Si vous ne connaissez rien aux chiffres, vous ne pouvez apprécier ce qu’est une coïncidence.


Scudi Wang.


Brett admirait la maîtrise de Scudi. Pendant toute la durée de l’épreuve de force à l’intérieur de la cabine, elle s’était concentrée sur la manœuvre de l’hydroptère qui continuait à raser le varech dans la lumière crue du matin, évitant les touffes à la dérive qui auraient pu se prendre dans les patins. Il y avait des moments où Brett était persuadé que le varech ouvrait des chenaux spéciaux devant eux.


Pour nous diriger? Mais pourquoi ferait-il une chose pareille?


- De temps à autre, les yeux de Scudi semblaient s’agrandir. Que voyait-elle, dans les chenaux du varech, pour avoir cette réaction? Son visage foncé blêmissait lorsqu’elle entendait les propos échangés à l’arrière par Twisp et Bushka, mais elle continuait de conduire sans heurt l’hydroptère à son rendez-vous avec Gallow.


Sa réaction n’était pas naturelle, songeait Brett. Bushka était fou de croire qu’ils pouvaient, à eux quatre, surprendre et neutraliser Gallow. Scudi devait savoir que le plus urgent était de mettre Vashon au courant de la situation!

Moins d’une heure plus tard, ils sortirent de la formation de varech et se retrouvèrent dans des eaux libres où la houle était plus importante et les secousses de l’hydroptère plus sensibles.

Bushka était assis tout seul sur le siège de commandement à l’arrière de la cabine. Il avait forcé Twisp à s’asseoir par terre, à bonne distance. Entre les deux, ligoté comme un capucin enchevêtré dans le varech, leur prisonnier Sirénien demeurait étendu sans rien dire, ouvrant les yeux de temps à autre pour regarder autour de lui.

Twisp attendait son heure. Brett comprenait ce que le pêcheur devait se dire. On ne discute- pas avec le canon d’un laztube braqué sur la poitrine.

Brett reporta son attention sur le visage de Scudi qu’il voyait de profil. Elle scrutait avec attention l‘océan devant elle, agissant de temps à autre sur ses commandes pour effectuer une correction de parcours. Il vit tressaillir un muscle de sa joue, plusieurs fois.


- Tout va bien? lui demanda-t-il.


La main de Scudi se crispa sur le levier de direction et le tressaillement cessa. Elle ressemblait à une petite fille dans ce grand siège entouré d’instruments. Elle portait toujours sa combinaison de plongée. H vit que sa nuque était rouge à l‘endroit où le tissu frottait et cela lui rappela la gêne que lui causait sa propre combinaison.


- Scudi?

- Ça va, fit-elle dans un murmure à peine audible.


Elle prit une profonde inspiration et se laissa aller contre le dossier rembourré du siège. Brett vit les articulations de ses doigts devenir moins blanches. L’hydroptère tapait de plus en plus contre la crête des vagues et Brett se demandait avec inquiétude si l’appareil allait pouvoir supporter longtemps ce traitement. Twisp et Bushka avaient repris leur conversation à voix trop basse pour qu’il pût entendre plus qu’un mot ou deux de temps à autre. Il se retourna et son regard se posa sur le laztube que Bushka tenait pointé d’une main ferme dans la direction générale de Twisp et du prisonnier Sirénien.

Que voulait faire Bushka? Agissait-il uniquement sous l’empire de la colère? Il n’avait certainement pas oublié le rôle qu’il avait joué dans le massacre de Guemes. Au lieu d’en effacer le souvenir en tuant Gallow, n’allait-il pas au contraire aggraver ses remords?

Scudi se pencha vers lui à ce moment-là pour murmurer :


- Il y a un mauvais grain qui se prépare. Brett se tourna subitement vers la verrière de plaz. Il se rendit compte que le temps était effectivement en train de se gâter rapidement. A bâbord, de violentes rafales déchiraient la crête des vagues, aspergeant d’écume la surface de l’eau. Devant eux, un lourd rideau de pluie unissait les nuages noirs au gris des vagues. La lumière du jour avait soudain pris la pâleur du métal froid. Brett leva les yeux vers le vecteur de position sur l’écran au-dessus de leurs têtes et s’efforça d’estimer le temps qui les séparait encore de Gallow et de sa meute de Capucins verts.

- Deux heures? demanda-t-il.


- Nous allons être ralentis, fît Scudi en désignant la tempête. Tu ferais mieux d’attacher ton harnais.


Il fit glisser les bretelles sur sa poitrine et verrouilla la boucle. Ils furent bientôt sous une pluie battante. La visibilité tomba à moins d’une centaine de mètres. Les grosses gouttes crépitaient sur la coque de l’hydroptère, dépassant sur le plaz la capacité des essuie-glaces. Scudi dut réduire les gaz. L’hydroptère tangua encore plus sur les hautes lames.


