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Mandé Diarra avait raison, la mort subite d’Amadou Cheikou obligea la délégation de Ségou à demeurer près de trois mois à Hamdallay.

Il y eut d’abord le deuil officiel pendant lequel aucune réunion du Conseil ne fut tenue. Puis la dépouille d’Amadou Cheikou enveloppée des sept pièces de vêtement, le pantalon, le bonnet, le turban dont l’extrémité était ramenée vers le visage, les couvertures formant capuchon, fut mise en terre à côté de celle de son père à l’intérieur de la concession où ils avaient vécu.

Après cette inhumation à laquelle n’assistaient que les parents et les membres influents du royaume, des lettres furent envoyées à travers le Macina et aux pays amis afin de les convier à l’intronisation du nouveau souverain, Amadou Amadou.

Amadou Amadou était encore très jeune. Il avait été gâté, couvé par sa mère et sa grand-mère et, de ce fait, il était incapable de prendre une décision. Aussi, il fut une proie parfaite entre les mains du cheikh El-Bekkay qui n’eut aucune peine à lui faire adopter la même politique que son père. On sut bientôt qu’il lui avait fait signer une charte en dix points dont le premier répétait la nécessité de l’alliance avec Ségou contre El-Hadj Omar.

Les Bambaras se rongeaient le sang. À leurs yeux, Hamdallay était une ville horrible, retranchée derrière ses murs comme une femme prude dans sa case. Les jours y étaient monotones, entrecoupés des sempiternels appels des muezzins après lesquels les hommes s’aggloméraient comme des moutons qui bêlent vers l’est. Les soirées y étaient plus éprouvantes encore, sans veillées autour du feu, sans contes, sans danses en commun. Parfois la voix grêle d’un dimadio1 s’élevait, accompagnée d’un ridicule instrument aussi peu mélodieux qu’elle. Les funérailles d’Amadou Cheikou les choquèrent profondément. Cela, des funérailles royales ? Où étaient les offrandes ? Où étaient les sacrifices ? Les chants et la musique ? La récitation des généalogies et des hauts faits de la famille du défunt ? Ils comparaient cette cérémonie hâtive et sans grandeur à celles qui accompagnaient la disparition des Mansa à Ségou.

Un matin, Amadou Amadou les fit convoquer. Un vrai bimi que celui-là ! Le teint très clair, les cheveux bouclés comme ceux d’un Maure, vêtu avec une extrême simplicité d’un caftan blanc sans broderies et cependant subtilement arrogant. Il était entouré des membres du Grand Conseil au complet. Même ceux qui résidaient dans l’arrière-pays du Fakala ou sur les bords du lac Debo étaient présents ainsi que les amirabe2 des différentes régions du royaume. On commença par réciter les prières. Ces prières qui exaspéraient les Bambaras :

— « Ô Dieu, bénis notre seigneur Mohammed, celui qui a ouvert ce qui était fermé, qui a clos ce qui a précédé, qui soutient la vérité par la vérité… »

Enfin on put s’asseoir.

Amadou Amadou prit la parole et annonça sobrement :

— Le Kaarta est aux mains d’El-Hadj Omar. Le Mansa Mamadi Kandian accepte de se convertir à l’islam. Cette lettre que le Toucouleur m’a adressée le confirme.

Le Kaarta ! Le royaume bambara du Kaarta ! Celui-là même qu’avait fondé Niangolo Coulibali alors que son frère s’installait à Ségou ! Certes les querelles entre les deux royaumes bambaras n’avaient pas manqué. Pourtant à l’annonce de cette nouvelle, elles furent oubliées. Il n’y eut de place que pour le chagrin, et le désir de revanche. Amadou Amadou tendit à Mohammed, seul membre de la délégation bambara capable de lire, un parchemin qu’authentifiait un sceau circulaire. Il portait l’écriture d’El-Hadj Omar. Mohammed le parcourut des yeux avant d’en donner connaissance aux siens.

« Les infidèles du Kaarta sont soumis. Ce pays est effacé de la carte. Telle a été la volonté de Dieu. Je ne veux que réformer autant que je puis. Mon assistance n’est qu’en Allah. Formons un seul groupe contre ses ennemis, contre nos ennemis et les ennemis de nos pères, les polythéistes ! Les seuls sentiments qui conviennent entre nous, ce sont l’amour, l’affection, le respect et la considération… »

Le silence se fit dans la salle. Les Bambaras étaient terrifiés. Si le Kaarta était défait, si Mamadi Kandian s’était converti, tout pouvait arriver.

