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Eucaristus toucha le bras de Malobali et murmura :

— Raconte-moi une histoire…

Malobali réfléchit, puis commença :

« Souroukou et Badéni se rencontrèrent. Badéni crut que Souroukou était sa mère. Aussi, il courut après elle et se mit à la téter. Souroukou voulut se dégager et prendre Badéni par la tête. Mais brusquement elle enleva d’un coup de dents toutes ses propres parties sexuelles. Alors elle cria “Ah, ce Badéni tète vraiment trop fort.” »

Eucaristus, le dernier-né des fils de Romana, éclata de rire. Quand Malobali parlait ainsi, remontait dans sa mémoire le souvenir confus de son père. Il était si jeune quand il était mort ! Trois ans à peine. Et depuis sa mère ne prononçait jamais son nom, comme s’il avait été enterré dans un champ maudit sur lequel on laisse pousser arbres, plantes et broussailles sans jamais sarcler ni défricher. Quand Malobali lui disait un conte, il croyait revoir un homme très grand, à carrure imposante, très doux, plus tendre que sa mère. Il croyait entendre les accents d’une langue qui n’était pas le yoruba. À quel peuple appartenait son père ? Il n’osait interroger Romana, car il savait qu’elle lui répondrait d’un coup de palmatoire ou d’un soufflet sur la bouche. Câlinement, il appuya la tête contre l’épaule de Malobali :

— Raconte-moi à présent l’histoire de ta naissance…

Malobali rit :

— Mais ce n’est pas un conte. Le jour même de ma naissance, un Blanc se tenait à la porte de Ségou et demandait à être reçu par le Mansa. D’où venait-il ? Que voulait-il ? Personne ne le savait. Aussi les féticheurs crurent que c’était le déguisement d’un mauvais esprit puisque sa peau avait la couleur de celle d’un albinos…

— Pourquoi a-t-on peur des albinos ?

À ce moment, une petite servante entra dans la pièce où l’homme et l’enfant se tenaient et murmura :

— Iya te demande, Samuel !

Romana se tenait à l’intérieur de la maison. Elle venait visiblement de prendre son bain, car sa peau, huilée et brillante, exhalait un faible parfum. Elle leva la tête vers Malobali et lui reprocha :

— Eh bien, tu viens voir Eucaristus et tu ne me salues même pas !

Il s’excusa avec un sourire :

— Je croyais que tu dormais, senhora…

Elle lui désigna un siège :

— Je voudrais te proposer une affaire, une association. Je sais que tu réussis fort bien dans le commerce de l’huile de palme. Je voudrais m’y associer…

— Comment cela ?

Homme obtus, qui ne comprenait pas qu’elle se souciait peu de palmiers, de palmistes et d’huile de palme ! Elle poursuivit :

— Eh bien, je voudrais que tu t’engages à me livrer ici chaque semaine trois à cinq paniers de noix. J’ai suffisamment de domestiques et d’esclaves pour faire le reste…

Malobali réfléchit. Il n’avait aucune envie d’entrer dans une association trop étroite avec Romana, car sa présence lui inspirait une sorte de terreur. Son extrême nervosité le dérangeait, puisqu’il n’osait lui attribuer la seule cause possible. Il répondit :

— Tu sais bien que je ne suis pas mon maître. Je dois en parler à José Domingos.

Elle soupira :

— Il me hait…

Il haussa les épaules :

— Pourquoi te haïrait-il ?

— Parce qu’on hait les femmes, on les méprise, on ne veut pas qu’elles prennent des initiatives.

Ces paroles semblèrent à Malobali parfaitement incompréhensibles et, comme il ne trouvait rien à dire là-dessus, Romana poursuivit :

— Tu sais, la vie est très difficile pour une femme sans mari.

À présent, Malobali se retrouvait sur un terrain qu’il pouvait appréhender et rétorqua :

— Mais pourquoi restes-tu sans mari ? Tu es…

Pour la première fois peut-être, il la regarda bien en face, remarquant combien elle était fragile et termina sa phrase avec sincérité :

— … belle…

— Aussi belle que Modupé ?

Aucun doute n’était possible. Malobali avait vu trop de femmes pâmées devant lui pour ne pas être éclairé. Il se leva vivement comme un homme face à un serpent dans la brousse et balbutia :

— Iya, Eucaristus m’attend, je vais lui raconter la fin de l’histoire…

Il l’appelait Iya pour la rappeler au respect d’elle-même. Mais comme il prononçait ce mot, de façon incorrecte en appuyant à tort sur la première syllabe et en négligeant la hauteur de ton, elle se redressa et se jeta contre lui :

— Autrefois quelqu’un m’appelait comme cela.

