En ces temps de folie sur Pandore, nous avons été obligés de devenir fous pour survivre.


Iz Bushka. Les Lois physiques de l’expression politique.


Brett s’éveilla à l’aube, bercé par le balancement régulier du coracle. Scudi dormait en chien de fusil contre lui. Twisp était à sa place habituelle près de la barre, mais c’était le pilote automatique qui les guidait. Brett voyait la rangée de petites lumières rouges qui s’allumaient et s’éteignaient sur la façade du récepteur, indiquant le cap pour Vashon.


Scudi renifla deux ou trois fois dans son sommeil. Ils étaient tous les deux abrités par un prélart léger. Brett respira un bon coup par le nez, convaincu qu’il ne pourrait plus jamais accepter de vivre dans la puanteur qui se dégageait de tous les endroits où il y avait des Iliens. Il avait pris goût à l’atmosphère filtrée des Siréniens. A présent, les odeurs de poisson, les miasmes dégagés par le corps de Twisp, tout cela l’amenait à réfléchir encore plus à la manière dont son existence avait été transformée.


J’avais la même odeur, songea-t-il. C’est encore une chance que Scudi et moi nous nous soyons rencontrés sous l’eau.


L’odeur des Iliens était un sujet de plaisanterie pour les Siréniens, il le savait. Et quand un Ilien descendait là-bas, il n’était pas rare qu’il évoque avec nostalgie, en remontant côté surface, la qualité de l’air des profondeurs.

Scudi n’avait rien dit quand elle était montée à bord du coracle et qu’elle avait fait la connaissance de Twisp. Mais la grimace de dégoût qu’elle avait vainement essayé de dissimuler par égard pour Brett avait été suffisamment éloquente.’

Brett se sentait coupable de sa gêne soudaine.


On ne devrait jamais être gêné devant ses amis.


Le premier trait de l’aube, d’un rose paresseux, effleura le coracle. Brett se redressa.

De l’arrière, la voix de Twisp, alanguie, lui parvint :


- Prends le quart, mon garçon. J’ai besoin de récupérer un peu.

- D’accord.


Brett avait chuchoté car il ne voulait pas risquer de réveiller Scudi. Elle était lovée contre lui, son dos et ses hanches épousant les contours de son corps comme s’ils étaient faits sur mesure l’un pour l’autre. Une de ses mains encerclait la taille de Brett. Il se dégagea doucement.

Levant les yeux vers le ciel pâle, il songea : la journée va être chaude. Il se glissa hors du prélart et sentit les embruns sur son visage et ses cheveux. Remettant en place une mèche qui lui tombait sur les yeux, il gagna l’arrière du coracle pour s’asseoir à la barre.


- Il va faire chaud, lui dit Twisp.


Brett sourit de la coïncidence. Ils avaient la même manière de penser à présent, cela ne faisait aucun doute. Il scruta l’horizon. Leurs deux coracles étaient toujours portés par le ruban étroit du courant qui fendait le champ de varech.


- J’ai l’impression qu’on va moins vite, dit Brett.

- Les batteries sont faibles, répondit Twisp en indiquant du pied le témoin de charge rose des accus organiques logés dans une cavité du pont. Il nous faudra bientôt nous arrêter pour les recharger, ou bien continuer à la voile.


Brett humecta un doigt avec ses lèvres et le porta en l’air. Il ne sentit que le souffle de leur déplacement. C’était le calme plat et il ne voyait rien d’autre, à perte de vue, que le varech ondoyant doucement à la surface de l’eau.


- Nous devrions atteindre bientôt Vashon, dit Twisp. J’ai écouté la radio pendant que tu dormais. Tout se passe bien, à ce qu’ils disent.

- Je croyais que tu voulais te reposer?

- J’ai changé d’avis. J’ai envie de voir Vashon d’abord. Et puis… disons que j’ai un peu la nostalgie du temps où on causait sous les étoiles, toi et moi. Depuis que j’ai pris ta relève, à minuit, je n’ai pas cessé de penser.

- Et d’écouter la radio, fit Brett en désignant du doigt l’écouteur encore relié à l’appareil.

- C’est très intéressant, ce qu’ils ont dit.


Tout en murmurant cela à voix très basse, Twisp ne quittait pas des yeux la forme allongée de Bushka endormi sur le pont, roulé dans une couverture.


