La persévérance grandit.
Le Yi King,
Archives de la Mnefmothèque.
Un vol de couacs passa au-dessus des coracles. Leurs ailes froufroutaient dans la lumière blême du matin. Twisp les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils se posent à une cinquantaine de mètres en avant.
Bushka s’était dressé en entendant leur bruit, la peur visible sur son visage.
- Ce ne sont que des couacs, lui dit Twisp.
- Ah! fit Bushka en se radossant au rouf.
- Si je leur donne à manger, ils nous suivront, reprit Twisp. Je n’en ai jamais rencontré si loin d’une île.
- Nous sommes près de la station.
Quand ils furent à proximité des couacs, Twisp versa par-dessus bord une partie de ses ordures. Les oiseaux se jetèrent sur cette manne en piaillant. Les plus petits battaient si fort des pattes qu’ils semblaient ricocher sur l’eau.
C’étaient les yeux de ces oiseaux qui frappaient le plus, décida Twisp. Il y avait en eux quelque chose de vivant que l’on ne rencontrait jamais dans le regard des créatures marines. Quelque chose de presque humain.
Bushka s’assit sur le rebord du rouf pour mieux observer les oiseaux et l’horizon devant eux.
Où est cette damnée station?
Les mouvements des couacs ne cessaient de distraire son attention. Twisp avait dit qu’ils étaient mus par un très vieil instinct. Sans doute avait-il raison. L’instinct… Combien de temps fallait-il pour qu’un instinct s’éteigne… ou s’allume? Où allaient les humains? Jusqu’à quel point étaient-ils mus, eux aussi, par des forces internes? Toutes ces questions d’historien se bousculaient dans sa tête.
- Ce couac au plumage terne est certainement une femelle, dit-il en désignant du doigt le groupe d’oiseaux de mer. Je me demande pourquoi ce sont les mâles qui ont le plus de couleurs.
- Ce doit être une question de survie, dit Twisp en regardant les volatiles qui nageaient autour des coracles en guettant une nouvelle distribution. Vous avez raison, c’est bien une femelle, ajouta-t-il en plissant le front. Et il y a une chose que vous pouvez mettre à son crédit, c’est qu’elle n’ira jamais trouver un chirurgien pour lui demander de la rendre normale \
Bushka nota l’amertume de ces paroles et devina le vieux drame îlien. L’histoire était de plus en plus courante. Quelqu’un se faisait opérer pour correspondre à la norme sirénienne; ensuite, il faisait pression sur la personne qu’il aimait afin qu’elle en fasse autant. Cela créait des conflits à n’en plus finir.
- On dirait que vous avez été échaudé, dit Bushka.
- Echaudé? Dites plutôt carbonisé, réduit en cendres… Je dois admettre que c’était plutôt amusant, au début, mais… ce n’était pas suffisant. Il aurait fallu que ce soit permanent.
Il secoua tristement la tête. Bushka bâilla puis s’étira. Les couacs prirent son geste pour une menace et s’égaillèrent dans un concert de piaillements et de battements d’ailes. Twisp continuait de regarder dans leur direction, mais il ne les voyait pas vraiment.
- Elle s’appelait Rébecca, dit-il. Elle aimait vraiment se trouver dans mes bras. Leur longueur ne la gênait pas, jusqu’au jour où…
Il se tut, soudain embarrassé.
- Où elle s’est fait faire de la chirurgie esthétique? suggéra Bushka.
- Oui, fit Twisp en déglutissant.
Qu’est-ce qu’il me prend de parler de Rébecca à cet étranger? se demanda-t-il. Faut-il que je me sente seuil
Elle aimait donner à manger aux couacs, le soir, le long de l’esplanade. Ces moments qu’ils avaient passés ensemble l’avaient marqué plus qu’il n’aurait aimé se l’avouer et un flot de souvenirs lui revinrent, auxquels il coupa court immédiatement.
- Après la chirurgie esthétique, elle vous a plaqué? fit Bushka en contemplant ses propres ongles.
- Plaqué? Non, soupira Twisp. Cela aurait rendu les choses plus faciles. Je savais que j’aurais l’air d’un monstre à côté d’elle, par la suite. Aucun mutard ne peut se permettre de vivre ainsi. C’est pourquoi ceux qui sont marqués comme moi ont toujours tendance à fuir le contact des Siréniens. Ce sont les regards. Et aussi ce que nous pensons de nous-mêmes, par la suite. Notre propre regard dans un miroir.
