Une part d’humanité réside dans les mesures prises pour redresser les torts faits à autrui. La reconnaissance d’un tort est la première étape cruciale.
Les Carnets de Raja Thomas.
Shadow Panille couvrit le mutard qui venait de mourir. Il se lava les mains dans la cuvette d’alcool à côté du brancard. La salle résonnait du cliquetis des instruments d’acier contre les bassins et des ordres brefs émis à voix basse par les groupes de méditechs et de chirurgiens en train d’opérer. Panille regarda derrière lui, par-dessus son épaule, les alignements de civières qui occupaient toute la salle, chacune entourée d’un groupe en blouse grise. Les blouses étaient maculées de sang et les regards, au-dessus des masques antiseptiques, paraissaient à chaque instant un peu plus las, un peu plus impuissants. De tous les rescapés ramenés par les équipes de sauvetage, deux seulement étaient physiquement indemnes. Mais Panille savait qu’un traumatisme psychique pouvait être aussi grave, sinon plus, qu’une blessure physique, et il hésitait à mettre ces deux-là au nombre des rescapés.
Le mutard qu’il venait de couvrir était mort sous le bistouri faute d’une transfusion. Ils n’avaient pas des réserves de sang suffisantes pour faire face à des besoins d’une telle ampleur.
Il entendit claquer les gants de Kareen Ale derrière lui.
- Merci de votre assistance, lui dit-elle. Dommage qu’il n’ait pas pu s’en tirer. Il s’en fallait de peu.
Panille vit des brancardiers soulever une civière et l’emporter vers la section des convalescents. Quelques-uns au moins survivraient. Et on lui avait dit qu’on avait rassemblé les quelques bateaux de pêche qui avaient pu s’éloigner à temps pour échapper à la catastrophe.
Il se frotta les yeux et le regretta aussitôt. L alcool piquait et fit couler des larmes chaudes sur ses joues. Ale le prit par l’épaule et le guida vers le lavabo qui se trouvait à côté de la porte. Le robinet avait un bec assez haut et incurvé pour qu’il puisse mettre la tête dessous.
- Laissez couler l’eau sur les yeux, lui dit-elle. Clignez pour mieux les rincer.
- Merci.
- Vous pouvez vous détendre, fit-elle en lui passant une serviette. Ce sont les derniers.
- Combien de temps avons-nous passé là?
- Vingt-six heures.
- Combien ont été sauvés?
- Sans compter ceux qui sont dans le coma, nous avons quatre-vingt-dix opérés qui devraient s’en sortir. Plusieurs centaines n’avaient que des blessures légères. Je ne sais pas combien exactement. Moins de mille, de toute façon. Et six sont encore ici sur la table d’opération. Vous croyez que c’est vrai, ce que l’autre nous a raconté?
- A propos du suba? Il me paraît difficile d’attribuer cela au délire ou à une hallucination, compte tenu des circonstances.
- Il avait toute sa tête quand on nous l’a amené. Vous avez vu ce qu’il a réussi à faire sur ses jambes? Il aurait mérité de s’en tirer. Peu de gens feraient preuve d’un tel courage.
- Les deux jambes sectionnées au-dessous du genou, et il s’est débrouillé pour arrêter l’hémorragie tout seul. Mais je ne sais pas, Kareen. J’aimerais bien ne pas le croire, mais finalement je pense qu’il n’a pas pu inventer cela.
- Et quand il nous a dit qu’il l’avait vu se retourner complètement avant de plonger? Vous ne croyez pas que cela signifie que le pilote avait perdu le contrôle de son engin? Il est certain qu’aucun Sirénien n‘agirait ainsi délibérément.
- Le blessé qui est là, fit Panille en désignant une civière derrière eux, prétend que c’est un suba Sirénien qui a volontairement éventré son île. Il affirme qu’il a tout vu et que le suba a surgi par en dessous, juste au centre de…
- C’était un suba îlien, insista Kareen Ale. Cela ne pouvait être qu’un suba îlien.
- Mais ce témoin affirme…
Kareen Ale prit une profonde inspiration puis expira lentement,
- Il s’est trompé, mon cher. Et si nous voulons éviter de sérieux problèmes, il nous faudra prouver qu’il en est bien ainsi.