- Que tout se passait bien? compléta Brett.

- Le commentateur a affirmé qu’ils étaient en vue de terres émergées. Il les a décrites comme des falaises noires. De hautes falaises, avec de l’écume à la base. Il a même dit que des gens pourraient y vivre.


Brett essayait de se représenter ces « falaises ». C’était un mot qu’on entendait rarement.


- Comment ferait-on monter les gens dessus avec toutes leurs affaires? demanda-t-il. Et que se passera-t-il si la mer se déchaîne encore?

- D’après moi, il faudrait être à moitié oiseau pour habiter là-dessus, opina Twisp. Sauf si l’on est sûr de pouvoir se passer de la mer. Et c’est surtout l’eau douce qui risque de manquer.

- Peut-être avec des dirigeables?

- Ou alors, médita Twisp, des bassins pour capter l’eau de pluie. Mais leur plus gros problème, ce serait les névragyls.


A l’avant du coracle, Bushka émergea de dessous son prélart et les regarda. Brett l’ignora. Les névragyls!

Il ne les connaissait que par quelques rares anciens holos et par les historiques des âges sombres de l’océan en furie et de la mort du varech.


- Le jour où il y aura des terres libres, il y aura des névragyls, dit Twisp. C’est ce qu’ont toujours répété les spécialistes.

- Tout se paie, murmura Bushka.


Il porta le dos de sa main ouverte devant sa bouche, en bâillant de toute sa mâchoire.

Quelque chose chez lui avait changé, remarqua Brett. Depuis que tout le monde acceptait à peu près de croire à son histoire sur Guemes, il s’était transformé de traître en personnage tragi-comique.


A-t-il vraiment changé ou est-ce nous qui le considérons d’une manière différente? se demanda-t-il.


Scudi, à son tour, s’était dressée en repoussant son prélart.


- Est-ce que j’ai entendu quelqu’un parle: de névragyls? demanda-t-elle.


Brett lui expliqua l’objet de leur conversation.


- Des falaises? s’étonna-t-elle. Vashon est en vue de véritables terres émergées?

- C’est ce qu’ils ont dit, acquiesça Twisp.


Il tendit la main pour tirer à plusieurs reprises sur deux cordelles qui traînaient le long du bord. Aussitôt, ses couacs soulevèrent une tempête à côté du coracle, aspergeant d’eau froide tout le monde et en particulier Bushka.


- Par les dents de Nef! haleta ce dernier. C’est glacé!

- C’est bon le matin pour se réveiller, lui dit Twisp en riant. Imaginez ce qui…


Interrompant sa phrase, il pencha la tête comme pour écouter quelque chose.

Les autres entendirent aussi. Tournant la tête à bâbord, d’où le lointain vrombissement d’un stato à hydrogène parvenait à leurs oreilles, ils virent une ligne blanche s’avançant rapidement à travers le varech.


- Hydroptère, dit Bushka. Ils se dirigent vers nous.

- Leurs détecteurs sont centrés sur nous, acquiesça Twisp.

- Ce n’est pas à Vashon qu’ils vont, insista Bushka. C’est à nous qu’ils en veulent!


- Il a peut-être raison, cette fois-ci, fit Brett. Twisp hocha le menton.


- Brett et Scudi, ordonna-t-il. Prenez vos combinaisons et vos paquetages. A l’eau tout de suite. Cachez-vous parmi le varech. Bushka, il y a un grand sac de marin vert sous le pont à l’avant. Sortez-le.


Brett, en train d’enfiler sa combinaison, se souvint de ce qu’il y avait dans le sac.


- Que veux-tu faire avec ton filet de rechange? demanda-t-il.

- Nous allons le poser ici.

- Je n’ai pas de combinaison, se plaignit Bushka.

- Vous vous cacherez sous le prélart dans le poste avant, lui dit Twisp. Dépêchez-vous, de plonger, vous deux! Vous tendrez le filet le long du varech.


Précipitamment, Bushka avait plongé sous le prélart puis rampé vers le poste avant. Brett et Scudi s’étaient laissés tomber dans l’eau en arrière, tirant le filet avec eux. Le bruit de l’hydroptère était de plus en plus fort.

Twisp tourna la tête pour le regarder. Il se trouvait encore à sept ou huit kilomètres à bâbord, mais se rapprochait d’eux plus vite que le pêcheur ne l’aurait cru possible. Il ramena ses couacs et les remit en cage. Puis il sortit deux lignes, les appâta avec de la murelle séchée et les mouilla par-dessus bord.


