Manoel tourna la tête, fronçant les sourcils pour mieux prendre la mesure de son petit interlocuteur. Mulâtre assez noir, avec de beaux cheveux bouclés et une large bouche un peu mauve qui, plus tard, serait sensuelle et, pour l’instant, n’était que tremblante d’effroi. Il insista :
— Es-tu sûr de ce que tu racontes ?
L’enfant inclina la tête :
— Si vous ne me croyez pas, faites fouiller la maison. Vous trouverez les papiers que je vous dis. C’est un musulman et il connaît ceux de Bahia.
Il aurait été question d’un autre que Manoel aurait écarté ces accusations d’un coup d’épaule. Les esclaves de sa fazenda faisaient la prière le matin, le midi et le soir, accompagnaient les maîtres au rosaire et au Salve Regina, allumaient des cierges, brûlaient des rameaux bénits et répétaient avec ferveur : « Je crois à la sainte Croix ! »
Mais il s’agissait de Naba, de celui qui lui avait pris une femme dont il avait encore le désir. Aussi il murmura :
— Va me chercher le feitor1…
L’enfant ne bougea pas et Manoel l’apostropha :
— Eh bien, est-ce que tu ne m’as pas entendu ?
L’enfant tomba à genoux :
— Si j’ai dit la vérité, est-ce que vous me garderez auprès de vous ? Je suis votre fils, maître, pourquoi est-ce que vous ne me gardez pas auprès de vous ?
Manoel fut surpris, vaguement flatté. Il croyait l’enfant complètement acquis à sa mère et assura :
— Bien sûr, bien sûr, ta place est ici…
L’enfant détala.
Manoel Ignacio da Cunha était représentatif d’une génération de Portugais. Appartenant à une véritable famille d’aventuriers qui avait essaimé en Asie, à Madère et au cap Vert, se trouvant trop à l’étroit sur ce quart de péninsule, il était arrivé à Pernambouc et n’avait d’abord été qu’un simple agriculteur portant sa canne au seigneur du moulin, puis il s’était enrichi. Il envisageait à présent d’aller vivre à Recife et de laisser sa fazenda à la garde d’un homme de confiance. Profondément troublé par les propos d’Abiola, il monta auprès de sa femme Rosa et la trouva au lit, aussi jaune que l’oreiller venu des Indes sur lequel elle reposait. Elle l’écouta avec attention cependant que son cœur sautait de joie dans sa poitrine, toute chargée de médailles bénites, de reliquaires et de scapulaires. Enfin, elle tenait l’occasion de se venger d’Ayodélé :
— Je ne crois pas que ce soit lui. Il n’est qu’un pauvre fou inoffensif. C’est elle, c’est elle. J’ai remarqué en effet qu’elle s’absentait bien cinq fois dans la journée, c’est qu’elle allait à son sabbat…
Manoel reconnut là les élucubrations d’une femme jalouse, mais après ce qui venait de se passer à Bahia, où des musulmans avaient planifié une des révoltes les mieux conçues des dernières années, on ne pouvait être trop prudent. Il redescendit au rez-de-chaussée et se heurta au feitor, son chapeau de paille à la main. Le feitor Joaquim était son âme damnée, son homme de confiance, chargé, en fait, de faire marcher la fazenda. Il écouta son maître avec ahurissement et protesta :
— Il n’est pas musulman. Sorcier, je ne dis pas. Et puis, comment fomenter une révolte puisqu’il ne parle à personne ?
Puis, les deux hommes se regardèrent. Le feitor, lui aussi, avait à se plaindre d’Ayodélé qui, un soir où il lui avait frotté les seins, l’avait giflé. Ils se comprirent sans parler. Joaquim descendit vers les senzalas.
La fouille de la case de Naba révéla bien un feuillet couvert de mots arabes et des feuilles d’arbres portant ces mêmes caractères.
Accompagné de trois robustes esclaves, le feitor alla procéder à l’arrestation de Naba qu’on trouva dans son verger, sa pipe de maconha à la bouche. Il n’opposa aucune résistance et se laissa mettre les fers aux pieds.
