Au sortir de Ségou, ce sont les marches du désert.
La terre est ocre et brûlante. L’herbe, quand elle parvient à pousser, est jaunâtre. Plus souvent, elle cède la place à une croûte désolée et pierreuse dont se nourrissent seulement les baobabs, les acacias et l’arbre à karité, symbole de toute la région.
Parfois jaillit du sol, comme un rempart barrant l’horizon, une falaise tombant à pic sur le plan nu de la plaine environnante, à la fois montagne et citadelle dans laquelle s’accrochent les Dogons. Tout se courbe devant l’harmattan quand il souffle avec force, chassant les Peuls et leurs troupeaux toujours plus loin vers les points d’eau. Puis la pierre disparaît, vaincue par le sable, çà et là piqué de graminées aux graines acérées comme des aiguilles. À perte de vue s’étendent de grandes plaines d’un blanc tirant sur le jaune sous un ciel rouge pâle. Pas un chant d’oiseau. Pas un feulement de fauve. On croit que rien ne vit hors le fleuve aperçu par endroits comme un mirage né de la solitude et de l’effroi.
Et pourtant, à leur propre surprise, Siga et Tiékoro s’éprirent de ces paysages arides qui ne se soucient pas de l’humain. Quand Tiékoro se prosternait parmi les Maures de la caravane en direction de La Mecque, il se sentait empli de Dieu, envahi de sa présence brûlante comme le vent. Siga, quant à lui, éprouvait un sentiment de paix qu’il n’avait jamais goûté comme si le fantôme de sa mère consentait à rester dans son suaire. Et les deux frères se trouvaient brusquement proches, unis comme des voyageurs sur un radeau.
Tombouctou quand ils y entrèrent n’était plus qu’une captive se souvenant d’un passé de splendeur. Des siècles auparavant, elle avait été avec Gao le fleuron de l’Empire songhaï, encore appelé empire de l’or et du sel. L’Empire songhaï avait détruit l’empire du Mali en l’amputant de ses provinces du Nord afin de contrôler l’or du Bambouk et du Galam. C’est le commerce qui assurait sa prospérité. Comme Ségou, le commerce des esclaves, en direction du Maghreb, mais aussi celui du kola, de l’or, des ivoires et du sel. Des caravanes armées contre le pillage des Maures et des Touaregs partaient vers la « mer saharienne ». La mer saharienne d’où devait venir en fin de compte le danger, puis la ruine. Au XVIe siècle, les Marocains du sultan Moulaye Ahmed désireux de s’emparer des salines et des mines d’or avaient détruit l’Empire songhaï de fond en comble, avant de le livrer à leurs descendants, aux fils qu’ils avaient eus des femmes de l’aristocratie locale, les Armas. Depuis cette conquête, Tombouctou que tant de lettrés et de voyageurs avaient chantée comme une femme, ou un Peul son troupeau de vaches, n’était plus qu’un corps sans âme. Cependant Siga et Tiékoro ne trouvèrent pas le lieu entièrement dénué de charme.
Les deux garçons et leurs mentors entrèrent par le faubourg d’Albaradiou qui servait de caravansérail aux voyageurs, surtout à ceux qui venaient du Maghreb. Puis ils se séparèrent de ces derniers, les Maures ne songeant qu’à se reposer avant de disposer de leurs marchandises, d’en charger d’autres et d’entamer le voyage du retour. Bientôt, ils atteignirent le Madougou, c’est-à-dire le palais construit par le Mansa Moussa de retour de La Mecque. Ils ne connaissaient rien de l’histoire de la ville et n’osaient pas interroger les passants, principalement des Touaregs si effrayants dans leurs lourds boubous d’indigo avec leurs turbans et leurs lithams, leur sabre à double tranchant dont la garde était en croix et leur poignard retenu au poignet par un large bracelet de cuir. Ils tombèrent sur le marché aux viandes, sinistre spectacle avec ses quartiers entiers de bœufs ou de moutons tout couverts de mouches. Des musulmans reconnaissables à leurs vêtements et à leurs crânes rasés faisaient griller des gigots sur des traverses de bois.