Le canot!


Il dansait contre le deuxième coracle comme une pièce à conviction. Brett tendit son long bras, saisit l’amarre et hala le canot. Il défit le système de fermeture et chassa l’air en pliant le canot le plus rapidement qu’il put avant de le fourrer sous son siège. Il vit que Brett et Scudi étaient en train de sortir quelque chose du deuxième coracle. Un harpon? Bon sang, ils avaient intérêt à se dépêcher!

Il inspecta son coracle pour voir si tout allait bien. Bushka était caché dans le poste avant. Le filet traînait derrière eux. Scudi et Brett avaient disparu parmi le varech. Que comptait faire Brett avec un harpon? Sous les énormes thalles du varech, ils étaient en sécurité et pouvaient remonter tant qu’ils voulaient pour respirer sans être vus.

Twisp coupa le moteur et sortit le laztube de sa cachette. Il le disposa près de lui sur le banc sous une serviette et garda la main sur la serviette.


- Bushka! cria-t-il. Continuez de faire le mort. Si c’est eux… nous ne savons pas comment ça va se passer. Sinon, attendez mon signal avant de vous montrer.


Il s’essuya la bouche du dos de sa main libre avant d’ajouter :


- Les voilà.


Il leva le bras pour l’agiter en direction de l’hydroptère qui coupait à travers le varech, soulevant de chaque côté des débris de thalles vert foncé. Il évita cependant le filet, du côté où Brett et Scudi s’étaient mis à l’eau.

En réponse à son salut, les deux silhouettes qui se trouvaient dans la cabine de pilotage haut perchée ne lui accordèrent qu’un long regard. Twisp remarqua la peinture verte qui les bariolait. Il dut respirer un bon coup pour calmer les battements de son cœur et le tremblement de ses genoux.


Prépare-toi, se dit-il; mais pas de précipitation.


L’hydroptère chassa sur l’arrière et s’affaissa dans le chenal au milieu du varech. Les statoréacteurs n’émirent plus qu’un sifflement sourd. L’onde soulevée par l’étrave du bâtiment vint secouer les coracles et les couacs firent entendre leur protestation sonore.

Twisp agita de nouveau la main pour saluer les occupants de l’hydroptère et désigner son filet afin qu’ils le contournent par la gauche. Quand ils ne furent plus qu’à une vingtaine de mètres, il leur cria :


- Plein calme et cales pleines!


Il serra dans sa main la crosse du laztube. Le clapot provoqué par l’arrivée de l’hydroptère se brisait contre la coque, soulevant des gouttelettes qui retombaient sur lui.

Il n’y avait toujours pas de réponse de 1a part de l’hydroptère, qui le dominait à présent et se trouvait à moins de dix mètres. Le panneau d’accès s’ouvrit et un Sirénien apparut, vêtu d’une combinaison de plongée style camouflage, bariolée de taches et de rayures vertes. L’hydroptère se rapprocha encore du coracle et s’immobilisa bord à bord. Le Sirénien qui dominait Twisp lui cria :


- Je croyais que les mutards ne péchaient jamais seuls.

- Vous avez cru quelque chose de faux.

- On m’a dit qu’aucun mutard ne péchait hors de vue de son île.

- Ce n’est pas le cas de celui qui est devant vous.


L’œil vif du Sirénien se porta sur les deux coracles, suivit la ligne de flotteurs à l’arrière puis revint se fixer sur Twisp.


- Votre filet est tendu le long d’une formation de varech. Vous risquez de le perdre.

- Là où il y a du varech, il y a du poisson, fit Twisp d’une voix calme et neutre. Et avec un sourire en prime, il ajouta : Les pêcheurs sont bien obligés de suivre le poisson.


Sous l’avant de l’hydroptère, trop bas pour être dans le champ de vision du Sirénien, Twisp vit Scudi sortir un instant la tête pour respirer, puis se laisser couler.


- Où sont vos prises? demanda le Sirénien.

- Qu’est-ce que ça peut vous faire?


