Les malheureux! Ils ont massacré les vaches sacrées du dieu-soleil; et voyez! le dieu les a privés du retour à la mère patrie.
Homère, Archives de la Mnefmothèque.
Twisp entendait parler les hommes de Gallow en contrebas. Il y avait dans ces voix une nervosité qui confirmait la force de sa propre position. Gallow l’avait conduit, par un étroit sentier taillé en escalier dans le roc, jusqu’à un promontoire qui dominait la mer dans la partie sud-est de l’avant-poste. Une brise assez forte soufflait sur le visage de Twisp.
- Un jour, dit Gallow avec un large geste, je construirai ici ma résidence gouvernementale.
Twisp regarda la roche noire incrustée d’éclats minéraux qui reflétaient la lumière des deux soleils. Il avait connu dans sa vie beaucoup de journées semblables : les deux soleils haut dans le ciel, la houle scintillante et paisible sous une nappe de varech. Mais jamais il n’avait dominé ce spectacle d’une telle hauteur. Même le point le plus élevé de Vashon ne lui avait jamais donné une telle impression d’immuabilité sereine.
Gallow, bâtir ici?
Il essayait en vain de saisir des bribes de conversation montant des roches en contrebas. Les paroles étaient inintelligibles, mais la nervosité du ton était contagieuse et affectait Gallow.
- Les caissons hyber vont bientôt arriver, dit-il. Et ils seront à moi!
Twisp contempla le varech qui recouvrait la mer à perte de vue et songea à ce qu’avait dit Nakano :
Il a besoin de votre aide.
- Comment allez-vous les récupérer? demanda-t-il à haute voix.
Il gardait un ton modéré et ne jugeait pas utile de mentionner la masse de varech qui montait la garde au pied de la falaise. Du promontoire où il se trouvait, il lui semblait que le varech s’était encore rapproché de l’avant-poste depuis le moment où Nakano et lui étaient arrivés à la nage.
- Avec ça, dit Gallow.
Il désigna du doigt, en contrebas, les enveloppes à moitié gonflées de trois aérostats qui attendaient sur une aire de lancement. Les Siréniens qui s’affairaient autour semblaient les seuls à ne pas être désœuvrés dans l’avant-poste.
- Naturellement, reprit Gallow, si nous avions votre hydroptère, cela nous rendrait la tâche plus facile. Je suis prêt à vous offrir beaucoup en échange.
- Vous avez déjà un hydroptère. Il est mouillé un peu plus loin sous le vent de ce promontoire. Je l’ai vu en arrivant.
Twisp parlait d’une voix neutre et patiente. Cette conversation lui rappelait les nombreuses fois où il avait négocié au plus près le paiement d’une cargaison de poisson.
- Vous savez mieux que moi que le varech ne laisserait pas passer notre appareil, déclara Gallow. Mais si vous retournez jusqu’au vôtre avec Nakano…
Twisp prit une profonde inspiration. U y avait tout de même une différence de taille entre ce qu’il était en train de faire et le marchandage de quelques casiers de poisson. Même s’il était leur adversaire, il pouvait respecter ceux qui voulaient lui acheter sa pêche. Tandis que Gallow l’écœurait à tel point qu’il avait du mal à ne pas le laisser paraître dans sa voix.
- Je ne crois pas que vous ayez grand-chose à m’offrir, dit-il.
- Je vous offre une part de pouvoir. Dans la nouvelle Pandore.
- C’est tout?
- Comment, c’est tout? fit Gallow, étonné pour de bon.
- Il me semble que la nouvelle Pandore ne vous attendra pas pour se faire. Je ne crois pas que vous y ayez beaucoup d’avenir, avec le varech qui veut votre peau et tout le reste.
- Vous ne comprenez pas. La Compagnie Sirénienne de Commerce exerce un monopole quasi absolu sur les importations et la transformation des produits alimentaires de base. Nous sommes en mesure d’obtenir ce que nous voulons de Kareen Ale. Avec la position qu’elle occupe…
- Vous n’avez aucune prise sur Kareen Ale.
- Avec votre hydroptère… et ceux qui sont dedans…
- D’après ce que j’ai pu voir, ce serait plutôt Shadow Panille qui influencerait Kareen Ale. Quant à Scudi Wang…
- Ce n’est qu’une enfant!
- Une enfant qui a un empire pour héritage.