Des deux garçons, Tiékoro était le plus déçu, car El-Hadj Ibrahima, son maître à Ségou, lui avait tant parlé de cette ville, « séjour habituel des saints et des hommes pieux dont le sol n’avait jamais été souillé par le culte des idoles », qu’il s’attendait à un site paradisiaque. À la vérité, Tombouctou n’était pas plus belle que Ségou. Mais surtout, Tiékoro souffrait de l’anonymat dans lequel il vivait depuis qu’avaient disparu les murailles de sa ville natale. Pour tous il n’était qu’un Bambara appartenant à un peuple puissant peut-être, mais qui ne jouissait pas d’une bonne réputation et passait pour sanguinaire et idolâtre. Quand on apprenait qu’il allait étudier la théologie à l’université de Sankoré, on s’esclaffait :
— Depuis quand les Bambaras se mettent-ils à l’étude et à l’islam ?
Ou bien on raillait sa mauvaise connaissance de l’arabe dont El-Hadj Ibrahima n’avait pu lui enseigner que des rudiments lors de ses leçons à Ségou.
Tiékoro se tourna vers Siga, planté dans le sable, terrorisé par deux Touaregs qui ne lui prêtaient à vrai dire aucune attention. Que de peuples les deux frères avaient côtoyés pendant ce voyage ! D’abord les Bozos et les Somonos qu’ils connaissaient déjà, pêcheurs vivant pratiquement dans le lit du fleuve et se nommant eux-mêmes les « maîtres de l’eau ». Ensuite des Sarakolés, « maîtres de la terre », quant à eux, grands cultivateurs hérissant leurs champs de coton, de tabac et d’indigo de petits épouvantails, fichés sur de gros piquets fourchus ; des Dogons à la fois craintifs et farouches, sortant par groupes de leurs maisons creusées dans la paroi des rochers ou nichées dans leurs aspérités ; des Malinkés, seigneurs commerçants, vivant dans le souvenir du grand empire du Mali qu’avaient fondé leurs ancêtres et refusant d’en admettre la décadence, puisqu’il n’était plus qu’un vassal de Ségou. Partout des Peuls musulmans ou encore fétichistes, mais toujours méprisant souverainement les autres peuples, et des Arabes guidant d’interminables caravanes de chameaux…
El-Hadj Ibrahima avait remis à Tiékoro une lettre pour son ami El-Hadj Baba Abou, grand lettré musulman de Tombouctou, en lui demandant d’aider ce garçon issu d’une famille fétichiste, qui avait trouvé tout seul le chemin du vrai Dieu.
Après avoir beaucoup erré, Tiékoro et Siga arrivèrent dans le quartier Kisimo-Banku, au sud de la ville. El-Hadj Baba Abou habitait une fort belle maison de terre bâtie comme celles de Ségou. Mais elle n’était pas recouverte comme à Ségou d’un enduit rougeâtre mêlé d’huile de karité. Elle était badigeonnée de kaolin. De même, elle ne présentait pas sur la rue une façade impénétrable, tout juste percée d’une porte. Elle était entourée d’un mur très bas, de sorte que du dehors on voyait ce qui se passait au-dedans. Le premier étage se terminait par une terrasse sur laquelle étaient allongées des jeunes filles qui pouffèrent de rire à l’approche des étrangers. Et il est certain qu’ils ne devaient pas payer de mine après ces nuits passées dans de rudimentaires gîtes d’étape, se lavant hâtivement la bouche avec l’eau d’une outre en peau de chèvre, bien heureux quand la proximité du fleuve leur permettait de prendre un bain ! On ne devait pas s’imaginer qu’on avait affaire à des garçons bien nés dont les griots chantaient la généalogie !