Le Sirénien, accroupi sur le pont au-dessus de Twisp, lui cria en brandissant l’index :


- Ecoute-moi bien, mange-merde. Tu pourrais disparaître sans laisser de traces. J’ai des questions à te poser. Si tes réponses me vont, peut-être que tu pourras conserver ton bateau, ton filet, tes prises et même la vie. C’est assez clair?


Twisp demeura silencieux. Du coin de l’œil, il aperçut la tête et les épaules de Brett qui remontait de l’autre côté de l’étrave de l’hydroptère. Sa main tenait toujours le harpon qu’il avait trouvé dans l’autre coracle.


Que fait-il avec ce truc-là? Sa présence si près m’empêche d’utiliser le champ protecteur, si les circonstances le demandaient.


- D’accord, fit-il à haute voix. Je n’ai pas encore de prises. Je viens de m’installer.


Brett et Scudi avaient à présent disparu derrière la coque de l’hydroptère.


- Vous n’avez vu personne d’autre sur la mer? demanda le Sirénien.

- Pas depuis la mascarelle.


Le Sirénien parut examiner le visage buriné, la barbe grisonnante du pêcheur avec un respect grandissant et demanda :


- Vous êtes en mer depuis la mascarelle?

- Ouaip.


L’air respectueux disparut d’un coup.


- Et vous n’avez rien pris? lança le Sirénien. Vous êtes un foutu pêcheur. Et un foutu menteur, également. Ne faites pas un geste, je descends à bord.


Il signala son intention à quelqu’un que Twisp ne pouvait pas voir à bord de l’hydroptère, puis déplia une courte échelle. Ses mouvements étaient vifs et mesurés. Il n’utilisait pas plus que le minimum d’énergie requis pour chaque action. Twisp nota cela avec un profond sentiment de danger.


Cet homme maîtrise parfaitement son corps. C’est sa meilleure arme.


Il allait être difficile de le prendre par surprise. Mais Twisp avait confiance en ses propres moyens. Il avait l’avantage de ses bras et de ses muscles de poseur de filets. Il avait aussi le laztube sous sa serviette.

Le Sirénien commença à descendre vers le coracle. Son pied chercha un instant le banc de nage. Au moment où il mettait tout son poids sur ce pied, Twisp se pencha en arrière comme pour équilibrer le coracle. Le Sirénien sourit et ôta les deux mains de l’échelle. Il se tourna pour poser l’autre pied dans le coracle. Twisp tendit son long bras vers lui pour l’aider en continuant d’équilibrer le bateau. Il attendit que l’autre se laisse tenir fermement par le bras, équilibrant le coracle jusqu’au dernier moment. Puis, d’un seul mouvement, il se pencha en avant vers le Sirénien qu’il attira à lui tandis que le coracle déséquilibré basculait, embarquant de l’eau. Le Sirénien eut le réflexe de se jeter en avant, vers Twisp. Celui-ci lui lâcha le bras pour lui enserrer le cou de son propre bras gauche tandis que sa main droite armée du laztube se levait vers sa nuque.


- Ne résiste pas ou tu pourrais disparaître, fit-il.

- Sale mutard! Tue-moi si tu veux! hurla le Sirénien en se débattant comme un fou.


Twisp resserra l’étau de son bras puissant. Des muscles qui avaient l’habitude de remonter des filets à pleine charge saillirent comme des cordes sur son avant-bras.


- Dis à ton copain de sortir sur le pont, grogna-t-il.

- Il refusera et il te tuera! fit le Sirénien suffoquant.


Il lutta de nouveau pour s’arracher au bras puissant qui le maintenait. Son pied prenant appui contre une traverse, il essaya de déséquilibrer


Twisp en arrière. Celui-ci, excédé, leva le laztube et le laissa retomber sur le côté de la tête du Sirénien qui s’affaissa avec un grognement étouffé.


Twisp se tourna vers l’hydroptère et pointa le canon du laztube vers le panneau ouvert. L’idée de grimper à l’échelle à découvert ne lui plaisait pas tellement.

Brett apparut dans l’encadrement de la porte ovale. En voyant le laztube pointé sur lui, il baissa la tête en criant :


- Eh! Ne tire pas! Nous avons l’hydroptère! Twisp remarqua qu’il avait la poitrine couverte de sang. Son estomac se noua.


- Tu es blessé?

- Non. Pas moi. Mais je crois que nous avons tué celui qui était dedans. Scudi est en train de s’en occuper. Il n’a rien voulu savoir, ajouta-t-il avec un frisson. Il s’est littéralement jeté sur le harpon!