- Exactement! Votre hydroptère et ceux qui sont dedans constituent la clef de tout.
- Oui, mais cette clef, c’est moi qui l’ai.
- Et moi, je vous ai, fit Gallow en durcissant le ton.
- Et le varech a le Juge Suprême, dit Twisp.
- Mais il ne m’a pas, et je possède encore le moyen de récupérer les caissons hyber. Avec les aérostats, ce sera plus lent et plus difficile, mais c’est faisable.
- Vous m’offrez un rôle subalterne dans votre organisation, dit Twisp. Qu’est-ce qui m’empêchera de tirer toute la couverture à moi quand j’aurai regagné l’hydroptère?
- Nakano.
Twisp dut se mordre la lèvre pour s’empêcher d’éclater de rire. Gallow avait vraiment peu d’arguments pour lui. Aucun, en fait, depuis que le varech voulait sa mort et que l’hydroptère était entre les mains de quelqu’un qui voulait récupérer les caissons avant lui. Twisp leva les yeux vers le ciel. Gallow disait que les caissons seraient visibles d’ici quand ils commenceraient à tomber. Ses partisans de la Station de Lancement l’avaient averti. C’était un autre point à prendre en considération : Gallow avait des hommes en place un peu partout. U y avait même des Iliens qui travaillaient pour lui.
Mais les caissons hyber…
Twisp ne pouvait s’empêcher de ressentir une profonde excitation à la pensée qu’ils étaient si proches. Durant toute son enfance, il avait entendu les gens spéculer sur leur contenu. Ils étaient censés être la panacée qui humaniserait Pandore.
Le varech pourrait-il empêcher cela ?
Twisp se tourna pour regarder les aérostats. Nul doute qu’ils pouvaient évoluer hors de portée du varech. Mais si les caissons tombaient d’abord dans l’eau? Le varech laisserait-il des humains les repêcher de leur nacelle? Tout dépendait de la manière dont ils allaient tomber. Du haut du promontoire, on apercevait même un endroit de la mer où il n’y avait pas de varech. C’était une loterie.
Gallow montra du doigt le cirque en contrebas où les aérostats attendaient.
- C’est ma carte en réserve, dit-il.
Twisp savait très bien ce qu’il faudrait faire à ce stade s’ils étaient en train de marchander une cargaison de poisson : menacer de tout rompre et de s’adresser à un autre acheteur. Durcir le ton et faire comprendre à l’acheteur présent qu’il n’avait plus sa chance dans les négociations à venir.
- Vous ne valez pas plus qu’une crotte de capucin, dit-il. Considérez les faits. Si les caissons descendent au milieu du varech, vous êtes fini. Sans otages, vous et vos hommes n’êtes qu’une poignée de guignols prisonniers d’un minuscule rocher. Vous avez peut-être des partisans ailleurs, mais je parie qu’ils vous laisseront tomber à la seconde même où ils s’apercevront de votre impuissance.
- Je vous ai comme otage, dit Gallow d’une voix grinçante. Ne vous méprenez pas sur ce que je pourrais vous faire.
- Que pourriez-vous me faire? demanda Twisp en mettant un maximum de modération dans sa voix. Nous sommes seuls ici. Je n’aurais qu’à vous ceinturer et plonger avec vous dans l’océan du haut de ce promontoire. Le varech se chargerait du reste.
Gallow sourit et sortit un laztube de la poche de son vêtement.
- Je me doutais bien que vous en aviez un, dit Twisp.
- Soyez persuadé que je prendrais un grand plaisir à vous découper lentement en petits morceaux.
- Seulement, vous avez besoin de moi. Vous n’avez pas le tempérament d’un joueur, Gallow. Vous préférez les certitudes.
Le Sirénien fronça les sourcils. Twisp inclina la tête en direction des aérostats dont l’enveloppe était en train de se gonfler lentement.
- Et ce ne sont pas des certitudes, ajouta-t-il. Gallow contracta ses traits en une parodie de sourire. Il agita le laztube qu’il tenait toujours à la main.
- Pourquoi ergotons-nous ainsi? demanda-t-il.
- Vous croyez vraiment que c’est ce que nous faisons ?
- Vous cherchez à gagner du temps. Vous attendez de voir où vont tomber les caissons.
Twisp se contenta de sourire.