Tiékoro frappa à la porte, utilisant le beau marteau de cuivre représentant une main fermée. Au bout d’un instant, elle fut ouverte par un mince jeune homme, vêtu d’un caftan blanc immaculé, l’air arrogant et qui fit froidement, son regard démentant le sens de ses paroles :
— As salam aleykum !
Tiékoro s’expliqua de son mieux, puis tira des profondeurs de son vêtement la précieuse lettre qu’il avait gardée depuis des mois à même la peau. Le jeune homme s’en saisit avec une mine assez dégoûtée et fit :
— El-Hadj Baba dort. Veuillez l’attendre.
Puis il referma la porte. Tiékoro et Siga s’assirent sur le large banc de terre battue devant la maison.
« L’hôte est un présent de Dieu. » Cette phrase d’El-Hadj Ibrahima de Ségou ne cessait de revenir à l’esprit de Tiékoro alors qu’il attendait là au soleil aux côtés de son frère, dévisagés tous deux par les passants. Il se rappelait aussi comment son père traitait les étrangers, comment Nya les conduisait jusqu’à la case de passage, leur faisait apporter de l’eau chaude pour leur bain avant un plantureux repas. S’ils devaient passer la nuit, on leur offrait une femme afin qu’ils puissent satisfaire leurs désirs. Qu’on était loin de cette courtoisie !
Au bout d’un temps interminable, El-Hadj Baba Abou termina sa sieste et apparut dans la rue. C’était un homme de haute taille, au teint très clair qui trahissait le sang arabe, au visage d’ascète, le crâne rasé de près et le cou entouré d’un haïk de fine soie blanche. Il portait une longue robe telle que Tiékoro et Siga n’en avaient jamais vue. Après un rapide échange de salutations, il fit remarquer :
— Vous êtes deux. Or cette lettre ne parle que d’un étudiant ?…
Tiékoro bafouilla :
— L’étudiant, c’est moi. Lui, c’est mon frère qui m’accompagne.
El-Hadj eut un geste catégorique :
— S’il n’est pas étudiant et surtout s’il n’est pas musulman, je ne peux pas le recevoir. Vous, suivez-moi…
Que faire ? Comme il rouvrait la porte, Tiékoro, subjugué, ne put qu’obéir. Et Siga se retrouva seul dans la rue étroite de cette ville étrangère. Au-dessus de sa tête, il entendit à nouveau les rires des jeunes filles. De quoi se moquaient-elles ? De ses tresses ? Des gris-gris qu’il portait attachés à ses bras et autour de son cou ? De cet anneau à son oreille ?
Tout au long du voyage, les Maures qui conduisaient les deux frères, quoique amicaux dans l’ensemble, avaient raillé leur façon de se vêtir, leurs dents limées et surtout la couleur de peau. Si Siga ne se rebellait pas aussi violemment que Tiékoro contre ces plaisanteries, il ne les comprenait pas. N’est-il pas beau d’être noir ? Avec une peau fine et brillante, glissant sur les jointures, bien huilée au beurre de karité ?
Les railleries de ces filles inconnues l’emplirent de fureur et se mêlèrent à son sentiment de solitude et de désespoir. Qu’allait-il devenir à présent, dans cette ville où il ne connaissait personne ?
Qu’était-il venu y faire ? Accompagner Tiékoro. Et pourquoi ? Pourquoi avait-on fait de lui le serviteur, presque l’esclave de son frère ? Comme celui-ci s’était peu soucié de lui, se précipitant sans un mot de protestation à la suite de son hôte ! N’aurait-il pas pu s’écrier : « Impossible ! C’est mon frère… ? » Non, il l’avait laissé aller !
Que dirait-on dans la famille quand on saurait cela ? Oui, mais comment la prévenir ? Siga se vit égaré, mort peut-être à des journées de marche des siens. Puis, il se ressaisit et décida de retrouver les Maures qui les avaient conduits, c’est-à-dire de retourner au caravansérail.