- Il était tout seul à l’intérieur?

- Oui. Ils n’étaient que deux à bord. Il s’agit de l’hydroptère que Scudi et moi avions emprunté.

- Bushka! cria Twisp. Venez vous exercer à faire des nœuds marins sur celui-là!


II hissa le Sirénien inconscient sur le panneau plat du moteur tandis que Bushka s’avançait prudemment, tenant à la main un cordage qu’il avait trouvé à l’avant. Il avait l’air terrorisé et évitait de s’approcher trop près du Sirénien.


- Vous le connaissez? demanda Twisp.

- Un comparse sans intérêt. A la solde de Gallow.


Scudi apparut derrière Brett à la porte de l’hydroptère. Elle était pâle et ses yeux noirs étaient agrandis.


- Il est mort, dit-elle. Il n’a pas cessé de réclamer que son corps soit jeté au varech.


Elle regardait ses mains tachées de sang comme si elle ne savait où les cacher.


- Celui-là aussi s’est débattu jusqu’au dernier moment, dit Twisp en montrant le Sirénien dont Bushka achevait de ligoter les poignets et les chevilles dans le dos. Ils sont cinglés… ajouta-t-il en reportant son attention sur Scudi, qui remettait son poignard de plongée dans la gaine fixée à sa cuisse.

- Comment avez-vous fait pour pénétrer dans l’hydroptère? demanda-t-il.

- Il y a une trappe pour les plongeurs de l’autre côté de la coque, expliqua Brett. C’est Scudi qui a eu cette idée. Nous avons attendu que l’autre descende dans le coracle avant d’agir. Le pilote ne s’est douté de rien jusqu’au dernier moment.


Brett avait un débit rapide, presque essoufflé.


- Pourquoi s’est-il jeté sur moi, Queets? reprit-il en déglutissant. Il voyait bien que j’avais le harpon!

- C’était un imbécile, fit Twisp. Pas comme toi.


Il regarda Scudi, toujours perchée sur l’hydroptère, puis son poignard. Elle saisit le sens de son regard et murmura :


- Je ne savais pas s’il était réellement mourant.


En voilà une qui sait se défendre dans la vie, se dit Twisp.


Bushka se redressa. Il avait fini de ligoter le Sirénien. Il se tourna vers l’hydroptère en hochant la tête d’un air satisfait.


- Nous avons trouvé exactement ce qu’il nous fallait.


Le Sirénien derrière lui remua en grognant.


- Mon garçon! fit Twisp sur un ton de commandement qui rappela à Brett leur dernière campagne. Il répondit automatiquement :

- Oui, cap’taine?

- Tu crois que nous devrions continuer avec l’hydroptère?


Brett eut un sourire radieux.


- Oui, cap’taine. L’hydroptère est plus spacieux, plus rapide, plus mobile et il tient mieux la mer. J’approuve sans réserve, cap’taine.

- Scudi, peut-on loger les coracles à bord?

- Le panneau est assez large et la soute est vaste, dit-elle. De plus, il y a un treuil.

- Brett, ordonna le pêcheur, Scudi et toi, vous allez commencer à transborder le matériel. Iz et moi, pendant ce temps, allons poser quelques questions à cette chiure de murelle.

- Si vous voulez donner un coup de main aux jeunes, dit Bushka, je peux me charger tout seul de celui-là.


Il toucha du pied le Sirénien. Twisp le dévisagea l’espace de quelques battements, surpris par l’assurance qui se manifestait depuis peu dans sa voix. La fureur avait pris possession de ses traits et elle semblait dirigée contre le prisonnier.


- Essayez de découvrir ce qu’il cherchait, dit Twisp. Que venaient-ils faire ici?


Bushka acquiesça silencieusement.

Twisp amarra son coracle à une entretoise de l’hydroptère juste en dessous de l’échelle. Ils commencèrent à transborder le matériel du premier coracle puis du second.

Quand les deux embarcations furent vides, Twisp s’arrêta pour souffler. Dans leur va-et-vient incessant entre les coracles et l’hydroptère, les deux jeunes gens s’étaient frôlés, touchés, heurtés aussi souvent qu’il était raisonnablement possible. Twisp se sentait ragaillardi rien qu’à les observer.


Il n’y a rien de mieux que l’amour en ce monde, songeait-il.