- Que se passe-t-il? s’inquiéta Bushka.

- Nous traversons un grain, dit Scudi. Vous n’avez qu’à regarder.

- Dans combien de temps arriverons-nous?


Sa voix avait pris une nouvelle intonation, se dit Brett. De la peur? Pas exactement. De l’angoisse? De l’incertitude? Bushka, en bon Ilien, avait une admiration sans réserve pour la technologie sirénienne, mais il ne comprenait pas vraiment comment fonctionnait un hydroptère. Comment faisait-on pour essuyer une tempête? Fallait-il s’arrêter pour s’immerger en attendant qu’elle passe?


- Je ne peux pas vous dire combien de temps, répondit Scudi. Tout ce que je sais, c’est que nous ne pouvons pas continuer à cette vitesse-là.

- Nous n’avons pas de temps à perdre! protesta Bushka.


Il faisait sombre dans la cabine et la mer au-dehors était déchaînée. De longues lames ourlées d’écume déferlaient sous l’appareil. Cependant, ils étaient de nouveau au milieu du varech, plus ou moins protégés par un chenal en formation.

Scudi alluma les lumières de la cabine et s’intéressa davantage aux écrans du plafond et du tableau de bord.

Brett aperçut son propre reflet dans le plaz et fut étonné. Sa chevelure blonde lui entourait la tête comme un halo irréel. Ses yeux étaient de grands trous noirs qui l’observaient. Le gris de la tempête était confondu avec le gris de ses yeux, presque aussi noir que la fourrure d’un capucin. Pour la première fois, il comprit à quel point son aspect était proche de celui d’un Sirénien normal.


Je pourrais presque passer, se dit-il.


Il se demanda alors dans quelle mesure cela jouait dans l’attirance que Scudi éprouvait pour lui. Cette pensée abrupte et imprévue le fit se sentir à la fois plus proche et plus éloigné d’elle. Ils étaient et ils demeureraient toujours Ilien et Sirénienne. Un tel couple était-il condamné d’avance?

Scudi, en le voyant scruter le plaz du pare-brise, lui demanda :


- Tu vois quelque chose?


Il comprit qu’elle voulait savoir si sa vision de mutant pouvait les aider.


- Je n’y vois pas plus que toi à travers la pluie, lui dit-il. Fais confiance à tes instruments.

- Nous sommes obligés de réduire la vitesse. Si cela continue, il faudra nous immerger. Je n’ai jamais…


Elle fut interrompue par une violente secousse qui fit craquer toutes les membrures du bâtiment. Brett crut qu’il allait se casser en deux. Immédiatement, Scudi réduisit les gaz. L’hydroptère descendit sur sa coque dans un mouvement abrupt qui le fit piquer du nez à la face d’une lame et se redresser, à la suivante. Brett fut plaqué si fort contre les bretelles de son harnais qu’il en perdit le souffle.

Des exclamations et des bruits divers lui parvinrent de l’arrière de la cabine. Il tourna vivement la tête pour voir Bushka se relever du pont en s’aidant des poignées de maintien de la banquette où il était précédemment assis. Sa main droite n’avait pas lâché le laztube. Twisp avait été projeté dans un coin et il avait reçu sur lui le prisonnier Sirénien. Le long bras du pêcheur émergea de la mêlée, repoussant le prisonnier et trouvant une prise qui l’aida à se remettre debout, adossé à la paroi.


- Que se passe-t-il? glapit Bushka.


Lâchant la poignée pour agripper le bras du siège, il réussit à se laisser tomber au milieu de la banquette.


- Nous sommes dans une zone de varech, expliqua Scudi. Il s’est pris dans les entretoises. J’ai dû replier les foils, mais ils ne reviennent pas à leur place.


Brett continuait d’observer Bushka. L’hydroptère flottait au gré des lames et le bruit de ses réacteurs leur parvenait comme un murmure assourdi dans la tempête. C’était à Scudi de jouer maintenant. Brett la soupçonnait d’exagérer un peu la gravité de la situation. Bushka paraissait indécis. Sa grosse tête ballottait avec les mouvements incessants de l’hydroptère tandis qu’il essayait de scruter la tempête par-dessus les épaules de Scudi. En le regardant, Brett fut soudain frappé par son aspect presque Sirénien, avec ses épaules puissantes et ses bras musclés prolongés par des mains fines et délicates.

Les assauts du vent et des vagues contre la coque redoublaient d’intensité.