Comme le quartier d’Albaradiou se trouvait à la pointe nord de la ville venant de Kisimo-Banku la distance était longue. Quand Siga l’eut franchie et atteint le caravansérail, la nuit allait tomber. La chaleur torride qui avait régné toute la journée, comme si quelque part un incendie enflammait le sable et les pierres, était tombée. Mais il eut beau parcourir les lieux en tous sens, il ne trouva pas trace des trois Maures. Il eut beau interroger d’autres caravaniers, couchés aux abords de leurs tentes, occupés à l’interminable cérémonie du thé vert, il ne put obtenir aucun renseignement à leur sujet. Personne ne les avait vus. Personne ne savait quelle direction ils avaient prise, ni ce qu’ils avaient fait de leurs chameaux. Volatilisés, ils semblaient s’être volatilisés ! Siga tourna et retourna cette disparition dans sa tête. Ces trois Maures n’étaient-ils pas des esprits obéissant aux directives des ancêtres pour mener à bon port les fils de Dousika ? La manière dont ce dernier les avait trouvés au marché de Ségou n’était-elle pas aussi mystérieuse ? Siga essaya de se remémorer quelque détail qui aurait pu corroborer le caractère surnaturel de ces hommes, mais n’en trouva pas. Ils avaient bu, mangé, ri comme des humains. Mais n’est-ce pas précisément le privilège des esprits que d’abuser les hommes ?
Que faire ? Retourner à Ségou ? Comment ? Siga s’assit dans le sable. Comme il se tenait là, la tête entre les mains, un garçon de son âge s’approcha de lui et l’interrogea :
— Tu parles arabe ?
Siga eut un geste qui signifiait la minceur de ses capacités en ce domaine. L’autre reprit :
— Tu parles dioula1 ?
— Ça, c’est presque ma langue…
— Où est le garçon qui t’accompagnait ce matin ?
Siga haussa les épaules. Il n’avait aucune envie de parler de ses démêlés avec son frère. Le jeune inconnu s’assit à côté de lui et lui posa familièrement la main sur l’épaule :
— Je vois, je vois. Il t’a laissé tomber et tu te trouves seul ici. Laisse-moi te donner quelques tuyaux…
Siga repoussa sauvagement sa main et interrogea :
— Comment t’appelles-tu d’abord ?
Le garçon sourit mystérieusement :
— Appelle-moi Ismaël… Écoute, tu n’arriveras à rien ici si tu n’es pas musulman. Tu ne peux imaginer comment sont les gens ici. Si tu ne fais pas ta prière cinq fois par jour et si le vendredi tu n’apparais pas à la mosquée, tu es moins qu’un chien à leurs yeux. Ils te refuseraient même la nourriture si tu en manquais…
Siga grommela :
— Je ne veux pas devenir musulman…
Ismaël rit :
— Qui te parle de devenir musulman ? Il suffit seulement de le paraître. Fais-toi raser ces tresses. Débarrasse-toi de ces colifichets…
Se débarrasser de ces protections dont certaines lui avaient été données dès la naissance, dont d’autres avaient été attachées à son corps après sa circoncision, sans parler de celles que lui avait remises Koumaré avant son départ de Ségou pour le garder dans ce pays étranger ?
Ismaël rit :
— Alors cache-les. Fais comme tout le monde. Si tu savais ce que ces grands lettrés cachent sous leurs caftans ! Fais-toi appeler Ahmed. Évite de boire en public et le tour est joué…
Siga le regarda avec méfiance :
— Et à quoi cela me servira-t-il ?