Malobali referma les bras autour d’elle et, emporté par l’habitude, allait faire ce qu’à l’évidence on attendait de lui, puis une intuition lui souffla qu’avec ce corps frêle entraient dans sa vie des sentiments dangereux, inconnus : la passion, la possessivité, la jalousie, la terreur du péché. Il se ressaisit, la repoussa fermement sur sa natte et s’en alla.

Eucaristus, qui le guettait sous les orangers, le vit s’en aller à grands pas.

Quand Romana réalisa qu’elle était seule, elle fut d’abord pétrifiée. Ainsi, elle s’était offerte, elle avait enfreint le septième commandement, elle avait profané la mémoire de son époux et elle avait été refusée. Épouvantée, elle poussa un cri tel que les petites servantes plongeant leurs mains dans l’eau savonneuse, les enfants et les proches voisins l’entendirent.

Ce cri vrilla les oreilles de Malobali et lui fit pousser instantanément des ailes aux chevilles. Il se mit à courir ventre à terre et les gens sortaient devant les cases pour voir ce voleur fuyant après son forfait.

Il se retrouva sur la plage, du sable blanc et fin sous les pieds et se laissa tomber sur un tronc de cocotier rongé de sel et de mousse qui s’effondra doucement sous son poids. Au large flottaient une goélette et un sloop. Ah ! Refaire son existence au Brésil, à Cuba, n’importe où !

Malobali regardait le visage de sa vie et le haïssait comme celui d’une catin rencontrée dans une case immonde, mais avec laquelle il fallait désormais partager ses jours.

Comme il se tenait là, la tête entre les mains, un homme s’approcha de lui et, l’ayant observé à la dérobée, lui adressa la parole :

— Est-ce que tu n’es pas Samuel, l’associé de José Domingos ?

Malobali lui tourna le dos. Il n’allait pas cette fois encore se laisser prendre aux conseils d’ancêtres faussement compatissants, en réalité décidés à le perdre ! Néanmoins l’homme insista :

— Si tu veux, partons pour Badagry. Ou Calabar. C’est là qu’est l’avenir ! En trois mois, nous pourrions être habillés de soie et de velours comme Chacha Ajinakou lui-même…

Non ! S’il devait quitter le pays, ce serait pour retourner chez lui. Pourtant, y parviendrait-il jamais ? Il sentait bien qu’il s’était rendu bien plus coupable en refusant de faire l’amour avec Romana qu’en lui cédant. Comment, comment se vengerait-elle ?

Une chaloupe se détacha de la rive, chargée de malheureux qu’on allait jeter fers aux pieds dans le ventre du sloop. Le vent porta aux narines de Malobali leur odeur de sueur et de souffrance.

 

Pendant ce temps, une armée d’Agoudas en colère envahissait la cour de la maison de Chacha Ajinakou. Alerté, Chacha sortit drapé dans une robe de chambre, car il était au lit cuvant un excès d’aguardente. Francisco d’Almeida, un mulâtre revenu de Bahia l’année précédente, ôta en signe de respect la calotte en filet qu’il portait sur la tête et fit :

— Donne-nous Samuel, Chacha. Il a violé la senhora da Cunha…

Bien qu’il fût de fort mauvaise humeur, Chacha éclata de rire :

— Qui vous a raconté cette histoire ?

— Il y a des témoins, Chacha…

Chacha haussa les épaules :

— Des témoins ? Alors, ce n’est plus un viol…

Néanmoins, il donna l’ordre à un esclave d’aller chercher Malobali afin qu’il se justifie. Au moment où l’esclave, revenant seul, annonçait sa disparition, ce qui provoqua de vives réactions parmi les Agoudas, Malobali apparut dans la cour, le front bas, signifiant dans toute son attitude qu’il savait déjà de quoi on l’accusait. Chacha se tourna vers lui :

— Samuel, ceux qui sont ici sont venus me présenter une affaire très grave. Il paraît que tu as violé la senhora da Cunha…

Malobali releva la tête et fixa Chacha avec désarroi :

— Qui leur a dit cela ?

Francisco fit haineusement :

— Mais la senhora elle-même, et tout le voisinage a entendu les cris qu’elle poussait en se défendant contre toi. Même le petit Eucaristus t’a vu t’enfuir après ton crime…

Chacha s’interposa :

— Menons-le auprès de Dossou qui lui fera l’adimo1

Malobali soupira :

— Ce n’est pas la peine. Je suis coupable…

Ce fut un beau tumulte. Certains firent mine de se jeter sur Malobali. D’autres l’injurièrent tandis que d’autres encore allaient casser des branches aux filaos de la concession pour le flageller. Chacha imposa calme et silence à tout ce monde :

— Au royaume de Guézo, personne ne se fait justice lui-même. Conduisez-le auprès de Dossou qui décidera de la peine.

