- Et pour équationner les vagues, continua Scudi, il faut que je les interprète. (Elle se frappa le front distraitement, d’une manière qui accentua son air espiègle.) Peut-être qu’« interpréter » est un meilleur mot qu’« équationner », ajouta-t-elle. Et j’enseigne ce que je fais, naturellement.


Naturellement! songea Brett. Une héritière, une plongeuse à qui je dois la vie, et maintenant une océanologue!


- A qui enseignes-tu? demanda-t-il.


Il se demandait s’il ne pouvait pas apprendre, lui aussi, à faire ce qu’elle faisait. Quelle source d’information précieuse pour les Iliens!


- Au varech, répondit Scudi. J’interprète les vagues pour le varech.


Il fronça les sourcils. Elle le faisait marcher? Elle profitait de son ignorance d’Ilien?

Elle dut comprendre ce qu’il ressentait car elle ajouta vivement :


- Le varech est capable d’apprendre. On peut lui enseigner à maîtriser les vagues et les courants. Quand il retrouvera sa densité passée, il apprendra encore bien plus. Je lui enseigne quelques-unes des choses qu’il doit savoir pour survivre sur Pandore.

- C’est une plaisanterie, n’est-ce pas?

- Une plaisanterie? fit-elle, étonnée. Tu n’as jamais entendu parler du varech tel qu’il était avant? C’était une créature capable de se nourrir, d’assurer les échanges de gaz entre la mer et l’atmosphère. Et les gyflottes… comme j’aurais voulu les voir! Le varech savait énormément de choses en ce temps-là. Il maîtrisait les courants, il maîtrisait la mer elle-même. Voilà ce que c’était que le varech.


Brett la regardait bouche bée. Il se souvenait de ce qu’il avait appris à l’école sur le varech en tant que créature vivante constituée de multiples parties formant une seule entité sentiente, mais c’était de l’histoire ancienne, du temps où les ancêtres des Pandoriens actuels vivaient sur les terres émergées de la planète.


- Et tu crois qu’il refera toutes ces choses? murmura-t-il.

- Il est en train d’apprendre. Nous lui enseignons à créer des courants et à neutraliser les vagues.


Brett méditait sur toutes les implications concernant la vie des Iliens. Connaître à l’avance la direction des courants, les profondeurs… Choisir sa route en fonction du temps, des possibilités de pêche… mais toutes ces pensées furent balayées par un brusque revirement. C’était une idée presque indigne, et cependant qui pouvait dire de manière certaine ce qu’une intelligence non humaine était capable de faire?

Voyant le brusque changement de son expression, Scudi lui demanda :


- Tu ne te sens pas bien?


Il répondit presque machinalement :


- Si l’on peut apprendre au varech à maîtriser les vagues, c’est qu’il doit être capable de les créer, de même que les courants. Et qu’est-ce qui l’empêchera de s’en servir pour nous anéantir?


Elle répliqua avec condescendance :


- Le varech est un être rationnel. Notre destruction ou celle des îles ne l’avantagerait pas. Il ne fera donc rien de semblable.


De nouveau, elle réprima un bâillement et il se souvint qu’elle avait dit qu’elle devrait bientôt retourner travailler.

Toutes les nouvelles idées qu’elle venait de lui mettre dans la tête formaient cependant un tourbillon qui le laissait tout excité et lui ôtait toute envie de dormir. Les Siréniens faisaient et savaient tant de choses!


« Le varech sera capable de penser par lui-même. »


C’était une phrase qu’il se souvenait d’avoir entendue dans une conversation chez ses parents. Des propos importants tenus par des gens importants.


« Mais ce serait impossible, s’il n’y avait pas Vata », avait répondu quelqu’un d’autre. « Vata est la clef du varech. »


Brett se rappelait que tout avait commencé par quelques verres de gnou et que, comme toujours dans ces cas-là, la conversation n’avait cessé d’aller du spéculatif au paranoïaque et vice versa.


- J’éteins pour ménager ta pudeur, fit Scudi.


En gloussant gentiment, elle réduisit progressivement l’éclairage jusqu’à ce qu’ils fussent dans l’ombre. Il la vit gagner sa banquette à tâtons.


Pour elle, il fait nuit noire, se dit Brett, alors que pour moi elle n’a fait que baisser la lumière.


Il s’assit au bord du deuxième lit.


- Tu as une petite amie côté surface? lui demanda Scudi.

- Euh… non, pas vraiment.

- Tu n’as jamais partagé une chambre avec une fille?