— Je peux dès demain matin, si tu suis mes conseils, te faire avoir un emploi. Je suis un ânier. Je vais te présenter à l’ara-koy2… C’est un bon métier. Au bout de deux mois, tu auras de quoi retourner chez toi. Ou aller ailleurs si le cœur t’en dit…
Siga secoua fermement la tête. Il n’avait aucune envie d’être un ânier, de s’occuper de bêtes obtuses et malpropres. Il se leva et fit mine de s’éloigner quand la voix moqueuse d’Ismaël l’arrêta :
— Tu ne sais pas seulement où tu vas dormir cette nuit. Sais-tu que les hakim3 ramassent tous ceux qui passent la nuit à la belle étoile, surtout quand ils ont l’accoutrement que tu as ?…
El-Hadj Baba Abou appartenait à la famille du célèbre jurisconsulte Ahmed Baba, dont la réputation s’était étendue à travers le Maghreb jusqu’à Bougie et Alger. Il était lui-même un érudit qui avait rédigé un traité sur l’astrologie et un livre sur les différentes castes soudaniennes. Pour toutes ces raisons, on avait à plusieurs reprises tenté de l’entraîner dans des intrigues politiques. Mais il s’y refusait et vivait largement, il est vrai, du fruit de son école coranique de cent vingt élèves qu’il préparait à l’accès aux trois grandes universités de la ville. Durant ses études à Marrakech, il avait épousé en premières noces une Marocaine, puis de retour à Tombouctou, une Songhaï d’origine servile pour bien montrer que, comme son ancêtre Ahmed Baba, il condamnait cette « calamité de l’époque » qu’était l’esclavage. C’était un homme méprisant, impatient, que ses principes élevés et son souci constant de Dieu ne rendaient pas pour autant plus indulgent aux faiblesses des humains. Il confia Tiékoro à son secrétaire Ahmed Ali avec ces paroles peu charitables :
— Fais-lui prendre un bain, car il pue.
En réalité, Tiékoro ne sentait que le beurre de karité dont il s’enduisait abondamment le corps comme tous les habitants de Ségou.
El-Hadj Baba Abou n’était guère satisfait de voir débarquer ce garçon si rustre et si ignorant. En même temps, il ne pouvait désobliger son ami El-Hadj Ibrahima qui insistait sur l’importance qu’il y a à recruter des élèves issus de familles fétichistes afin qu’à leur tour, ils convertissent leurs familles. Sur ce point, il était en contradiction avec lui, car l’islam de ces convertis demeurait si impur, tellement mêlé de pratiques magiques qu’il offensait Dieu.
Attendant dans un coin de la cour, Tiékoro pensait à Siga. Que devenait-il ? Seul, sans parents, sans amis. Sans or ni cauris. Cependant, il était trop préoccupé par sa propre situation dans cette demeure où chaque objet, chaque visage lui signifiaient subtilement qu’il n’avait pas à s’apitoyer sur un autre que lui-même. À un moment, une demi-douzaine de jeunes gens firent irruption dans la cour, vêtus d’identiques caftans brun sombre et une demi-douzaine de paires d’yeux intrigués se posèrent sur Tiékoro. Avec une secrète ironie, Ahmed Ali fit les présentations :
— Votre nouveau condisciple, Tiékoro Traoré…
L’un des jeunes gens arqua les sourcils :
— Tiékoro ?
Ahmed Ali sourit :
— Votre condisciple vient de Ségou…
Heureusement, les domestiques apportaient de l’eau et un grand plat de couscous de mil avec de la viande de mouton. Tout le monde s’assit en rond et, pendant un moment, ce ne fut que le va-et-vient des mains à la nourriture. Malgré la faim qui le tenaillait, Tiékoro osait à peine se restaurer. Que lui reprochait-on ? Son origine ethnique ? Était-ce là le visage de l’islam ? Ne dit-il pas que tous les hommes sont égaux entre eux, comme les dents du peigne ?… Sitôt le repas terminé, ses compagnons s’engagèrent dans une conversation pédante concernant un manuscrit d’Ahmed Baba datant de 1589, c’est-à-dire antérieur d’un an à la conquête de l’Empire songhaï par les Marocains. Tiékoro était convaincu que cet étalage de science ne visait qu’à l’impressionner et eut la confirmation de cette intuition quand un des jeunes gens se tourna vers lui :
— Que penses-tu de ce texte ? N’es-tu pas d’avis qu’il n’a pas de rapport avec les questions politiques dont il est contemporain ?
