétienne et les croyances yorubas. Au marché Ajahi, des jeunes filles vendaient du mil et du maïs. La volaille, les pattes liées par des brindilles sèches, caquetait sans arrêt. Que racontait-elle ? Des histoires aussi douloureuses que celles des humains ? Romana s’appuya pour ne pas tomber à un des piliers d’iroko qui soutenaient la voûte du marché. D’un étal proche, un parfum de gingembre et de piments lui montait aux narines. Une femme riait, découvrant des dents étincelantes. La vie continuait, alors qu’elle était submergée de douleur. Alors qu’elle souhaitait périr. Sans forces, elle se traîna à la zone du marché réservée aux animaux à quatre pattes et acheta le mouton noir qu’avait demandé Wolo. Intrigués, les gens regardaient cette femme frêle que l’énorme animal semblait conduire.

Quand elle arriva au quartier Okéadan, elle trouva tout le monde en émoi. Malobali s’était assis, avait réclamé de l’eau. À présent, on lui faisait avaler un peu de bouillie de maïs. Il regarda Romana et fit d’un ton plaintif :

— Iya, où étais-tu allée ?

Son corps d’athlète avait maigri de moitié. Sa peau toujours soigneusement huilée était couturée, griffée de cicatrices dont certaines fermaient mal et laissaient échapper du pus. Son visage un peu brutal sur lequel tant de femmes s’étaient retournées était émacié, tuméfié par endroits, comme frappé au hasard par le marteau d’un forgeron fou. Mais il était vivant. Rendant grâce aux dieux, Romana se serra contre lui.

Ce furent certainement les plus beaux jours de leur vie. Romana avait toujours rêvé de posséder Malobali exclusivement. Possession toujours impossible, car d’autres femmes, des camarades de beuveries, des compagnons de plaisir l’accaparaient. À présent, personne ne voulait plus de lui. Elle seule pouvait le prendre dans ses bras, rechercher le contact de son corps, suivre sans se lasser sa parole à peine audible. Ceux qui s’approchaient de leur chambre entendaient un murmure pareil à la douce musique des flûtes quand la lune est haute et que les bergers se vautrent dans l’herbe auprès de leurs troupeaux. Ils hésitaient à entrer, posant à la porte les aliments ou les médicaments nécessaires aux soins. Puis, étonnés, ils se retiraient sur la pointe des pieds. L’amour parfait existe-t-il ? Un homme et une femme peuvent-ils parvenir à une totale fusion des cœurs et des corps ?

 

Aucun homme ne voit réellement clair dans les desseins des dieux, et les bokono royaux ont beau siéger en permanence dans la faagbaji3, ils ne peuvent tout prévoir. Quelques semaines après le sac de Hounjroto alors que le peuple digérait encore les victuailles que lui avait fait distribuer Guézo, Sakpata, déesse de la variole, se fâcha. Nul ne peut dire ce qui suscita sa colère. Des sacrifices avaient-ils été négligés ? Des prières marmonnées à la hâte ? Et par qui ? Toujours est-il qu’un beau matin, Sakpata entra en fureur, couvrant Abomey de son souffle puant. Elle marcha à grands pas de droite et de gauche, depuis le quartier Okéadan, repaire de Nagos, jusqu’au quartier Ahuaga et au quartier Adjahito sans oublier les quartiers Dota et Hetchilito. Passant par-dessus le tombeau de Kpengla4, elle entra au palais royal, renversant sur le sable et dans des douleurs violentes gardes et amazones qui, leurs mousquets à leurs pieds, devisaient tranquillement. Elle tourna autour de la « demeure des perles », édifiée en honneur des rois défunts, évita la demeure d’Agasu, la panthère, ancêtre des rois fons et, pour mieux marquer son humeur, fit irruption dans la salle des trônes où Guézo, entouré de dignitaires et de princes du sang, écoutait les louanges de ses chantres patentés. Mortellement atteint, le prince Doba5, glissa aux pieds du roi, le visage brusquement rose et boursouflé, les yeux inondés de larmes putrides. Sakpata fixa Guézo avec méchanceté et siffla :

— Je t’épargne cette fois. Mais je reviendrai te chercher, tu ne m’échapperas pas…

Puis en piaffant, elle revint vers les quartiers populaires.