- Où est-elle à présent?
- A Vashon. Pas très loin du centre, je suppose. Là où vivent les riches et les puissants. Sans oublier ceux dont l’aspect physique est dans la norme. Je parierais qu’elle a réussi à s’y faire une place. Son métier consistait à préparer psychologiquement les gens à la chirurgie esthétique. Elle était en quelque sorte le modèle vivant de ce que l’existence pourrait être si tout se passait bien.
- Elle a choisi, et son choix a été le bon pour elle.
- Si vous parlez suffisamment longtemps de quelque chose comme ça, cela devient une obsession. Elle n’arrêtait pas de dire : « Il n’y a rien de plus facile que de changer l’apparence des gens. Un bon chirurgien saura tout de suite comment s’y prendre. Mais pour faire changer les idées de certains, c’est autrement plus compliqué. » Je crois qu’elle n’écoutait pas trop elle-même ce qu’elle disait.
Bushka porta les yeux sur les deux longs bras de Twisp. Il comprenait soudain. Voyant son regard, le pêcheur hocha la tête.
- C’est bien cela, dit-il. Elle voulait que je me fasse raccourcir les bras. Elle n’y a jamais rien compris, malgré tous ses diplômes de merde. Ce n’est pas que j’avais peur du bistouri ou de toutes ces conneries à la graisse de gyflotte. C’est que mon corps aurait été un mensonge vivant et que j’ai horreur du mensonge.
Ce n’est pas un pêcheur comme les autres, se dit Bushka.
- Finalement, reprit Twisp, j’ai dû me faire une raison à son sujet. Dès qu’elle forçait un peu trop sur le gnou, c’était toujours la même rengaine sur la nécessité pour chacun d’entre nous de s’efforcer de devenir « aussi proche que possible de la normale ». Comme vous, Bushka.
- Je n’ai jamais eu de telles idées.
- Vous n’en avez jamais eu besoin. Vous êtes déjà prêt à rejoindre les Siréniens sur leur propre terrain, selon leurs propres conditions.
Bushka ne trouvait rien à répondre. Il avait toujours été fier de son aspect normal au sens
Sirénien. Il n‘avait pas besoin de chirurgie esthétique.
Twisp frappa du poing le bord du coracle. Son geste fit peur aux couacs encagés qui se dressèrent avec un bruissement d’ailes rageur.
- Elle voulait avoir des gosses… avec moi… reprit Twisp. Vous imaginez ça? Songez un peu aux surprises dans les maternités, quand tous ces mutards rectifiés vont commencer à coucher ensemble. Songez à leurs gosses qui s’apercevront en grandissant qu’ils sont des mutards alors que leurs parents semblent normaux. Très peu pour moi!
Twisp devint silencieux, perdu dans ses souvenirs.
Bushka écoutait le flap-flap des vagues contre la coque et les froissements d’ailes des couacs qui remuaient dans leur cage. Il se demandait combien d’histoires d’amour avaient échoué à cause de principes comme ceux de Twisp.
- Maudit Jésus Louis! grommela ce dernier. Bushka hocha silencieusement la tête.
C’est bien là que le problème a commencé. Ou du moins, a dégénéré.
La question, pour l’historien, demeurait : Qu’est-ce qui a produit Jésus Louis? Bushka regarda les bras de Twisp. Ils étaient puissants, musclés, hâlés, mais d’un tiers trop longs. Le patrimoine de reproduction des îles était encore une véritable loterie génétique, grâce à Jésus Louis et à ses expériences de bio-ingénierie.
Twisp était toujours furieux.
- Les Siréniens ne comprendront jamais ce que c’est que de grandir îlien! Il y a toujours autour de vous quelqu’un de chétif ou d’agonisant… quelqu’un de très proche. Ma petite sœur était une fillette si mignonne…
Il secoua la tête sans pouvoir aller plus loin.
- Nous employons rarement le terme de « mutation », lui fit remarquer Bushka. Excepté dans un contexte technique. Et « difformité » est un mot trop laid. Nous préférons en général parler d’« erreur de la nature » ou de quelque chose comme ça.
- Je vais vous dire une chose, Bushka. J’évite délibérément les gens qui ont de longs bras. Nous sommes peu nombreux dans notre génération. (Il tendit un bras devant lui.) Vous appelez cela une erreur de la nature ? En suis-je une moi-même ?
Bushka ne lui répondit pas.