Tiékoro eut le courage de se lever en disant avec simplicité :
— Permettez-moi d’aller me coucher. Hier encore, je dormais à la belle étoile…
La chambre qu’on lui avait attribuée était petite, mais très haute de plafond, décorée d’un épais tapis de laine. Le lit se composait de quatre piquets fichés en terre sur lesquels était tendue une peau de bœuf, recouverte d’une grande couverture un peu rêche, en poil de chameau. Tiékoro trouva cela très confortable. Malgré son chagrin, malgré son humiliation, il s’endormit aussitôt.
Il est à parier que s’il avait entendu les plaisanteries fusant sitôt son dos tourné, il n’aurait pas connu ce sommeil tranquille. Les pensionnaires d’El-Hadj Baba Abou venaient des familles princières de Gao, et des grandes familles de Tombouctou. Depuis des générations, leurs pères, conseillers et compagnons des Askia, se rasaient le crâne et s’inclinaient devant Allah. Leurs bibliothèques abritaient des centaines de manuscrits en arabe que des lettrés de leur parenté avaient composés sur les sujets les plus divers : jurisprudence, exégèse coranique, source de la loi. En Tiékoro, ils ne méprisaient pas seulement le « fétichisme » ou le « polythéisme » comme ils disaient, mais une culture qui, non écrite, leur paraissait moins prestigieuse que la leur, et l’odeur de la terre que leurs pères n’avaient jamais cultivée. Un seul prit sa défense : Moulaye Abdallah dont le père occupait la fonction de cadi, c’est-à-dire de juge. C’était un garçon profondément croyant, un peu mystique que l’arrogance de ses compagnons désolait. Il décida de prendre Tiékoro sous sa protection, de l’aider dans ses études afin de lui éviter le découragement. N’était-ce pas le moyen de rejoindre Allah en Sa Maison Sacrée ? Toute la nuit, la pensée de cette tache l’exalta. Aussi le matin quand Tiékoro eut fini ses ablutions et sa première prière, il le trouva debout à l’attendre dans la cour. Moulaye Abdallah sourit gracieusement :
— Notre maître te demande. Ensuite, je n’ai pas de cours ce matin, je te ferai visiter la ville, si tu le veux bien…
Tiékoro accepta avec empressement et entra à l’intérieur de la maison. Il fut stupéfié par son aménagement. À Ségou, les cases étaient vides à l’exception de nattes, de tabourets et de canaris4 pour l’eau fraîche. Là, le sol était entièrement recouvert de tapis. Mais ce qui frappa Tiékoro, ce furent les tentures accrochées contre les murs. L’une d’entre elles était alternativement brochée de soie et d’or avec dans un losange un délicat motif floral. Une autre présentait un fond uni de soie bleu turquoise sur lequel se détachaient des étoiles fleuronnées. El-Hadj Baba Abou lui-même était assis sur un divan bas recouvert d’une épaisse couverture blanche comme son caftan, comme ses babouches. Il tenait un livre dans ses mains fines, couleur d’ivoire, un peu plus claires que son visage à la barbe soyeuse, partagée au menton. Il fit signe à Tiékoro de prendre place en face de lui :
— Il y a des choses dont nous n’avons pas parlé hier. Il est évident que ton niveau de connaissance et de la langue arabe et de la théologie ne te permettra pas d’être admis d’emblée à l’université. Aussi suivras-tu les cours de mon école coranique et un de tes condisciples, Moulaye Abdallah, a accepté de t’aider à titre privé. D’autre part, comment comptes-tu t’acquitter de ta scolarité ?