Quand cette nouvelle se répandit dans la fazenda, elle causa une grande consternation. Tout le monde s’accorda à innocenter Naba, rappelant comment il avait soigné celui-là, soulagé celui-ci. Mais on accabla Ayodélé. C’était elle ! Est-ce qu’elle n’avait pas tenté de mettre sur pied, en liaison avec des gens de Bahia, la confrérie du « Seigneur Bon Jésus des aspirations et de la rédemption des hommes noirs », dont le but véritable était la libération des esclaves ? Est-ce qu’elle ne fricotait pas avec des sociétés d’affranchissement à Recife ? Des dizaines d’hommes et de femmes vinrent trouver le feitor ou Manoel lui-même pour jurer sur la croix qu’on l’avait vue le nez dans la poussière, égrenant un chapelet musulman de cinquante centimètres et de quatre-vingt-dix-neuf grains de bois, terminé par une grosse boule.
Le feitor et Manoel s’entendirent pour ne prêter aucune attention à ces délations. L’arrestation de Naba posait un grave problème. Ce n’était pas un esclave. Du moins pas un esclave de Manoel, même s’il vivait sur sa fazenda. Devait-on le considérer comme un homme libre ? Non, puisqu’il avait un acquéreur, un Hollandais qui l’avait payé en bonne monnaie et qui se trouvait quelque part dans le sertão. Alors, il était un fugitif ? Dans ce cas, pourquoi pendant tant d’années Manoel avait-il toléré sa présence sur ses terres ? Tout cela étant trop compliqué à démêler, Naba fut enfermé dans le cachot attenant à l’Habitation en attendant d’être expédié à Recife, le matin suivant.
Pendant que tout cela se passait, Ayodélé ne se trouvait pas sur la fazenda. On était dimanche, jour de repos. Aussitôt après la messe à la chapelle, toujours âpre au gain, elle avait chargé un char à bœufs de paniers de légumes et d’oranges et était partie les vendre dans les fazendas voisines. Puis elle s’était arrêtée pour laver les hardes de ses enfants dans l’eau claire du rio Capibaride qui serpentait à travers champs avant de rejoindre le rio Beberibe et de s’en aller irriguer Recife. De retour chez elle, elle trouva la case vide et les enfants en larmes. Une voisine compatissante la mit au courant.
Elle courut comme une folle jusqu’à l’Habitation et se jeta devant Manoel, assis dans un hamac sous la véranda.
Il regarda cette femme, qui l’avait tant nargué, en pleurs à ses pieds et déclara :
— Hé, je n’y peux rien. C’est ton propre fils qui l’a dénoncé. Ensuite nous avons trouvé des preuves.
Ayodélé se roula par terre :
— Maître, prends-moi, puisque c’est ça que tu veux !
La phrase irrita Manoel. Il n’entendait pas en effet que l’on dise qu’il se vengeait, mais qu’il rendait la justice. Il se fit cassant :
— Est-ce que tu veux que je te fasse donner le fouet ?
Elle supplia et comme elle relevait la tête vers lui, il songea combien il était stupide de ne pas profiter de son offre :
— Alors, permets-moi de descendre à Recife pour préparer sa défense.
Il faillit rire. Une esclave, une négresse qui parlait à peine le portugais prétendait se faire entendre des tribunaux royaux ? Il haussa les épaules et dit :
— Va au diable, si tu veux !
Le procès de Naba eut lieu dans une atmosphère houleuse.
Depuis une dizaines d’années, une série de révoltes d’esclaves et d’Africains émancipés se produisaient, tant à Bahia, qu’à Recife et dans les fazendas de l’intérieur. Elles divisaient l’opinion. Pour la majorité des Brésiliens, elles n’étaient que la manifestation des sentiments cruels et pervers des Noirs. Pour d’autres, ce n’était que justes représailles contre des maîtres inhumains. Pour une poignée d’intellectuels et de libéraux enfin, c’étaient les nobles manifestations d’êtres opprimés contre l’usurpation de leur liberté. En fait les arrivées massives de prisonniers, résultant de guerres et de troubles dans le golfe de Bénin, venaient donner une force nouvelle aux sentiments de révolte des esclaves, principalement des musulmans qui, à chaque arrivée de bateaux, parvenaient à être tenus au courant des progrès et des conquêtes de leurs coreligionnaires.