A l’arrière du coracle, Bushka était accroupi devant le prisonnier qu’il fustigeait du regard.


- Vous en tirez quelque chose? lui demanda Twisp.

- Ils ont capturé le Juge Suprême.

- Merde! lâcha Twisp. Cuisinez-le encore. Nous allons essayer de hisser ce coracle jusqu’à la soute.


Même avec le treuil, ce ne fut pas facile. Scudi leur ouvrit le panneau de chargement à l’arrière et, à trois, ils parvinrent tant bien que mal à faire entrer le premier coracle dans la soute et à l’attacher solidement à des taquets le long de la paroi.

Scudi sortit sur le pont et se pencha pour regarder derrière l’hydroptère. Elle se raidit soudain.


- Vous feriez bien de venir voir, leur dit-elle. Elle était pâle comme l’aube d’un jour pluvieux. Twisp sortit en hâte, suivi de Brett.


Bushka était penché vers le prisonnier Sirénien. L’homme n‘était plus attaché à l’arrière du coracle. Il était nu et suspendu par les poignets, liés à hauteur de ses omoplates. Sa combinaison de plongée gisait en lambeaux au fond du coracle. Ses genoux étaient à quelques centimètres du pont. Bushka tenait à la main droite un couteau de pêcheur, la pointe dirigée vers le ventre du Sirénien.

Les muscles saillants du prisonnier étaient rouges mais ses lèvres serrées avaient une blancheur livide. Ses épaules semblaient sur le point de se déboîter. Son pénis n’était qu’un morceau de chair ratatinée par la peur contre son pelvis.


- Qu’est-ce qui se passe? demanda Twisp.

- Vous vouliez des renseignements, dit Bushka.


Je vous les trouve. En me servant de quelques procédés dont Zent se vantait d’avoir la spécialité.


Twisp s’accroupit au bout du pont, essayant de réprimer sa réaction d’écœurement.


- Vraiment? fit-il d’une voix neutre.


Quand le visage de Bushka s’était levé vers lui, Twisp avait compris qu’il n’avait plus affaire au même naufragé geignard qu’il avait arraché à la mer. Ce nouveau Bushka parlait d’une voix lente et assurée. Son regard n’était plus fuyant.


- Il prétend que le varech les rend immortels, continua Bushka. A condition qu’ils lui soient jetés en pâture à leur mort. Je lui ai dit que nous brûlerions son cadavre et que nous conserverions ses cendres.

- Décrochez-le, Iz, lui dit Twisp. On ne traite pas ainsi un être humain. Nous allons le faire monter ici.


Une moue renfrognée se peignit sur le visage de Bushka puis disparut. Il se tourna et coupa la corde qui suspendait le captif. Le Sirénien remua les bras derrière son dos pour y rétablir la circulation.


- Il dit que le varech est capable de conserver vos souvenirs, votre identité et tout le reste, poursuivit Bushka.


Scudi se rapprocha de Brett pour- lui murmurer à l’oreille :


- Ce n’est pas impossible.


Brett se contenta de hocher la tête. Baissant les yeux vers l’endroit où Bushka avait torturé le prisonnier, il se sentit révolté à l’idée de ce que celui-là avait fait. Comme si elle devinait sa réaction, Scudi poursuivit :


- Tu crois qu’il l’aurait réellement tué pour brûler son cadavre?


Brett déglutit, la gorge sèche. L’honnêteté le força à dire :


- Je viens de tuer un homme avec un harpon.

- Mais ce n’est pas pareil! L’autre t’aurait tué sans hésiter. Celui-ci était attaché.

- Je ne sais plus, dit Brett.

- 11 me fait peur, murmura Scudi.


A cet instant, l’hydroptère fit une légère embardée, puis une seconde. Quelque chose provoqua un remous dans la mer à proximité du coracle.


- Le filet, dit Brett. Twisp vient de le laisser couler.


Et cela a dû lui fendre le cœur, ajouta-t-il mentalement. Causer pour rien la mort du poisson lui a toujours fait de la peine.


Un vent glacé souffla sur eux et ils levèrent la tête vers le ciel. Des nuages effilochés commençaient à apparaître, venus du nord, et une houle de plus en plus forte agitait le chenal ouvert par le varech. Le courant filait toujours tout droit sur Vashon.