Tiékoro bafouilla :
— J’ai cinquante mithkal5 d’or…
El-Hadj Baba parut sidéré. Il articula :
— Où as-tu cet or ?
Tiékoro fouilla une fois de plus dans les profondeurs de son vêtement et en tira une petite outre de peau de chèvre, expliquant :
— Mon père m’a donné cela avant mon départ. Il craignait, car on raconte que ces choses-là arrivent, que des Maures nous emmènent en esclavage en Barbarie, mon frère et moi. Dans ce cas, nous aurions pu négocier notre liberté…
Pour la première fois, un sourire éclaira le visage austère du maître. Il se saisit vivement de l’outre. À ce moment, une jeune fille, ou plutôt une adolescente, entra dans la pièce. Le teint encore plus clair que celui d’El-Hadj Baba, de longs cheveux noirs coiffés en deux tresses et à moitié dissimulés sous un foulard rouge, une profusion de colliers d’argent vieilli autour du cou, des boucles d’oreilles carrées, un petit anneau dans la narine gauche, elle sembla à Tiékoro une apparition surnaturelle. El-Hadj Baba parut mécontent de cette intrusion et surtout des regards de franche admiration que Tiékoro lui lançait. Il la renvoya brutalement, puis conscient d’être discourtois, il maugréa, comme elle se tenait sur le seuil de la porte :
— Ma fille Ayisha… Oumar un nouvel élève…
Oumar ? Tiékoro ne protesta pas. Comme l’entretien était terminé, il se leva. Décidément radouci, El-Hadj Baba lui enjoignit :
— Fais-toi conduire chez mon tailleur et aussi chez mon cordonnier. Tu es vêtu comme un païen.
À quinze ans et demi, Tiékoro n’était pas loin de l’enfance. Une bonne nuit de sommeil, un nouvel ami, la perspective de vêtements neufs, il n’en fallait pas plus pour le mettre en joie. Une fois dans la rue, Moulaye Abdallah prit son bras et commença de l’entretenir avec cette légère affectation qui semblait propre au lieu :
— Je vais te parler de cette ville où tu vas passer des années. Les habitants de Tombouctou sont les plus chauvins qui soient. Ils détestent tout le monde. Les Touaregs d’abord, les abandonnés de Dieu comme ils les appellent, les Marocains, les Bambaras et les Peuls, surtout les Peuls. Sais-tu que l’ancêtre du clan Aq-it, Mohammed Aq-it, quitta le Macina parce qu’il craignait que ses enfants ne se mélangent aux Peuls et qu’il n’ait une descendance souillée de leur sang ?
Cette conversation enchantait Tiékoro. Un jour, lui aussi, il parlerait ainsi avec cette assurance et cette élégante désinvolture.
— Tu connais l’histoire de la ville n’est-ce pas ? Un campement de Touaregs laissé à la garde d’une femme « Tomboutou », c’est-à-dire « la mère au gros nombril » qui devient peu à peu un point d’arrêt des caravanes et qui grandit, grandit dans sa ceinture de nattes en feuilles de palmiers du désert. Kankan Moussa de retour de pèlerinage à La Mecque la conquiert. Les Touaregs la reprennent. Sonni Ali Ber du Songhaï la prend à leur barbe. Et puis, les Marocains débarquent. Tu vois, cette ville, c’est comme une femme pour laquelle des mâles se sont battus, mais qui n’appartient à personne. Regarde comme elle est belle !
Tiékoro obéissait. Mais force lui était de constater que Ségou l’emportait en beauté et surtout en animation. Ils arrivèrent devant la grande mosquée de Djinguereber, et ce fut le premier édifice qui l’impressionna. Construite en briques de banco, grisâtre comme la terre du désert, elle était composée d’une infinité de galeries qui donnaient d’abord une impression de fouillis, de désordre, mais en réalité s’agençaient rigoureusement. Toutes ces galeries étaient soutenues par des piliers et donnaient sur une cour carrée où quelques vieillards égrenaient leurs chapelets. Tiékoro admira beaucoup les pyramides tronquées des tours-minarets décorées de motifs triangulaires. Que de travail il avait fallu pour édifier cet ensemble à la gloire de Dieu ! Tiékoro ne se lassait pas d’en faire le tour, puis de pénétrer sous les hautes voûtes jusqu’à la niche ou à l’estrade de bois d’où le marabout lisait des versets du Coran. Moulaye Abdallah dut l’entraîner.