Amadou Amadou reprit la parole :

— Je ne vous cacherai pas que je n’ai pas avec moi l’unanimité du Grand Conseil. Je dirai même que j’ai dû forcer la volonté d’hommes plus sages et plus expérimentés que moi. Néanmoins voici la décision que j’ai prise. Sous la conduite d’Alhadji Guidado et de Hambarké Samatata, un groupe va vous accompagner à Ségou pour briser vos cases-fétiches et prendre acte de la conversion de votre Mansa…

Mohammed lui-même fut atterré. Il ne partageait plus la religion des ancêtres. Mais de là à briser les cases-fétiches ! Le peuple de Ségou ne s’y prêterait jamais ! Dans toutes les concessions, ce serait la révolte. Le royaume vacillerait ! Amadou Amadou poursuivit :

— Si vous acceptez, alors je ferai parvenir une lettre à El-Hadj Omar l’informant que Ségou est entrée dans mon allégeance. Ainsi, il ne pourra plus vous attaquer et la paix sera respectée…

« Ségou est entrée dans mon allégeance ! » Paroles inacceptables ! Emporté par la fureur, Mandé Diarra se leva dans l’intention évidente de souffleter ce Peul. On dut le retenir. La délégation bambara se retira dans le plus grand désordre.

Au sortir de la salle aux Sept Portes où se tenait le Conseil, Mohammed se heurta à Alfa Guidado. Alors qu’il aurait pu profiter de la retraite qui suit les noces et pendant laquelle l’épousée est toute au souci de son compagnon, Alfa quittait sa maison chaque soir pour visiter son ami et restait avec lui fort avant dans la nuit. Les deux garçons ne parlaient jamais d’Ayisha. Au début, Mohammed avait bien été tenté de lui demander comment il se comportait avec sa femme, s’il lui avait pardonné et même s’il avait consommé son mariage. Puis il s’était retenu. Puisqu’il faisait l’effort de rayer de ses pensées une femme qui avait failli le pousser au plus grave des péchés, pourquoi s’en enquérir ? Alors, Alfa et Mohammed discutaient interminablement des hadith, de l’avenir du Macina et de Ségou et surtout de l’apparition surnaturelle de Tiékoro. Cette dernière ne surprenait pas Alfa :

— Tu sais, quand un homme possède les pleines lumières de la religion au-dedans, il peut tout. Ton père était un saint. Il a pu venir à toi… Et je ne serais pas étonné s’il revenait à tous les grands moments de ta vie…

Alfa passa le bras sous celui de Mohammed :

— Goré3, quand tu repartiras pour Ségou, je t’y accompagnerai. J’ai obtenu de mon père l’autorisation de faire partie de la délégation du Macina…

Mohammed se dégagea avec une violence qui le surprit lui-même et s’écria :

— Ne sois pas si sûr de toi ! Nous n’avons pas encore décidé d’accepter vos propositions.

Alfa le fixa avec tristesse et dit d’un ton de commisération :

— Vous n’avez pas le choix…

Pour la première fois, les deux garçons s’opposaient, car, pour la première fois, Mohammed se pensait en Bambara et non en musulman. Il n’avait jamais oublié la leçon que lui avait faite son père en lui annonçant son départ pour Hamdallay : « Les croyants, même s’ils sont éloignés par la parenté et la distance, sont « frères » parce que, par la religion, ils remontent à une même origine, la foi. »

En outre, il avait grandi à côté d’Alfa Guidado, forgeant à l’écoute des mêmes maîtres son intelligence et sa sensibilité. Et voilà que soudain il se trouvait retranché de lui, prêt à assumer un héritage qu’il ne connaissait même pas entièrement et que, d’une certaine manière, il avait appris à mépriser. Ségou était en lui. Il la revendiquait.

Avec ses cases-fétiches. Avec ses sacrifices sanglants. Avec ses pratiques sombres et mystérieuses.

Hamdallay généralement si calme était en émoi. La mort d’Amadou Cheikou, l’installation du nouveau souverain, l’annonce de la chute du Kaarta, c’est-à-dire de l’entrée d’El-Hadj Omar dans une région que seul le Macina se croyait chargé de convertir, tous ces événements avaient fini par briser la réserve imposée à la fois par l’islam et par l’éducation peule. On voyait même des femmes attroupées aux carrefours, à l’écoute des nouvelles qui circulaient, venues on ne savait d’où. Les maîtres désertaient les écoles coraniques et les enfants retrouvaient la joie, les rires, le chahut. De grands bœufs sans surveillance broutaient les tiges de mil des kakka entourant les maisons. Alfa et Mohammed se séparèrent devant la demeure où étaient logés les Bambaras. Pour la première fois, ils n’éprouvaient pas le désir d’être ensemble.