- Je ne comprends pas ce que fait ce varech ici, fit Scudi. C’est une nappe qui a dû se détacher dans la tempête. Je n’ose plus utiliser les foils.

- Qu’allons-nous faire? demanda Bushka.

- D’abord, il faut dégager les entretoises pour que je puisse replier entièrement les patins, répondit-elle. L’intégrité de la coque est une condition vitale pour toute manœuvre. Particulièrement si nous sommes forcés de nous immerger.

- Pourquoi ne pas simplement dégager les entretoises et remonter sur les patins? demanda Bushka. Il faut absolument que nous arrivions à l’avant-poste avant que Gallow ne se doute de quelque chose!

- Si nous perdions une entretoise à vitesse élevée, cela risquerait de nous coûter cher, répliqua Scudi en désignant du menton le prisonnier Sirénien. Vous n’avez qu’à lui demander.


Bushka regarda l’homme allongé sur le pont.


- Qu’est-ce que ça peut bien faire? dit le Sirénien en haussant les épaules. Si nous mourons au milieu du varech, nous devenons immortels.

- Je crois qu’il vient de confirmer ce que disait Scudi, murmura Twisp. Que faut-il faire pour dégager les entretoises?

- Il faut sortir et le faire à la main, répondit Scudi.

- Sortir? Avec ce temps?


Twisp regarda les longues lames crêtées d’écume, la pluie grise qui crépitait sur le plaz. L’hydroptère était soulevé par la mer comme un fétu de paille, prenant les vagues de biais, secoué à chaque crête lorsque le vent l’attaquait de plein fouet.


- Nous nous assurerons avec des câbles, déclara Scudi. Ce n’est pas la première fois que je fais cela.


Elle abaissa le commutateur qui activait les commandes de Brett.


- Tu prends ma place, Brett. Attention au moment des crêtes. Le vent a tendance à nous rabattre, surtout avec nos foils à demi rentrés.


Brett agrippa le manche. Ses mains étaient moites de transpiration.

Scudi se dégagea du harnais et se leva, agrippée au dossier de son siège pour conserver son équilibre.


- Qui vient m’aider? demanda-t-elle.

- Moi, répondit Twisp. Expliquez-moi ce qu’il faut faire.

- Une seconde! glapit Bushka. (Il étudia Twisp et Scudi durant un long moment.) Vous savez ce que risque le gosse si vous me jouez un tour ?

- Je vois que vous avez beaucoup appris au contact de ce Gallow, fit dédaigneusement Twisp. Vous êtes sûr qu’il est votre ennemi?


Bushka pâlit de rage, mais ne répondit pas. Twisp haussa les épaules et se dirigea vers la porte arrière en s’aidant des poignées qui garnissaient de place en place le toit de la cabine,


- Scudi?

- J’arrive, dit-elle en se tournant vers Brett : Essaie de le maintenir aussi stable que possible. Ça va secouer, là-dehors.

- C’est moi qui devrais t’accompagner, peut-être.

- Impossible. Twisp ne saurait pas se débrouiller aux commandes.

- Alors, lui et moi, nous pourrions…

- Vous ne sauriez pas libérer les entretoises. Nous n’avons pas le choix. Je te promets que nous serons prudents. Tu verras, tout ira bien.


Elle se pencha brusquement pour l’embrasser sur la joue. Cela lui redonna confiance en lui. Il avait maintenant l’impression de savoir exactement ce qu’il fallait faire aux commandes de l’hydroptère.

Bushka vérifia les liens du prisonnier puis vint prendre place à côté de Brett, dans le siège que venait de libérer Scudi. Brett ne lui accorda qu’un rapide regard. Il avait toujours le laztube au poing. L’océan déchaîné les ballottait toujours et, à chaque crête, les bourrasques laissaient à peine à l’appareil le temps de s’orienter. Brett entendit, sur le pont extérieur, les voix de Twisp et de Scudi.


Une lame déferla par-dessus la cabine, puis une autre. Deux longs rouleaux les soulevèrent, puis de nouveau l’écume fouetta le plaz. L’hydroptère se dressa presque verticalement sur sa poupe, retomba dans le creux avec un craquement et fut submergé par la crête. Le bâtiment trembla, chassant sur la vague tandis que Brett luttait pour lui remettre le nez au vent.


Twisp se mit à crier quelque chose. Brusquement, sa voix leur parvint plus nette par la coursive :

- Brett! Fais des cercles à bâbord! Scudi a perdu son câble de sécurité!