- Je croyais que le temps était au beau fixe, dit Brett.

- Le vent a tourné, déclara Twisp. Chargeons le deuxième coracle. Vashon risque d’avoir de sérieux ennuis, finalement.


Ils hissèrent le coracle dans la soute, refermèrent le panneau et rejoignirent Scudi et Bushka dans la cabine de pilotage. Scudi s’était assise aux commandes et Bushka restait debout dans un coin, pliant et dépliant les doigts d’un air encore rageur.


- Iz, murmura Twisp à voix basse. Vous l’auriez vraiment brûlé vif?

- Chaque fois que je ferme les yeux, je revois Guemes et Gallow, fit Bushka en jetant un coup d’œil vers l’arrière de l’appareil où le prisonnier était attaché. Je le regretterais peut-être après, mais…


Il haussa les épaules.


- Ce n’est pas une réponse.

- Je crois que je l’aurais fait, dit Bushka.

- Ce n’est pas ça qui vous aiderait à mieux dormir la nuit, dit Twisp. Cap sur Vashon, ajouta-t-il en se tournant vers Scudi.


Elle mit le stato en route et l’appareil s’élança, bientôt porté par ses patins. Une minute plus tard,” ils filaient à bonne allure au milieu du chenal, bondissant légèrement sur la houle.

Twisp fit signe à Bushka de le rejoindre à l’arrière de la cabine. Quand ils furent assis, Twisp demanda :


- A-t-il dit de quelle manière ils avaient capturé le juge?

- Il était à bord d’un autre hydroptère dont ils se sont emparés. C’était leur deuxième avec celui-ci.

- Où se trouve Gallow en ce moment?

- Il est parti pour l’Avant-poste n° 22 avec l’autre appareil. C’est là qu’ils récupèrent leurs engins spatiaux. Il pense qu’il y a toute une armée dans les caissons et que celui qui la fera sortir la commandera à sa guise. Il veut s’assurer le contrôle des installations de lancement aussi bien que de récupération. Apparemment, il est convaincu qu’il va réussir.

- Vous croyez que c’est possible?

- Qu’il y ait une armée dans les caissons? fit Bushka en haussant les épaules. Tout est possible. Même qu’ils se jettent en tirant comme des diables sur ceux qui les feront sortir.

- Que veut-il faire du juge Keel?

- L’échanger. Contre Vata. Il veut Vata.

- Il est fou! s’écria Brett. Je suis allé voir le bassin de Vata. Les installations qui permettent de


463 la maintenir en vie sont énormes et complexes. JJ est absolument impossible de…


- Ils peuvent détacher toute cette partie de l’île et la remorquer avec un suba. Ils en sont capables.

- Ils auraient besoin de personnel médical.

- Ils ont un médecin. Quand ils ont enlevé Keel, il était en compagnie de Kareen Ale. Gallow a tout prévu.


Le silence tomba sur la cabine. Seul le grondement du stato se faisait entendre autour d’eux. Les foils cognaient les flots sur un rythme sourd. Au bout d’un moment, Twisp s’adressa à Scudi :


- Pouvons-nous établir le contact par radio avec Vashon ?

- Oui, mais n’importe qui pourra nous entendre, répondit-elle sans se retourner.


Twisp secoua la tête. Il se sentait frustré et indécis.

Soudain, Bushka lui arracha le laztube qu’il avait dans la poche et lui enfonça le canon dans les côtes.


- Debout! lança-t-il. Sidéré, Twisp obéit.


- Attention à ce que vous faites, reprit Bushka. Je connais votre force.


Brett se retourna à ce moment-là et aperçut l’arme dans les mains de Bushka.


- Qu’est-ce que vous…

- Pas un geste! ordonna Bushka.


Brett échangea un regard avec Scudi. Elle tourna la tête, comprit ce qu’il se passait et reporta sans rien dire son attention sur les commandes.


- Que nous les contactions par radio ou que nous les prévenions en personne, c’est du pareil au même, fit Bushka. Gallow sera mis au courant.


Alors qu’actuellement nous avons l’avantage de la surprise. Il croit que cet hydroptère est a lui.


- Que voulez-vous dire? demanda Twisp.

- On change de cap, Scudi, ordonna Bushka. Nous allons affronter Gallow. Je regrette de ne pas l’avoir tué quand j’en ai eu l’occasion.


L'effet Lazare
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