 

Et pourtant Alfa avait raison. Ségou ne pouvait pas refuser les propositions d’Amadou Amadou. Il fallait accepter l’alliance. El-Hadj Omar était trop puissant. Ses armées, animées d’une force trop redoutable.

À Guémou-Banka, il avait fait tuer tous les hommes.

À Baroumba, il avait fait passer toute la population au fil de l’épée.

À Sirimana, il avait fait exécuter six cents hommes et emmener en captivité des milliers de prisonniers.

À Nioro du Kaarta, sa conduite avait été particulièrement sanguinaire. Il avait d’abord épargné le Mansa, qui assurait vouloir se convertir à l’islam. Puis, revenant sur sa décision, il l’avait fait décapiter devant ses femmes et ses enfants avant d’exécuter ceux-ci un à un. Ensuite il avait permis à ses disciples de massacrer la population d’abord à l’arme blanche, puis au fusil. Les morts ne se comptaient plus.

On finissait par se demander si El-Hadj Omar était un homme né d’une femme. Est-ce que ce n’était pas l’instrument d’une terrible fureur des dieux et des ancêtres ? Pourtant, quels crimes pouvaient les irriter à ce point ? Aussi Mandé Diarra, après réflexion, prit une décision sage. Retourner à Ségou avec la délégation du Macina. Soumettre ses propositions au Mansa.

Quelle douleur que de découvrir un ennemi en celui que l’on aimait comme un autre soi-même ! Mohammed faisait cette expérience en cheminant à côté d’Alfa.

En apparence, rien n’était changé entre eux. Et pourtant rien n’était plus comme avant. Alfa était un Peul du Macina dont Ségou allait peut-être subir la loi.

Alors ils traversaient sans parler des pays que l’hivernage rendait aussi sombres que leur humeur. Évitant le Joliba en crue, ils prirent la route de Tayawal, franchissant le Bani à des jours de marche de Djenné. Pas un homme en vue. Les paysans se terraient dans leurs villages qu’ils avaient hâtivement fortifiés. Des troupeaux de buffles venaient regarder les chevaux tandis que le chant des griots bambaras qui accompagnaient leurs maîtres faisait fuir les gazelles, taches fauves au pied des arbres à karité.

Les hommes passèrent la nuit dans un camp édifié par les esclaves peuls habitués par les anciennes traditions nomades à se protéger partout contre la nature. Ceux-ci coupaient de jeunes branches aux arbres à karité, les fichaient en terre et enroulaient autour d’elles de grandes nattes en secco4 maintenues par des tiges de mil. Ils arrivèrent à Ségou avant le milieu du jour.

Mohammed ne s’était jamais demandé s’il aimait Ségou. Quand il y était revenu, après ses études, il avait éprouvé beaucoup de joie à la retrouver. C’était un lieu où il avait été un enfant, gâté par sa mère et ses sœurs. Un lieu de souvenirs personnels, intimes. Brusquement, il découvrait la ville avec d’autres yeux.

Les murailles de terre s’élevaient au-dessus de l’eau grise du Joliba. Mais, au lieu de l’habituelle cohue des femmes, des enfants et des pêcheurs, il y avait tout autour un entassement de cases de paille, de tentes de peau, d’abris rudimentaires et pathétiques.

C’étaient ceux des Bambaras rescapés du sac de Nioro qui avaient rejoint le royaume de Ségou dans l’espoir d’y trouver protection. Visages creusés. Corps ravagés. Les hommes avaient vu violer leurs femmes et leurs filles. Les femmes avaient vu éventrer leurs maris. Les enfants avaient perdu père et mère et ne devaient d’être en vie qu’à la puissante solidarité des femmes, chaque mère accrochant deux bébés à ses seins, attachant deux enfants à son dos. Debout sur un monticule de terre, un griot chantait. Les disciples d’El-Hadj Omar avaient massacré ses trois fils et s’étaient partagé ses femmes qui avaient le malheur d’être belles. Alors il ne pouvait plus que chanter :

La guerre est bonne puisqu’elle enrichit nos rois.