Molara, la jeune femme de Birame, se trouvait au marché Ajahi quand elle sut que Sakpata était entrée dans la ville. Elle venait d’acheter du poisson fumé venu du marais de Wo, de l’huile de palme et des feuilles de manioc et cherchait du lait caillé pour Malobali. En hâte, elle rentra à la maison, car quand Sakpata se fâche, mieux vaut rester chez soi, éconduire les visiteurs, éviter les voisins. En un rien de temps, les marchés se vidèrent ainsi que la place du palais Singboji, toujours encombrée d’une foule guettant l’arrivée des princes sur leur lieu de palabres et parfois l’apparition du roi lui-même. Toutes les rues s’emplirent de gens terrifiés, pensant aux infusions qu’ils pourraient prendre à titre préventif. Partout, on croisait les prêtres de la déesse, se hâtant vers ses temples pour tenter de l’apaiser par des prières et des sacrifices. Apparemment, ils n’y parvinrent pas, car, au soir, on comptait déjà deux cent cinquante cadavres. Les familles finissaient à peine de laver un mort qu’un autre des leurs succombait et qu’elles devaient courir vers lui afin de le parer pour le voyage. Elles ne savaient plus où creuser des fosses dans les concessions. Bientôt les nattes funéraires manquèrent, ainsi que les moutons blancs et la volaille. Des malins se dirigèrent vers les agglomérations voisines dans l’espoir de s’en procurer et de faire de fructueux bénéfices, en tablant sur la douleur des parents des défunts. C’est ainsi qu’on échangea un poulet malingre contre deux sacs de cauris ou trois jarres d’huile de palme.

Sakpata ragea encore davantage au second jour. Les gens commencèrent à hasarder des explications. Sakpata était une déesse mahi dont Guézo avait introduit le culte. Ne manifestait-elle pas son mécontentement de voir les siens écrasés par ceux d’Abomey ? Ne manifestait-elle pas son aversion pour le pays où son culte était transplanté ? Ne s’insurgeait-elle pas contre le grand prêtre Misayi qu’avait nommé le roi ? Bref, on n’était pas loin des pensées sacrilèges.

Au quartier Okéadan, tout le monde tremblait pour Malobali. Certes il avait recommencé à s’alimenter et à faire quelques pas sans aide. Pourtant il demeurait un être sans défense qui, au premier appel de la déesse, viendrait grossir le cortège de ses suivants. Romana fit provision de tamarin dont les graines et les feuilles étaient en principe souveraines. Birame et Molara, qui pourtant venaient d’avoir un enfant, s’en souciaient moins que de Malobali. Quelqu’un ayant recommandé à titre préventif l’infusion de racines de cailcédrat, Birame se rendit jusqu’à Kana pour en trouver.

Le cortège de Sakpata grossissait sans cesse ; il n’y avait plus dans Abomey une famille qui ne soit endeuillée quand Malobali eut un accès de fièvre. Prise de panique, Romana fit venir un médecin qui venait de sauver les enfants d’une famille voisine. Mais celui-ci ne put se prononcer et prescrivit des cataplasmes de feuilles de baobab. Au soir, toute la maison respirait, car la fièvre était tombée. Trois jours plus tard, elle revenait au galop.

Romana qui était allée puiser de l’eau au canari entendit un grand cri. Courant jusqu’à la chambre, elle trouva Malobali tendu comme un arc, le corps dévoré de pustules qui s’étaient abattues sur lui aussi brusquement que des sauterelles sur un champ, les yeux noyés de larmes laiteuses. Quelques heures plus tard, il mourait dans ses bras.

À quoi pensa Malobali au moment de rejoindre Koutomé ? À Ayoavi qu’il avait violée, déchaînant sur sa tête la colère de la Terre ? Et n’était-ce pas celle-ci qui se vengeait par l’intermédiaire d’une autre déesse ? À Modupé qu’il n’épouserait jamais et à qui il ne ferait jamais de fils ? À Romana, perle jetée au pourceau qu’il était ? Non, il pensa aux deux seules femmes qui avaient compté dans sa vie. Nya et Sira. Que faisaient-elles au moment où il fermait les yeux ? Éprouvaient-elles une brusque douleur en plein cœur et relevaient-elles la tête, inquiètes, pour scruter les pans du ciel au-dessus des cailcédrats ? Ou bien continuaient-elles d’aller à travers les cours sableuses des concessions, donnant des ordres à leurs servantes ?

— Mère, je meurs et vous ne le savez pas !

Au moment même où l’esprit de Malobali quittait définitivement son corps, Sakpata s’apaisait. Elle avait ragé, parcouru la ville, épuisé ses prêtres pendant quarante et un jours et quarante et une nuits. Le nombre de ses adeptes avait triplé, frappés par une pareille démonstration de puissance. À toutes les portes de la ville, ses statues s’élevaient tandis qu’à Abomey, sur les tombes à présent plus nombreuses que les cases, s’étalaient ses mets favoris.

Cependant, au palais Singboji, l’angoisse régnait. Sakpata n’avait-elle pas promis de revenir chercher le roi Guézo lui-même ? Aussi, la faagbaji ne désemplissait pas de prêtres tentant de deviner le moment de ce retour fatal. Tout le jour, ils faisaient courir leurs noix de palme sur leurs plateaux divinatoires, mais Faa6 restait silencieux et ne révélait rien.

1- Nom donné aussi à Guézo.

2- On appelle ainsi les fêtes en l’honneur des rois défunts et des divinités.

3- Pièce ronde dans le palais royal où les bokono se tiennent en permanence à la disposition du roi.

4- Roi du Dahomey de 1775 à 1789.

5- Un des fils de Guézo.

6- Faa est le dieu fon de la divination (Ifa des Yoruba).