- C’est idiot! reprit Twisp. Prenez mon apprenti, Brett. Il est complexé parce qu’il a de trop grands yeux. Mais merde! ça ne se voit pas du tout. Seulement, allez le lui dire! Et Nef est témoin qu’il n’y en a pas deux comme lui pour voir dans l’obscurité. Vous appelez ça un accident?
- C’est une loterie.
- Je n’envie pas la tâche de la Commission, reprit Twisp avec une grimace. Avez-vous une idée du nombre de monstres qui doivent défiler devant eux? Comment peuvent-ils juger? Et comment déceler les aberrations mentales, celles qui ne se manifestent que plus tard?
- Nous avons aussi de bons côtés, protesta Bushka. Les Siréniens apprécient nos tissus. Vous savez quel prix ils atteignent chez eux ? Il y a aussi nos musiciens, nos peintres. Tous nos artistes…
- Je sais, dit Twisp avec mépris. J’ai déjà vu des Siréniens tripoter nos tissages. Comme c’est doux! Quelle patience pour faire tout ça! Et quelle habileté! Ces Iliens sont vraiment marrants!
- Nous le sommes, grommela Bushka.
Twisp le considéra longuement. Bushka commençait à se demander s’il n’avait pas commis une gaffe irréparable. Soudain, le pêcheur lui sourit.
- Le pire, c’est que vous avez raison! Aucun de ces Siréniens n’est capable de se payer une bonne tranche de rigolade comme le font tous les Iliens. Ou bien nous sommes écrasés de chagrin et de désespoir, ou bien nous chantons et dansons toute la nuit parce que quelqu’un est né, s’est marié, a acheté une nouvelle batterie de tambours à eau ou a simplement ramené une belle pêche. Les Siréniens ne font pas tellement la fête, d’après ce que j’ai entendu dire. Vous avez déjà vu des Siréniens fêter quelque chose?
- Jamais, reconnut Bushka.
Il se souvenait de la manière dont Nakano parlait de la vie sirénienne à bord du suba de Gallow. «Travailler, trouver une compagne, avoir un ou deux gosses, travailler encore et puis mourir. Les seules distractions : la pause café ou bien conduire une plate à un avant-poste récent. »
Etait-ce pour cela que Nakano avait rejoint le mouvement de Gallow? Pour rompre la monotonie de l’existence sirénienne? Travailler à édifier une barrière. Sauver un Ilien qui allait se noyer. La vie n’était pas dure pour des gens comme Nakano. Simplement morne et dépourvue de but intellectuel. Il leur manquait peut-être le contact quotidien avec la souffrance pour qu’ils se précipitent sur chaque joie. Côté surface, les rires, les couleurs et l’exubérance ne manquaient pas.
- Si nous retournons à la vie continentale, ce sera différent, fit Bushka.
- Pourquoi dites-vous « si »? Tout à l’heure, c’était une certitude.
- Il y a des Siréniens qui ne veulent pas quitter leur empire sous-marin. S’ils réussissent à…
Il s’interrompit tandis que Twisp pointait l’index vers l’avant du coracle en bredouillant :
- Par les cuisses de Nef! Qu’est-ce que c’est que ce truc-là?
Bushka se tourna pour voir, presque droit devant eux, une haute tour grise à la base entourée d’une dentelle d’écume blanche. On eût dit la tige épaisse de la fleur bleue du ciel, une fleur ourlée de rose. La tempête qui les menaçait depuis plusieurs heures auréolait la scène d’un halo de nuages noirs. La tour, d’un gris presque confondu avec le noir des nuages, n’était pas visible à cinquante cliques à la ronde, comme l’avait dit Bushka, mais Twisp ne la trouvait pas moins impressionnante. Par Nef! Il ne s’attendait pas à quelque chose de si énorme!
Au-delà du halo gris, le ciel était en train de se dégager de plus en plus. Il y avait maintenant deux fleurs bleues au-dessus de l’horizon interrompu et aucun des deux hommes ne pouvait détacher son regard de la tour de lancement qui était au centre d’un grand tourbillon de nuages.
- Voilà la station de lancement, lui dit Bushka. Le cœur du programme spatial Sirénien. Toutes leurs factions politiques doivent y être représentées.
- Impossible de la confondre avec une structure flottante, dit Twisp. Elle ne bouge absolument pas.