Enfin pour couronner le tout, ne venait-on pas d’apprendre que dans une île des Antilles, à Saint-Domingue, les esclaves avaient pris les armes et mené une véritable guerre de libération contre les Français ? Du coup, toutes les théories sur les Noirs « grands enfants inoffensifs », s’effondraient. Ces naïfs que l’on parquait à l’arrière des chapelles afin que leur odeur n’incommode ni curés ni fidèles, et qui chantaient en chœur :
Je me couche avec Dieu, je me lève avec lui
Avec la grâce de Dieu et du Saint-Esprit
Si je viens à mourir, illuminez-moi
Avec les torches de la Sainte-Trinité.
Ces naïfs, ces « grands enfants » soudain effrayaient leurs maîtres.
Naba apparut dans le prétoire, portant cette chemise de gros coton et ce pantalon de nankin dont on vêtait les prisonniers, et sembla ne rien comprendre à ce qui se passait autour de lui.
Quand on lui présenta le saint livre en lui demandant de jurer là-dessus, il demeura silencieux. À la question : « Es-tu musulman ? » il se borna à rire. Quand on lui donna à choisir entre un chapelet catholique et un chapelet musulman, il demeura immobile. De même entre une image de saint Gonçalves de Amarante et une calligraphie arabe. Par ailleurs, il fut impossible d’établir une quelconque relation avec les musulmans ou Malés2 de Bahia, ville où Naba n’avait jamais mis les pieds. On alla jusqu’à examiner son sexe et ceux de ses fils pour voir s’ils étaient circoncis. Certes, ils l’étaient ; mais c’était simplement une coutume africaine. En désespoir de cause, les juges orientèrent le procès vers une affaire de magie noire et les témoignages furent accablants. Or, si Naba ne se défendait pas, ce n’était pas parce qu’il ne comprenait pas que sa tête était en jeu. Mais parce qu’il était las. Depuis la chasse fatale qui l’avait séparé des siens, il n’avait plus goût à rien. Les fruits et les plantes, Ayodélé, ses fils eux-mêmes ne lui avaient pas redonné goût à l’existence. Il lui manquait la terre de Ségou, l’odeur du Joliba quand les eaux sont basses et que la berge s’émaille de coquillages d’huîtres, le to de sa mère agrémenté d’une sauce aux feuilles de baobab, l’incendie de la brousse au milieu du jour. Autrefois, à Saint-Louis, il avait voulu se laisser mourir. On l’avait sauvé. À présent, il n’en pouvait plus. Quand il songeait à Ayodélé, il éprouvait un peu de remords. Puis il se disait qu’elle était jeune et belle. Un homme la consolerait. Il n’était tenté de vivre qu’en pensant à ses fils : Olufémi, Kayodé, Babatundé3, le dernier surtout, né après la mort de Dousika et réincarnation de l’ancêtre. Pourtant de quelle utilité est un père esclave ? Quel modèle peut-il offrir à ses enfants ? Jamais il ne prendrait la main de Babatundé dans la sienne pour le mener à la chasse au lion à l’arc.
Le lion jaune au reflet fauve
Le lion qui délaissant les biens des hommes
Se repaît de ce qui vit en liberté…
Jamais il ne ferait de lui un karamoko. Alors à quoi bon ?
À quoi bon vivre sans liberté ? Sans orgueil de soi-même ? Autant mourir. Pendant le procès, le ganhador José ne resta pas inactif. Il fit agir la société d’affranchissement à laquelle il appartenait, qui adressa une pétition à Joāo VI à Rio pour implorer sa clémence. Malheureusement, quand cette lettre atteignit le roi, on venait de découvrir une autre révolte. Celle d’Antonio et Balthazar, tous deux esclaves de Francisco de Chagas, tous deux Haoussas. La fouille de leurs cases avait révélé quatre cents flèches, de la corde destinée à faire des arcs, des fusils, et des pistolets. Joāo demanda donc aux tribunaux la plus grande sévérité et donna l’ordre que tout esclave rencontré dans la rue ou hors de chez son maître après 9 heures du soir soit mis en prison et condamné à recevoir cent coups de fouet.