- Les Iliens partagent tout avec tout le monde. Mais partager une chambre à deux personnes, c’est un luxe exclusivement réservé aux jeunes mariés ou aux gens très riches.

- Eh bien! fit Scudi.


Il la voyait, grâce à sa vision nocturne particulière, pianoter nerveusement sur le bord de sa banquette.


- Ici, dit-elle, on partage une chambre à deux pour les mêmes raisons d’intimité, bien sûr, mais aussi pour une foule d’autres motifs. Des gens qui travaillent ou qui étudient ensemble, par exemple, ou simplement des amis. Ce que je voulais, c’était te procurer une bonne nuit de sommeil. Demain, tu vas rencontrer beaucoup de monde, tu iras partout, il y aura beaucoup de bruit et beaucoup de questions…


Ses doigts n’arrêtaient pas de danser nerveusement sur le côté du lit.


- Je ne sais pas comment je pourrai jamais t’exprimer ma reconnaissance pour ta gentillesse, dit-il.

- Mais c’est pour nous une coutume. Si un Sirénien te sauve la vie, tout ce que possède ce Sirénien t’appartient jusqu’à ce que tu… ailles vivre ailleurs. Je suis responsable des vies que je ramène ici.

- Comme si j’étais ton enfant?

- Quelque chose comme ça.


Elle soupira et commença à se déshabiller.

Brett se sentit incapable de continuer à la regarder. Il détourna les yeux.


77 faudrait peut-être que je le lui dise, songea-t-il. Ce n’est pas très chic, de la laisser croire que je ne la vois pas.


- Je ne voudrais pas te déranger dans tes habitudes, fit-il simplement.


Il entendit qu’elle se glissait sous les couvertures.


- Tu ne me déranges pas, Brett. J’ai passé une journée fantastique. Tu es mon ami. Je suis bien en ta compagnie. Ça ne te suffit pas?


Brett ôta ses vêtements et se glissa sous les couvertures qu’il remonta jusqu’à son menton. Queets disait toujours que les Siréniens étaient impossibles à comprendre. Son ami?


- Nous sommes amis, n’est-ce pas? insista Scudi.


Il sortit sa main de sous les couvertures pour la tendre vers l’autre lit. Se souvenant qu’elle ne le voyait pas, il prit la main de Scudi dans la sienne. Elle était chaude. Les doigts de Scudi serrèrent très fort les siens, puis elle soupira et les retira doucement.


- J’ai besoin de dormir, dit-elle.

- Moi aussi.


Scudi leva le bras pour appuyer sur le bouton mural. Le chant des baleines cessa.

Il trouva exquis le silence qui s’établit alors. Jamais il n’aurait cru qu’un tel calme pût exister. Ses sens se relaxaient, mais… il s’aperçut qu’il tendait l’oreille, soudain en alerte, à la recherche de… quoi? Il ne le savait pas. Il fallait pourtant qu’il dorme. Le repos lui était nécessaire. Ses parents et Queets allaient être prévenus. Il vivait. Sa famille et ses amis se réjouiraient après l’avoir pleuré. Ou du moins il le pensait.

Au bout de plusieurs minutes d’angoisse, il se rendit compte que c’était l’absence de mouvement qui l’empêchait de s’endormir. Cette découverte lui permit de recouvrer sa sérénité, de respirer plus librement. Son corps se souvenait du bercement des vagues côté surface et il se concentra dessus jusqu’à ce que l’illusion fût presque réelle.


- Brett? fit la voix de Scudi dans un souffle à peine audible.

- Oui?

- De toutes les créatures qui sont dans les caissons hyber, celles que je voudrais le plus connaître sont les oiseaux, les petits oiseaux qui chantent.

- J’ai entendu des enregistrements de Nef, dit-il d’une voix ensommeillée.

- Leur chant est aussi poignant et aussi beau que celui des baleines. Et puis ils volent.

- Nous avons des pigeons et des couacs.

- Les couacs sont des canards et ils ne chantent pas.

- Mais ils sifflent, et leur vol est très beau à regarder.


Il y eut un bruissement de couvertures tandis qu’elle se tournait de l’autre côté.


- Bonne nuit, ami Brett, murmura-t-elle. Dors en paix.

- Bonne nuit, amie Scudi.


Et à la lisière du sommeil, il imagina son sourire merveilleux.

Est-ce ainsi que l’amour commence? se disait-il. Il sentait dans sa poitrine un serrement qui persista jusqu’au moment où il sombra dans un sommeil agité.


L'effet Lazare
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