- Elle surplombe les vagues de plus de vingt-cinq mètres. Les Siréniens la considèrent comme leur plus grande merveille. Jusqu’à présent, ils n’ont lancé que des sondes automatiques; mais les choses vont vite. C’est pour cela que le mouvement de Gallow est passé à l’action. Les Siréniens s’attendent pour bientôt à l’envoi d’une fusée habitée dans l’espace.
- Et ils contrôlent les courants grâce au varech ? Comment s’y prennent-ils?
- Je ne le sais pas vraiment, répondit Bushka. J’ai vu l’endroit où ils le font, mais je ne comprends pas leur technique.
Le regard de Twisp ne cessait d’aller de la tour à Bushka et inversement. La dentelle d’écume à la surface de la mer s’était élargie tandis que les coracles se rapprochaient et la visibilité était devenue meilleure. Twisp estimait qu’ils se trouvaient à cinq kilomètres de la station. Malgré la distance, il jugeait que l’écume devait atteindre des crêtes de plusieurs centaines de mètres. Il distinguait déjà des signes d’activité humaine. Un des gros hydroptères Siréniens était ancré dans les eaux calmes à distance de la tour et plusieurs petites embarcations faisaient la navette. Un aérostat évoluait à proximité, peut-être pour diriger les opérations ou pour servir de grue aérienne. Les coracles étaient maintenant assez près pour qu’ils puissent distinguer des silhouettes humaines sur la digue qui protégeait les abords de la tour.
L’hydroptère, avec ses deux statoréacteurs à hydrogène qui dépassaient à l’arrière comme deux grosses poches à œufs, attira plus particulièrement l’attention de Twisp. Il n’en avait vu jusqu’à présent que de loin, ou bien en représentation holo. Le bâtiment qu’il avait devant lui faisait au moins cinquante mètres de long. Il reposait sur sa coque de flottaison, ses foils repliés sous l’eau. Un grand panneau était ouvert sur son flanc et se trouvait au centre d’une intense activité. Une grue était en train d’y descendre un volumineux chargement.
Bushka contemplait ces opérations un bras sur le rebord du rouf et l’autre le long du corps. Il tournait le dos à Twisp, son attention rivée sur la station de lancement et sa tour de contrôle. Rien n’indiquait encore que la présence des coracles eût été signalée, mais Twisp était certain que leurs radars les suivaient depuis longtemps et que leur destination ne faisait aucun doute. Les raisons qu’avait eues Bushka de les conduire ici paraissaient claire, si l’on ajoutait foi à son récit concernant Gallow. Il y avait peu de chances pour que cette station soit aux mains des partisans de Gallow. Les Siréniens seraient intéressés par son témoignage. Toutes les tendances politiques l’interrogeraient. Mais allaient-ils le croire?
- Avez-vous songé aux réactions que vous allez provoquer avec votre histoire? demanda Twisp.
- Je ne pense pas que mes chances soient très bonnes, quel que soit l’endroit où j’irai. Mais mieux vaut essayer ici qu’ailleurs.
Il tourna la tête vers Twisp, qui l’observait d’un air perplexe.
- Je suis un homme mort, quelle que soit la façon dont on considère les choses, reprit Bushka. Mais il faut que tout le monde sache ce qu’il s’est passé.
- C’est très louable de votre part, fit Twisp.
Il coupa le moteur et ramena la barre contre lui jusqu’à ce que les deux coracles tournent silencieusement en rond l’un derrière l’autre. Il était temps de faire part à Bushka de la manière dont il voyait les faits après une nuit de réflexion.
- Que faites-vous? demanda Bushka.
Twisp posa les deux bras sur la barre et le contempla.
- Je suis venu jusqu’ici pour essayer de retrouver mon apprenti, dit-il. C’est idiot de ma part, je le sais. Je vais vous dire la vérité; je ne croyais pas tellement à l’existence de cette station; mais je savais qu’il y aurait quelque chose à l’endroit que vous indiquiez. Je vous ai accompagné jusqu’ici parce que ce que vous disiez sur les moyens de sauvetage des Siréniens me semblait plausible.
- Evidemment! Il a probablement été retrouvé par quelqu’un et il…
- Mais vous, Bushka, vous n’êtes pas tiré d’affaire. Vous êtes dans la merde. Et moi avec vous, simplement parce que vous êtes à mon bord. Je ne vois pas comment je pourrais vous laisser tomber, ou vous livrer à eux - il hocha le menton en direction de la tour -, surtout si votre histoire à propos de ce Gallow se trouve être vraie.
- Si?
- Où sont vos preuves?