Tombouctou n’était pas ceinturée de murs. Aussi le regard s’étendait librement jusqu’aux quartiers de paillotes, sorte de faubourgs où habitaient les esclaves et la population flottante. Quel contraste entre ces misérables demeures et celle des Armas, les maîtres de la ville à présent, et les résidences des commerçants ! Ils entrèrent dans un marché où l’on vendait de tout : bandes de coton, peaux tannées rouges et jaunes, mortiers avec pilons, coussins, tapis, nattes et partout des bottes en fin cuir rouge décorées de broderies jaunes. Oui, la capitale bambara débordait de turbulence, de gaieté comme un enfant qui croit que ses plus belles années sont à venir. Mais Tombouctou possédait toute la séduction d’une femme qui a beaucoup vécu et pas honnêtement.
Chez le tailleur d’El-Hadj Baba Abou, neuf ouvriers faisaient courir l’aiguille sur les étoffes bleues et blanches des caftans cependant que des vieillards leur nasillaient des versets du Coran. Tiékoro fut fasciné par la finesse des broderies qu’ils exécutaient et qui étaient inconnues à Ségou. Cet art de vivre qu’il ne faisait que découvrir était d’un raffinement en partie emprunté à des peuples lointains que le sien ne connaissait pas. Maroc, Égypte, Espagne.
Une fois commandés un pantalon et deux caftans, ils reprirent leur flânerie en direction du port. C’est alors qu’un cortège d’ânes, lourdement chargés, leur coupa la route. Il était conduit par quatre garçons qui leur frappaient vigoureusement le train avec des gourdins et semblaient, en même temps, bien s’amuser. Tiékoro rencontra le regard de l’un d’entre eux et dans un silence de tout son être, tel qu’il semblait pouvoir compter chaque battement de son cœur, il reconnut Siga. Siga s’était rasé le crâne. Mais comme il avait gardé son anneau à l’oreille gauche, cela lui donnait une expression toute différente, un air un peu soudard. Sa blouse de coton bleu, largement échancrée, découvrait son cou lisse et droit comme le fût d’un jeune arbre. Pour la première fois peut-être, Tiékoro remarqua combien il ressemblait à leur père et il lui sembla que Dousika, rajeuni de vingt ans, le fixait de ses yeux, en posant silencieusement la question : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »
Siga demeurait immobile, sans prononcer une parole, comme s’il attendait un signe, un geste. Mais Moulaye Abdallah avait repris Tiékoro par le bras. Pouvait-il se dégager, courir vers un individu en si humiliante posture, décliner leur parenté ? Pouvait-il s’exposer à des railleries, méritées cette fois ? À ce moment, un des âniers hurla, sans sévérité, avec bonne humeur au contraire :
— Ahmed, qu’est-ce qui te prend ? Tu as vu un djinn ?
Siga se détourna et le rejoignit en courant, agitant son gourdin au-dessus de sa tête comme s’il adressait un adieu à son frère. Oumar ? Ahmed ? Tiékoro en eut les larmes aux yeux. Des sanglots se nouèrent dans sa gorge, cependant que Moulaye Abdallah l’entraînait :
— Quand tu es entré ce matin chez notre maître, as-tu vu la belle Ayisha ? Je parie qu’elle n’est venue que pour te regarder sous le nez. Méfie-toi d’elle. Elle nous a tous rendus amoureux l’un après l’autre pour, en fin de compte, se moquer de nous.