Ils s’écartèrent pour laisser passer les brancardiers qui emportaient vers la morgue le mutard qu’ils avaient opéré. Kareen Ale récita ce qui allait devenir, se dit Panille, le refrain Sirénien :
- C’était un mutard. Les mutards n‘ont pas toutes leurs facultés, même dans le meilleur des cas.
- Vous fréquentez trop Gallow, lui dit-il.
- Mais vous avez bien vu sur quoi nous avons été obligés de travailler, fit-elle.
Sa voix était devenue un murmure. Panille n’aimait pas cela. Il n‘aimait pas le tour que prenait la conversation. La fatigue et la frustration faisaient ressortir un côté du caractère de Kareen Ale dont il n”avait pas soupçonné jusqu’ici l‘existence.
- Des organes manquants, des organes surnuméraires, des organes déplacés… poursuivit-elle avec un grand geste. Je me demande comment ces gens peuvent organiser un cours d’anatomie. Non, Shadow. Cela ne pouvait être qu’un suba îlien. Quelque règlement de compte, une affaire interne. Quel avantage pourrait tirer l’un de nous d’un tel acte? Aucun. Je pense que nous devrions plutôt aller boire un pot et oublier tout cela. Qu’est-ce que vous en dites?
- Ce n’est pas un suba îlien qu’il décrivait, insista Panille. C’est un appareil Sirénien à récolter le varech, avec ses cisailles et ses héliarcs.
Kareen le tira par le bras, comme une maman qui prend à part son gamin turbulent pendant la Vé ne/ration.
- Shadow, vous n’êtes pas raisonnable! Si c’étaient des Siréniens qui avaient fait sombrer cette île, pourquoi aurions-nous pris la peine de lancer cette opération de sauvetage? Pourquoi ne pas les abandonner à leur sort? Non… nous avons fait tout notre possible pour en sauver un maximum. Bien que cela fasse très peu de différence.
- Que voulez-vous dire par là, très peu de différence ?
- Vous avez vu dans quel état ils sont. Minés par la famine. La peau sur les os. Pires que des animaux.
- Nous devons les nourrir. Ryan Wang n’a pas créé le plus grand complexe de distribution alimentaire de l’histoire pour que nous laissions des gens mourir de faim!
- Il est bien plus facile de leur donner à manger que de les repêcher morts.
- Ce sont des êtres humains fit sèchement Panille.
Le regard vif de son interlocutrice le quitta pour faire le tour de la salle où quelques équipes chirurgicales opéraient encore, puis revint se poser sur lui. Il vit avec surprise que ses lèvres tremblaient et qu’elle semblait avoir du mal à se maîtriser. Il reprit néanmoins avec insistance :
- Ce témoin était peut-être un mutard, mais pas un imbécile. Il a rapporté ce qu’il a vu, et il Ta fait très clairement.
- Je ne veux pas le croire.
- Mais vous le croyez quand même.
Il la prit par l’épaule. Elle frissonna à ce contact.
- Il faut que je vous parle, dit-elle. Voulez-vous me raccompagner chez moi?
Ils prirent le système de transport par tube. La tête de Kareen Ale dodelinait sur son épaule. A un moment, elle ronfla, se ressaisit en sursautant puis se laissa aller contre lui. Il aimait la chaleur qui émanait d’elle. Quand leur voiture prit un virage un peu serré, il l’enlaça plus fort pour éviter que le mouvement la réveille. Il voulait avoir le temps de réfléchir. Kareen avait besoin de lui parler. Etait-ce pour le convaincre? Avec quels arguments? Son corps?
Il décida que cette pensée était indigne de lui et la repoussa.
Vingt-six heures à opérer sans relâche. Et ce n’était rien à côté des complications politiques qui l’attendaient.
Il avait remarqué, sous les yeux magnifiques de Kareen Ale, les cernes de nombreuses nuits sans sommeil. Mais cette dernière épreuve, pensait-il, avait eu au moins un mérite : celui de faire renaître un aspect de Kareen que sa brève association avec
Ryan Wang avait mis en veilleuse; sa personnalité de médecin. Bien qu’elle eût été alerte et efficace pendant toute la crise, elle était littéralement tombée de sommeil avant que la porte du wagon ne se referme derrière eux. Et il avait vu le bleu merveilleux de ses yeux s’assombrir, derrière son masque, à mesure que les Iliens mouraient un par un sous son bistouri.