Bushka s’efforça de déglutir. Les Siréniens devaient déjà ramener les morts et les blessés de Guemes. Il le savait. Il n’y avait plus moyen de faire demi-tour. Quelqu’un dans la station avait déjà les deux coracles et leurs occupants sur son écran de radar. S’ils attendaient encore, on viendrait les chercher pour les interroger.
- Que puis-je faire ? demanda Bushka.
- Comment! Vous avez fait sombrer toute une putain d’île, et c’est seulement maintenant que vous vous posez la question?
Bushka haussa les épaules puis les laissa retomber en signe d’impuissance.
- Il devait y avoir des embarcations guémoises autour de l’île quand elle a été détruite, poursuivit Twisp. Il y a certainement des survivants qui ont assisté à tout et qui vont témoigner. Certains ont peut-être aperçu votre suba. Vous avez une idée de ce qu’ils vont raconter?
Bushka courbait la tête sous le poids des accusations contenues dans la voix de Twisp.
- C’est vous qui étiez aux commandes, poursuivit le pêcheur. Ils ne vous laisseront pas de répit. C’est vous qui êtes responsable et ils vous extorqueront tous les détails avant que vous ayez pu parler à qui que ce soit en dehors de leurs services de sécurité. Si vous sortez un jour de leurs pattes.
Bushka enfouit son menton dans ses genoux. Il sentait monter en lui une envie de vomir. Avec un sentiment d’étonnement atroce, il entendit sortir de sa propre gorge une plainte ténue modulée dans l’aigu : mmmmh, mmmmh, mmmmh.
Il n’y a pas un seul endroit où je puisse aller, pensait-il. Pas un seul
Twisp était toujours en train de lui parler mais, perdu dans sa propre misère, il ne percevait plus les mots. Aucune parole ne pouvait parvenir à l’endroit où était sa conscience. Les paroles étaient des spectres qui allaient le hanter à jamais. Et il ne se sentait plus capable de supporter d’être hanté.
Le bourdonnement du petit moteur que Twisp venait de remettre en marche tira Bushka de sa prostration. Il n’osait cependant pas lever les yeux pour voir dans quelle direction ils allaient. De toute manière, toutes les directions étaient mauvaises pour lui. Ce n’était qu’une question de temps pour que quelqu’un le tue, quelque part. Il sentait son esprit flotter sur un océan tandis que ses muscles se contractaient en une boule de plus en plus serrée, si serrée qu’elle finissait par lui faire faire partie de l’océan sans qu’il fût en contact avec rien. Des voix l’interpellaient en une cacophonie de sons sur aigus. Son esprit découvrait des fragments d’univers souillés par le carnage. L’île en lambeaux et ses échardes de chair meurtrie. Des spasmes secs secouèrent son corps. Il sentit vaguement que quelque chose faisait bouger le coracle. Un poids en lui avait besoin d’être libéré. Des mains se posèrent sur ses épaules et le guidèrent sur le banc de nage. Une voix murmura :
- Il vaut mieux vomir par-dessus bord. Vous allez vous étouffer dans le fond du coracle.
Les mains se retirèrent, mais la voix laissa un dernier commentaire :
- Pauvre couillon!
L’acide dans la bouche de Bushka était amèrement contraignant, filandreux. Il voulut parler, mais chaque son était comme du papier de verre qui remontait à son larynx. Il vomit par-dessus bord, l’odeur acre collée à ses narines. Puis il glissa la main dans la mer en mouvement et s’aspergea la figure d’eau salée. Alors seulement, il put se redresser et affronter le regard de Twisp. Il se sentait vidé de tout, drainé du moindre sentiment.
- Où pourrais-je aller? demanda-t-il. Que puis-je leur dire?
- Vous n’avez qu’à leur dire la vérité, fit Twisp. Merde! Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi empoté que vous. Mais je veux bien croire que vous n’êtes qu’un pauvre couillon. Vous n’avez pas la tête d’un tueur.
- Merci, réussit à dire Bushka.
- Vous savez ce que vous avez fait? reprit Twisp. Vous vous êtes marqué pour la vie. Aucun mutard ne s’attirera jamais les mêmes regards que vous. Vous voulez que je vous dise une chose ? Je ne voudrais pas être à votre place.
Twisp leva le menton en direction de la tour.
- Ils viennent nous chercher, dit-il. Un de leurs petits bateaux de marchandises. Nef! Dans quel guêpier me suis-je fourré?