Femmes, captifs, bétail, elle leur procure tout cela.

La guerre est sainte puisqu’elle fait de nous des musulmans.

La guerre est sainte et bonne,

Qu’elle embrase donc nos ciels

De Dinguiraye à Tombouctou,

De Guémou à Djenné…

En entendant ce chant, Mohammed ne put retenir ses larmes. Certes, El-Hadj Omar faisait la guerre au nom d’Allah, le seul vrai Dieu ! C’était le jihad ! Pourtant ce peuple était le sien. Ses plaies les siennes, et il se surprenait à haïr un Dieu qui se manifestait ainsi par le fer et le feu ! Il arrêta son cheval devant le griot, véritable épouvantail humain avec sa mitre de cuir constellée de cauris en lambeaux, son corps presque nu dissimulé tant bien que mal dans une peau de chèvre, ses plaies ouvertes et suppurantes.

— Comment t’appelles-tu ?

L’homme le fixa de ses yeux noircis par toute la souffrance du monde :

— Faraman Kouyaté, maître !

— Suis-moi !

Claudiquant sur ses pieds blessés, enveloppés de feuilles de baobab, l’homme le suivit. Et toujours il chantait :

Ah oui, la guerre est sainte et bonne,

Qu’elle embrase donc nos ciels…

La délégation du Macina entra dans le palais du Mansa, où elle devait être logée, accompagnée des dignitaires bambaras. Mohammed prit le chemin de la concession familiale, ralentissant le trot de son cheval afin de ne pas trop distancer Faraman. Il était heureux d’être séparé d’Alfa. En d’autres temps, il n’aurait pas manqué de le loger chez lui, de partager avec lui une case, de le présenter aux siens, en particulier à Olubunmi. À présent, en agissant ainsi, il aurait l’impression d’être un traître. N’était-il pas tout simplement un mauvais musulman ? Déjà, l’amour d’une femme l’avait emporté dans son cœur sur l’amour de Dieu. À présent, l’attachement pour ceux de son peuple l’emportait sur la fraternité de l’islam. Il pensa à son père. Lui qui avait reçu El-Hadj Omar. Créé une zaouïa. Tenu tête à un roi. Un sentiment d’indignité l’envahit. Jamais il n’égalerait ce modèle.

Olubunmi, qui avait entendu annoncer l’arrivée de la délégation, se tenait à l’entrée de la concession avec Mustapha, le petit Kosa et d’autres frères. Les deux garçons se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et s’étreignirent.

Par jeu, Olubunmi railla :

— Eh bien, le bimi est de retour…

Le bimi ? C’est vrai qu’il avait du sang peul par sa mère. Mohammed s’aperçut qu’il l’avait oublié. Passant le bras sous celui d’Olubunmi, il entra dans la concession, retrouvant avec bonheur le solide alignement des cases, le dubale central, l’odeur des fumigations de mākalanikama qui favorise l’unité de la famille.

Olubunmi, tout heureux de retrouver son compagnon favori, bavardait sans arrêt :

— Est-ce que tu sais que Yassa a accouché d’un fils ? On l’a baptisé Fanko… C’est donc mon homonyme et j’en prends grand soin. Alors tout le monde se moque de moi et me demande si je suis devenu femme.

Mohammed s’aperçut alors que Faraman n’avait pas cessé de le suivre sans mot dire, attendant qu’il daigne se soucier de lui. Il eut un peu honte de sa légèreté. Prenant le griot par la main, il le conduisit à la cour où habitait la bara muso de Tiéfolo afin qu’elle lui donne le vivre et le couvert.

 

Le Mansa Demba accepta les propositions d’Amadou Amadou transmises par la délégation du Macina.