Dossou était le représentant à Ouidah de l’ajaho2 qui, vivait, quant à lui, à Abomey dans l’intimité constante du roi. Faisant fonction de juge d’instruction, il s’occupait des petites affaires et quand celles-ci dépassaient sa compétence, il envoyait les plaignants auprès de Guézo. Dossou habitait non loin du yovogan Dagba une maison d’apparence assez modeste si on la comparait aux splendides demeures des Agoudas. Pour cette raison peut-être il les haïssait. Il sortit dans la cour, pensant aux ignames cuites sous la cendre et au calalou que lui avait préparé une de ses épouses et fit avec exaspération :

— Est-ce que votre affaire ne peut pas attendre à demain ?

Puis il ordonna à deux esclaves de lier derrière son dos les mains de Malobali et de le conduire dans la petite case attenante à la sienne, qui faisait office de prison. Les Agoudas furent bien forcés de se disperser.

Malobali s’accroupit dans un coin de la case, petite, sombre et humide dont les esclaves obstruèrent la porte avec des troncs de cocotier. Il ne comprenait pas exactement ce qui se passait en lui. Une sorte de lassitude, comme s’il n’en pouvait plus de jouer à la course avec son destin. Il avait échappé à Ayaovi pour se retrouver aux prises avec Romana. Et puis, un autre sentiment confus, complexe, l’habitait. Une sorte de pitié pour Romana. Allait-il l’humilier publiquement en la déclarant menteuse ? Malobali avait bien vu le sourire de Chacha. Il signifiait : « Quelle idée saugrenue d’aller violer Romana ! Allons donc ! »

Il se rappelait la question plaintive : « Plus belle que Modupé ? » Ah, c’est « oui » qu’il aurait dû lui répondre avant de la prendre dans ses bras ! Au lieu de cela, il s’était retiré comme un lâche. Quelle était la peine qu’il risquait pour un viol ? Romana n’étant ni une femme mariée ni une jeune fille impubère, l’offense à Ségou ne serait pas considérée comme très grave. Mais il ignorait les mœurs du Dahomey.

Ne disait-on pas que les condamnés étaient souvent emmenés à Abomey et sacrifiés lors des grandes cérémonies coutumières aux mânes des ancêtres royaux ? Dans d’autres cas, ils étaient envoyés dans une région marécageuse appelée Afomayi et cultivaient leur vie durant les terres du roi. Et puis, Romana était une Agouda, c’est-à-dire qu’elle appartenait à un groupe social puissant, ayant crédit en cour. On pouvait redouter le pire. Dans l’ombre de sa prison, Malobali entendait les voix et les rires des femmes et des enfants de Dossou dans la cour de la concession. S’il était condamné à la mort ou aux travaux forcés, qui s’en soucierait, ici ? Personne, à part Modupé. Mais Modupé n’avait pas seize ans, elle l’oublierait. Même là-bas, à Ségou, Nya se lasserait d’attendre son retour et bercerait les enfants que Tiékoro ne manquerait pas de faire à une autre femme que Nadié. Qu’est-ce que la vie ? Un fugitif passage qui ne laisse aucune trace à la surface de la terre. Un enchaînement d’épreuves dont on ne perçoit même pas la signification. Le père Ulrich disait que tout cela n’avait qu’un but : purifier l’homme et le rendre pareil à Jésus. Avait-il raison de parler ainsi ?

Les moustiques commencèrent leur ronde infernale autour de son visage. Le lendemain, on le traduirait à l’agoli3 pour être jugé. En attendant, il fallait dormir. Malobali n’avait pas été pour rien un soldat, habitué à voler le sommeil au détour des batailles et des razzias. À peine eut-il fermé les yeux que son esprit se détacha de son corps pour rôder dans l’invisible.

Son esprit survola la sombre étendue des forêts, le pelage fauve des terres sableuses et atterrit à Ségou dans la concession de feu Dousika.

On y fêtait une naissance. Nya, étendue sur le flanc, serrait un bébé contre elle. Un fils prénommé Kosa4. Quoi de plus beau pour une femme qu’enfanter dans son âge mûr ! Nya rayonnait. Le fard de la jeunesse s’était posé sur ses traits quand elle regardait son nouveau-né, endormi, une goutte de lait aux lèvres. Soudain, l’enfant ouvrit les yeux, des yeux d’adulte, noirs et profonds, pleins d’une réelle malice. Il fixa Malobali et déclara :

— Auras-tu autant de chance que moi, Naba ?