- Ils sont si fragiles, répétait-elle. Si pitoyables! Les réserves de sang avaient été épuisées en deux heures. Le plasma et l’oxygène, en seize heures. Certains chirurgiens avaient proposé de stériliser de l’eau de mer et de s’en servir comme plasma, mais elle s’y était opposée en disant :
- Débrouillons-nous avec ce que nous avons. Ce n’est pas le moment de faire des expériences.
Dans son sommeil, la main de Kareen entoura la taille de Panille et l’attira plus près d’elle. Sa chevelure exhalait une odeur d’antiseptique et de transpiration, mais il trouvait le mélange agréable parce que c’était elle. Il aimait la caresse de ses cheveux contre son cou. Lui-même avait transpiré de la tête pendant des heures et il était heureux de porter ses cheveux en natte. Il aspirait à une bonne douche encore plus qu’à un bon lit.
Sa tête vacillait et il s’endormait juste au moment où leur voiture s’immobilisa avec une secousse. Un panneau clignotant afficha : Secteur Organisation et Distribution.
- Kareen, fit-il. Nous sommes arrivés.
Elle soupira et lui serra la taille encore plus fort. Il tendit sa main libre pour appuyer sur le bouton « blocage des portes », au-dessus de leur siège.
- Il faut descendre, Kareen.
- Je sais, fit-elle avec un nouveau soupir. Mais je suis si lasse.
- Venez. Vous serez mieux chez vous pour vous reposer.
Elle leva les yeux vers lui, mais ne bougea pas. Ses paupières étaient gonflées par le manque de sommeil. Elle réussit cependant à sourire en murmurant :
- Nous venons seulement de faire connaissance. Je ne vous laisse pas partir.
Il mit un doigt sur ses lèvres.
- Je vous raccompagne chez vous. Nous parlerons plus tard.
- Qu’est-ce qui fait vibrer ce mystérieux Shadow? souffla-t-elle d’une voix à peine audible. Puis elle l’embrassa soudain. Ce fut un baiser rapide, mais plein de force et de chaleur.
- Ça ne vous ennuie pas? demanda-t-elle.
- Et Gallow?
- Bon, fit-elle. Plus vite nous sortirons d’ici, plus tôt la vie reprendra son cours.
Ils se désenlacèrent. Il aimait sentir sur sa peau la chaleur persistante de son contact. Elle descendit la première sur le quai et lui tendit sa petite main fine.
- Vous êtes magnifique, dit-il.
Elle l’attira contre elle et, de nouveau, ses doutes fondirent.
- Comme vous savez dire les choses, murmura-t-elle.
- Cela tient de famille.
- Vous auriez pu faire un chirurgien. Vous avez de belles mains. J’aimerais passer plus de temps à les étudier.
- Je l’aimerais aussi, murmura-t-il dans ses cheveux. J’ai toujours désiré vous connaître mieux, vous le savez très bien.
- Je ronfle, il faut que vous le sachiez.
- Je m’en étais déjà aperçu, fit-il tandis qu’ils titubaient, enlacés, sur le quai. Et vous bavez, paiement.
- Ne soyez pas mufle, dit Kareen en lui pinçant .es côtes. Les dames ne bavent pas.
- Qu’est-ce que c’est que cette tache sur mon épaule, alors?
- Je suis horriblement confuse, dit-elle en lui prenant la main pour le guider vers la coursive où était son appartement. Puis elle le regarda en ajoutant : Viens. La vie est trop courte pour qu’on : amuse à en perdre une seule miette.
Panille comprit en cet instant que son existence venait de prendre un nouveau tournant. Malgré la fatigue, il se sentait gonflé de l’énergie qu’elle distillait autour d’elle. Sa démarche avait quelque chose d’élastique qu’il n’avait pas remarqué quand ils étaient au bloc opératoire. Son corps se déplaçait avec une souple vivacité sur le dallage noir de entrée et leurs pas s’accordaient avec précision. Quand ils pénétrèrent dans l’appartement, ils se tenaient toujours par la main.