Sous la supervision des Peuls, de petits groupes de tondyons entrèrent dans chaque maison de Ségou, traversant l’enfilade des cours jusqu’aux cases où s’abritaient les pembélé et les boli. Ils les ramenèrent au jour, puis les portèrent sur la place du Palais où avait lieu l’autodafé auquel présidaient Alhajdi Guidado et Hambarké Samatata, flanqués des marabouts royaux. Un feu crépitant rongea les poils, les écorces, les racines, les billots, les queues d’animaux qui les composaient. De tous les coins de la ville, les tondyons ramenaient des moissons d’objets sacrés, brisant les pierres rouges qui représentaient les ancêtres et ne pouvaient brûler. Puis ils s’attaquèrent au quartier des forgerons-féticheurs adossé à la muraille non loin de la porte Mougou Sousou. Les outils des grands ancêtres cachés dans des trous du sol, rappel des anciennes habitations souterraines des forgerons à Gwonna, furent tirés de leurs sanctuaires. Comme on ne pouvait enflammer le fer des houes, des pioches et des haches que l’on trouvait dans les forges, on arracha le bois des manches, puis on traîna ces hommes saints sur la place où on les dépouilla des colliers de cornes d’animaux, de dents, de plumes et de feuilles qu’ils portaient autour du cou, ainsi que de leurs ceintures d’objets magiques. Ensuite on les força de s’agenouiller afin qu’un barbier rase leurs têtes vénérables. À chaque mèche de cheveux qui tombait, la foule massée sur l’esplanade du palais faisait entendre un gémissement de douleur et de colère. Dans l’excès de son zèle, un tondyon déchira le vêtement fait de fibres végétales d’un grand prêtre du Komo et le vieillard resta là stupéfait, exposant aux regards son corps noueux, ravagé par l’âge.

Quel était le calcul du Mansa ? Les gens ne comprenaient pas. Comment espérait-il, en tournant le dos aux dieux de Ségou et en insultant les ancêtres qui l’avaient protégé, préserver sa puissance ? Aveuglement, folie ! Après pareils crimes, le nom de Ségou disparaîtrait de la surface de la terre. Ou alors, il deviendrait celui d’une misérable bourgade végétant au bord de son fleuve dont le monde ne saurait rien. Les gens diraient : « Ségou, mais où est-ce ? »

Les hommes hésitaient. Fallait-il s’élancer et défendre les fétiches ? Attention, les tondyons avaient des fusils et ces salauds n’hésiteraient pas à tirer. Alors demeurer là, les bras croisés ? N’était-ce pas se rendre complice, prendre sur ses épaules une part du forfait et de la punition qui s’ensuivrait ?

Parallèlement à cet autodafé, d’autres tondyons et d’autres Peuls parcouraient la ville et prenaient note de l’emplacement des mosquées. Ils ne prenaient pas en compte les mosquées des Somonos et des Maures, puisqu’il s’agissait de communautés traditionnellement islamisées. Ils ne s’estimaient satisfaits que si l’iman, le muezzin, les fidèles étaient des Bambaras. Aussi, supercherie des supercheries, le Mansa avait dépêché des gens en robe longue et le crâne rasé qui psalmodiaient en chœur :

— Al hamdu lillahi5 !

— La ilaha ill’Allah6 !

Et autres phrases obscènes. De même, ils dénombraient les écoles coraniques, interrogeant les maîtres sur le nombre d’élèves et le niveau d’études. Parfois ils leur posaient des colles :

— En quoi consiste l’ihsan7 ?

— Quel est l’enseignement caché de la shahada ?

Dûment chapitrés, les pseudo-maîtres d’école répondaient à la perfection.

Qui avait organisé cette mascarade, c’était la question que Mohammed se posait. Les Peuls du Macina savaient bien qu’ils n’avaient point affaire à de véritables musulmans, que les grands fétiches royaux demeuraient intacts à l’abri des cases aux autels du palais, où l’on détenait aussi quelques albinos qui pourraient être rituellement offerts à Faro si besoin en était. Ils n’ignoraient pas que ces conversions ostentatoires ne signifiaient rien et n’avaient aucun effet sur la masse des habitants, qui n’auraient rien de plus pressé que de demander aux féticheurs de refaire des boli ou des pembélé en redoublant de sacrifices pour tenter d’apaiser les dieux. Quelle honteuse alliance se tramait, et autour de quoi ? Dans quel but ? Le mépris et la colère se disputaient dans son cœur.

Suivi de Faraman Kouyaté qui ne le quittait guère, Mohammed était là sur la place du Palais quand un homme s’approcha de lui :

— Est-ce que tu n’es pas un Traoré, toi, fils de Tiékoro Traoré, petit-fils de Dousika ?

Mohammed acquiesça. L’homme eut un geste vif :

— Alors, hâte-toi. Le malheur vient d’entrer chez toi.

Mohammed prit ses jambes à son cou.

1- Esclave peul.

2- Chefs militaires peuls.

3- Ami, frère, en peul.

4- Paille séchée de palmier-doum.

5- Loué soit Dieu.

6- Il n’y a de dieu que Dieu. C’est la shahada.

7- Comportement parfait.