- Pour un Ilien, vous n’êtes pas trop bête, lui dit Gallow. Voyez ce que je vous offre. Vous pourriez posséder tout ce que vous désirez. De l’argent, des femmes…
- Comment sauriez-vous ce que je désire?
- Vous n’êtes pas différent des autres sur ces points, fit Gallow en parcourant des yeux la longueur des bras du pêcheur. Je pense même que certaines Siréniennes ne jugeraient pas votre fréquentation totalement inavouable.
U rempocha le laztube et écarta les mains en signe de bonne volonté avant d’ajouter :
- Vous voyez? Je sais ce qui marche avec vous. Je sais ce que je peux vous offrir.
Twisp secoua lentement la tête d’un côté puis de l’autre. De nouveau, il contempla les aérostats. Inavouable? U n’avait pas même un pas à faire pour que ses longs bras se referment sur l’être humain le plus « inavouable » qu’il eût jamais rencontré. Un seul pas, et ils basculeraient tous les deux dans l’océan.
Mais je ne connaîtrais peut-être jamais la fin de l’histoire.
U s’imagina reprenant conscience au sein du vaste réservoir de pensées que détenait le varech. Sur ce point, il partageait la répugnance du juge Keel.
Merde! Quand je pense que je n’ai rien pu faire pour aider ce pauvre homme! Encore une chose que Gallow doit payer.
Une ombre passa à ce moment-là devant Twisp et la brise qui lui soufflait au visage devint glacée. Il crut un instant que ce n’était qu’un nuage, mais Gallow poussa un cri et Twisp sentit que quelque chose lui touchait l’épaule, puis la joue. Quelque chose de rugueux qui ressemblait à une corde.
Levant les yeux, il vit le dessous d’une gyflotte et les longs tentacules qui pendaient. Quelque part, quelqu’un hurlait.
Gallow?
Une voix cristalline lui parvint par tous ses sens : l’ouïe, la vue, le toucher… il était tout entier captivé par cette voix.
- Bienvenue en Avata, Twisp le pêcheur. Quel est ton souhait?
- Lâchez-moi! glapit Twisp.
- Aaah! Tu souhaites conserver la chair. Mais Avata ne peut te déposer ici. La chair serait endommagée ou détruite. Prends patience et ne crains rien. Avata te déposera au milieu de tes amis.
- Et Gallow? réussit à dire Twisp.
- Ce n’est pas ton ami!
- Je le sais.
- Et Avata le sait aussi. Gallow sera lâché, comme tu l’as demandé pour toi sans réfléchir, mais d’une grande hauteur. Gallow n’est plus rien d’autre qu’une curiosité, une aberration. Il vaut mieux le considérer comme une maladie, contagieuse et parfois mortelle. Avata soigne l’organisme infecté.
Twisp s’aperçut alors qu’il était suspendu dans les airs à une très grande hauteur, cinglé par le vent. Au-dessous de lui, sur la mer, le varech s’étendait partout. Un vertige subit le saisit. Une constriction angoissée couvrit sa gorge et sa poitrine.
- Ne crains rien, fît la voix cristalline. Avata chérit les amis et compagnons de sa bien-aimée Scudi Wang.
Twisp inclina lentement la tête vers le haut. Il sentit les tentacules qui lui enserraient la taille et les jambes, il vit le ventre noir de la gyflotte d’où pendait la masse grouillante.
Avata ?
- Tu vois là ce que tu appelles gyflotte, lui expliqua la voix. De nouveau, Avata ensemence la mer. Le roc est revenu. Ce que les humains ont détruit, les humains l’ont reconstruit. Vos erreurs vous ont donc appris quelque chose.
Une grande amertume surgit dans le cœur de Twisp.
- Vous allez pouvoir vous occuper de tout. Plus d’erreurs. Tout va être parfait dans un monde de perfection.
Une impression d’immense éclat de rire silencieux se propagea en Twisp et la voix cristalline se fit légère et cajoleuse.
- Ne projette pas tes craintes sur Avata. Il n’y a là rien d’autre qu’un miroir propre à te révéler.
Puis la voix changea de nouveau et devint presque stridente :
- Voilà! Au-dessous de toi se trouvent tous tes amis. Traite-les bien et sache partager leurs joies avec eux. Les Iliens n’ont-ils pas appris cette leçon grâce aux erreurs humaines du passé?