La force du rêve fut telle que Malobali s’éveilla, haletant. Que signifiait-il ? Malobali n’avait guère plus de sept ou huit ans quand Naba avait disparu, ce qui fait qu’il n’avait pas vraiment connu son aîné, et ne l’avait pas pleuré. Aussi, c’était bien rarement que sa pensée se tournait vers lui. Cette confrontation soudaine et brutale avec un nouveau-né qui prétendait être sa réincarnation ne pouvait avoir qu’un sens : Naba était mort. Mais pourquoi cette malice, cette agressivité ? Quel tort son cadet lui avait-il causé ?

Malobali tourna et retourna ces questions dans sa tête. Au matin, les esclaves écartèrent les troncs de cocotier qui obstruaient l’entrée de la case-prison et le père Etienne entra.

C’était bien la dernière personne que Malobali s’attendait à voir ! Passe encore si ç’avait été le père Ulrich ! Encore sous le coup de son rêve et de l’angoisse qu’il avait installée en lui, Malobali se blottit dans un angle en poussant un grognement. Que voulait-il, celui-là ? Se réjouir de son malheur ? Père Etienne se signa longuement et ordonna :

— À genoux, Samuel ! Récite avec moi le Pater Noster…

Comme chaque fois qu’il se trouvait sous le regard maléfique des deux prêtres, Malobali ne put qu’obéir. Il rassembla ces mots pour lui dénués de véritable signification, mais auxquels ses interlocuteurs accordaient tant de poids.

— Je sais que tu n’as pas péché, que tu es innocent du crime dont on t’accuse…

La flamme de l’espoir bondit dans le cœur de Malobali. Il balbutia :

— Comment le savez-vous, mon père ?

Père Etienne joignit à nouveau les mains :

— Hier soir, j’ai reçu en confession Romana da Cunha. Samuel, connais-tu la parabole des perles jetées aux pourceaux ? C’est une perle que tu as là, pourceau indigne. Mais peut-être Dieu dans son insondable sagesse a-t-il voulu ainsi obtenir ta rédemption. À son contact, tu te purifieras. Elle te fera marcher dans la voie du Seigneur…

Confondu, Malobali regarda le prêtre :

— Que voulez-vous de moi, mon père ?

— Que tu l’épouses, Samuel, et que cet amour dont tu l’as enflammée travaille à votre salut à tous deux…

 

— Il faut que je t’explique, pour que tu ne croies pas que je me jette ainsi à la tête du premier venu…

Malobali posa les doigts sur les lèvres de Romana, mais elle les écarta fermement et poursuivit :

— Laisse-moi parler. Trop longtemps, j’ai porté ce poids-là sur mon cœur. Il faut que je m’en délivre. Je suis née à Oyo, dans le plus puissant des royaumes yorubas. Mon père avait d’importantes fonctions à la cour puisqu’il était un arokin5, chargé des récitations des généalogies royales. Nous habitions dans l’enceinte du palais. Puis un jour, victime des querelles, des intrigues d’ennemis, mon père a été destitué de ses fonctions. Notre famille a été dispersée. Je ne sais pas ce que sont devenus mes frères, mes sœurs. Moi j’ai été vendue à des négriers et emmenée au fort de Gorée. Peux-tu imaginer la douleur d’être séparée de ses parents, arrachée à une vie de luxe et de bien-être ? J’avais alors treize ans à peine, j’étais une enfant. Alors dans ce fort abominable, parmi ces créatures promises comme moi à l’enfer, je ne cessais de pleurer. Je souhaitais mourir et je serais certainement arrivée à mes fins quand un homme est apparu. Il était grand, fort. Il portait à l’épaule un sac d’oranges. Il m’en a offert une et c’était comme si le soleil qui, depuis des semaines refusait pour moi de se lever, réapparaissait dans le ciel.

Pour moi, pour me protéger, cet homme a fait l’effroyable traversée. Parfois les vagues aussi hautes que le palais d’Alafin6 balayaient le pont. Alors je me serrais contre lui et il me chantait des berceuses dans une langue dont je ne saisissais que la douceur. Dans les cales, les marins blancs violaient les femmes noires et j’entendais leurs plaintes mêlées aux gémissements de la mer. Samuel, si l’enfer existe, il ne doit pas être différent.