Dans l’ignorance de tous ces événements, jusqu’au dernier moment Ayodélé garda bon espoir. Le souvenir de ses années de vie avec Naba passait et repassait dans sa tête. Depuis le jour où il s’était approché d’elle avec son sac d’oranges dans la maison des esclaves de Gorée, jusqu’à sa disparition vers le sertāo et sa réapparition dans la fazenda de Manoel. Alors il n’avait pas regardé la calebasse de son ventre. Il lui avait souri et, dépliant son mouchoir, il lui avait montré deux goyaves d’un rose jaunâtre. Puis pour elle, il avait bâti la maison à la lisière des champs de canne à sucre.
Naba qui avait couvert sa honte.
Naba qui l’avait réconciliée avec elle-même.
Il faisait chaud dans ce prétoire. Les juges parlaient une langue à laquelle elle ne comprenait rien, ce portugais des gens instruits qui ne ressemble nullement au jargon mêlé de mots africains qu’employaient Manoel et le feitor. Elle ne distinguait pas le visage de Naba et c’était comme si elle l’avait déjà perdu, séparés qu’ils étaient par des fauteuils, des bancs, des hommes, des prêtres, des juges.
À un moment, le ganhador José, qui se tenait près d’elle, lui prit le bras et elle sut que le verdict avait été rendu. Ils sortirent dans la rue incendiée de lumière où des arbres trop rares répandaient leur ombre.
Il n’y avait rien à dire.
Où allaient-ils ? Elle s’effondra sur le pont Santo Antonio, un glissement très doux, presque furtif, comme celui d’un animal qui a tenu jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Un animal ou un esclave. Parfois, à la fazenda, un homme, une femme s’écroulait ainsi, sans une plainte. Comme on se trouvait non loin de l’hôpital Santa Casa de Misericordia, le ganhador et ses amis la transportèrent jusque-là.
Il n’y avait rien à dire. Il n’y avait rien à faire. Un sorcier, ou un musulman, peu importe, avait été condamné à mort. Pour la plus grande gloire de Dieu.
Un Noir avait été condamné à mort. Pour la plus grande paix des Blancs.
Pendant longtemps, la vie pour Ayodélé ne fut qu’un rectangle bleu de ciel, un goût d’eau de mélisse, de temps en temps la douleur d’une saignée au bras, les cornettes blanches des religieuses, pareilles à de grands oiseaux marins. Puis un jour, elle reconnut les visages de ses enfants. Olufémi. Kayodé. Babatundé. Où était Abiola ? Alors elle se souvint et pleura.
Réapprendre la vie quand il n’y a plus de raisons de vivre. Parler du lendemain quand il n’y a pas d’avenir. Voir le soleil se lever quand il n’y a plus de jour. Un matin, un prêtre vint la voir, père Joaquim, un de ces mystiques qui se plaisent dans la compagnie des déshérités et des hérétiques. Il lui donna le repentir de ses fautes. Bientôt, elle ne se fit appeler que Romana. Bientôt elle communia.
La première fois qu’elle communia, elle eut une vision. Le ciel s’entrouvrait et la Vierge Marie, tenant dans ses bras l’Enfant Jésus, lui lançait une rose. Père Joaquim et les religieuses furent contents.
Enfin, elle fut assez vaillante pour quitter l’hôpital. C’est alors que père Joaquim et les religieuses l’informèrent. Compagne d’un féticeiro4 qui avait défrayé la chronique, elle était déclarée indésirable au Brésil et condamnée avec ses trois enfants à la déportation en Afrique.
Le navire sur lequel elle prit place, l’Amizade, avait jeté l’ancre à la pointe de l’île das Cobras. On y embarquait, outre Romana, des Malés qui, une fois de plus, avaient fait couler le sang à Bahia et des familles noires qui étaient parvenues à acheter affranchissement et passeports. Sur le pont se trouvaient entassés des corps, des malles, des ballots, des bouteilles, des instruments de musique, des cages d’oiseaux, tout l’attirail de la misère. Les enfants, que les religieuses avaient ôtés au ganhador José à cause de l’abomination de son péché et placés pendant la maladie de leur mère à l’orphelinat de Santa Casa, regardaient la côte du Brésil, l’or des plages contrastant avec la frange vert sombre des palmiers. À l’exception de Babatundé, trop jeune, ils avaient le cœur gros. Où était leur père ? Qui avait changé leur mère ? Ils ne la reconnaissaient plus dans cette femme austère, le visage creusé, toute vêtue de noir et qui ne parlait que de Dieu.