Puis nous sommes arrivés dans une grande ville sur la côte du Brésil. Peux-tu imaginer ce que c’est que d’être vendue ? La foule qui vous dévisage autour de l’estrade, les groupes des nègres blottis les uns contre les autres, l’examen des muscles, des dents, des parties sexuelles, le marteau du commissaire-priseur ! Hélas ! Naba et moi, nous avons été séparés…

— Naba, tu dis Naba ?

— Laisse-moi continuer. Après, après, je répondrai à tes questions. J’ai été achetée par Manoel da Cunha qui m’a emmenée sur sa fazenda tandis que Naba s’en allait vers le nord dans le sertão. Et c’est là que mon véritable calvaire a commencé. Car je n’avais pas souffert jusqu’alors, j’allais m’en apercevoir, puisqu’il était près de moi. Désormais j’étais seule. Seule. Et je n’étais pas depuis deux nuits dans la senzala que Manoel m’envoyait chercher. Alors j’ai dû subir cet homme que je haïssais. Et il a déposé sa semence en moi…

— Tais-toi, puisque parler te fait tant de mal…

— Non, je dois continuer. Cent fois, mille fois, j’ai voulu tuer cet enfant. Les vieilles esclaves connaissaient des plantes et des racines grâce auxquelles, dans un jus rougeâtre, j’aurais pu expulser ce fœtus, symbole de ma honte. Quelque chose m’en empêchait. Et un jour, Naba est réapparu. Dans la cuisine, au moment où je servais le repas et sans un mot, il m’a serrée contre lui… Et je me suis sentie lavée, absoute…

Comme elle reprenait son souffle, Malobali la supplia :

— Parle-moi de cet homme, Romana… Tu l’appelles Naba ?

— Oui, il faut que je t’en parle pour que tu ne croies pas que je suis une dépravée, s’amourachant du premier venu ! C’était comme toi un Bambara de Ségou. Son diamou était Traoré. Son totem était la « grue couronnée ». Il n’avait pas quinze ans qu’il avait tué son premier lion et les femmes chantaient en le voyant :

Le lion jaune au reflet fauve

Le lion qui délaissant les biens des hommes

Se repaît de ce qui vit en liberté

Corps à corps, Naba de Ségou…

Mais un jour, des « chiens fous dans la brousse » l’avaient capturé et vendu… Et quand je t’ai vu entrer dans ma maison avec les deux prêtres, j’ai cru que Dieu dans son insondable bonté me le rendait. J’allais tomber à genoux pour le remercier. Hélas ! je me suis aperçue de mon erreur. La fureur m’a prise, car une fois de plus le destin se moquait de moi et me faisait souffrir. Car il faut que je continue mon histoire. Ils l’ont tué, Samuel, ils l’ont tué !

— Ils ont tué mon frère ?

— Ton frère ?

— Mon frère, c’était mon frère. L’histoire que tu racontes est celle de ma famille. À cause d’elle, les cheveux de ma mère ont blanchi, mon père est mort avant son âge et rien chez nous n’a plus été comme avant…

Malobali serra Romana contre lui, s’émerveillant de la clairvoyante ténacité des ancêtres. Car elle lui revenait légitimement à la mort de son aîné. Mais comment aurait-il pu rentrer en possession de son bien, séparé de lui par tant de mers, de déserts, de forêts, sans leur aide, sans cet enchaînement d’aventures qu’ils avaient patiemment tissé ? De Ségou à Kong. Puis à Salaga. De Salaga à Kumasi. Puis à Cape Coast. De Cape Coast à Porto Novo. Enfin de Porto Novo à Ouidah…

Oh, comme il allait l’aimer à présent ! Pour lui faire oublier. Déjà, grâce à lui, elle avait retrouvé sa beauté, sa jeunesse. Bientôt elle retrouverait sa gaieté. Il n’aurait de cesse qu’il n’ait ramené le rire sur ses lèvres. Et sur celles de ses enfants. Il passa la main sur ses seins très doux, son ventre légèrement bombé, osa effleurer le duvet secret de son sexe. Tout ce jardin, cette belle terre qu’il allait désormais labourer sous le regard complice des dieux et des ancêtres.

Modupé ? Il chassa sa pensée de son esprit. Quel droit avait-elle devant la veuve de son aîné ? C’était là un devoir à la fois saint et impérieux auquel il ne pouvait se soustraire.

Serrant Romana contre lui, il satisfit son désir d’être possédée.

1- Ordalie.

2- Ministre de la Justice.

3- Tribunal, en fon.

4- Le mot signifie : « affaire terminée », en bambara. On le donne à un enfant tard venu.

5- L’arokin est un peu l’équivalent du griot.

6- Titre donné au roi d’Oyo.