Sans même se demander si l’hydroptère allait tenir le coup, Brett inclina le manche à fond et le laissa bloqué dans cette position. L’hydroptère pivota sur la crête d’une vague et entama une glissade en biais. Sa poupe se souleva. L’eau fit irruption sur toute la longueur de la coursive puis à l’intérieur de la cabine. Elle tourbillonna à leurs pieds, soulevant le prisonnier qui vint heurter les jambes de Bushka. La vague suivante faillit les retourner. L’hydroptère émergea travers au vent tout en continuant son cercle fou. En entendant l’eau s’engouffrer dans la cabine, Brett avait compris que Twisp avait ouvert la porte arrière pour mieux se faire entendre.

Qu’il la retrouve! pria Brett. Il aurait voulu abandonner les commandes pour se précipiter à l’arrière, mais il savait qu’il était important de maintenir l’hydroptère exactement sur son cercle. Twisp avait assez d’expérience. Il ferait tout ce qu’il était humainement possible de faire.

Une nouvelle ruée d’eau dans la cabine lui atteignit presque la taille. Bushka fit entendre un juron. Brett vit qu’il luttait pour maintenir le prisonnier à la même place.

Brett ne cessait de se répéter : Scudi… Scudi… Scudi…

Le tumulte de la tempête diminua légèrement dans la cabine. Bushka s’écria :


- H a refermé la porte!

- Aidez-les, bon sang! hurla Brett. Rendez-vous utile, pour une fois!


L’hydroptère, soulevé par une lame, roula dangereusement, alourdi par toute l’eau qu’il avait embarquée.


- Ce n’est plus la peine! cria Bushka. Il l’a repêchée.

- Reprends le cap, fit la voix de Twisp dans la coursive. Elle est à bord, saine et sauve.


Sans oser se retourner, Brett remit le nez de l’hydroptère au vent, évitant de justesse l’impact d’une grosse lame dont l’écume vola au-dessus d’eux. L’eau afflua bruyamment dans la cabine tandis que l’appareil piquait dans le creux suivant, le bruit des pompes qui souffraient dans la soute parvint clairement à ses oreilles. Il risqua un coup d’oeil derrière lui et vit Twisp entrer à reculons dans la cabine, le corps inanimé de Scudi sur l’épaule. Il verrouilla la porte après lui et déposa Scudi sur la banquette précédemment occupée par Bushka.


- Elle respire, dit-il en se penchant sur elle, la main sur son cou. Le pouls est vigoureux. Sa tête a dû cogner la coque lorsque nous avons failli chavirer.

- Vous avez dégagé les foils? demanda Bushka.

- Merde! fit Twisp.

- Répondez!


- Oui, ils sont dégagés, vos putains de foils! Brett consulta l’écran au-dessus de son front et rectifia le cap de dix degrés tout en réprimant un accès de rage envers Bushka. Celui-ci s’était mis à pianoter sur le clavier qui se trouvait devant son siège.


- Je veux savoir comment on escamote ces foils, dit-il. C’est la première chose à faire, n’est-ce pas?


Un diagramme apparut sur l’écran qui lui faisait face. Il l’étudia un instant puis manipula une série de commandes sur le tableau de bord. Quelques secondes plus tard, Brett entendit un déclic et un sifflement.


- Vous n’avez pas le bon cap, fit remarquer Bushka.

- Je fais ce que je peux, dit Brett. U faut couper les vagues, ou elles nous mettront en pièces.

- Si vous mentez, vous êtes mort.

- Prenez les commandes si vous pensez pouvoir faire mieux.


Brett lâcha le manche en haussant les épaules. Bushka pointa le laztube à hauteur de sa tempe.


- Continuez de piloter et ne faites pas le malin.


Brett reprit le manche juste à temps pour éviter de recevoir une lame par le travers. L’hydroptère obéissait plus docilement. Un voyant vert s’était allumé pour indiquer que les foils étaient repliés.

Bushka fit pivoter son siège de manière à avoir Twisp et Brett dans son champ de vision. Le prisonnier Sirénien était allongé à ses pieds. Son visage était blême mais il n’avait pas perdu connaissance.


- Il n’y a rien de changé, déclara Bushka d’une voix qui semblait au bord de l’hystérie. Nous aurons la peau de Gallow.


Twisp avait sanglé Scudi sur la banquette et s’était assis à côté d’elle, la main sur la poignée de maintien toute proche. Il regarda l’écran au-dessus du tableau de bord et demanda soudain :


- Que signifie ce signe sur l’écran de navigation?


Bushka ne bougea pas. Brett leva les yeux vers l’écran. Un losange vert qui venait d’apparaître clignotait sur la droite au bout de leur trajectoire.


- Qu’est-ce que ça veut dire? insista Twisp. Brett se pencha en avant pour appuyer sur la touche d’identification située sous l’écran.


Avant-poste n°22. L’annonce clignota sur l’écran à côté du losange.


- C’est la station de récupération des caissons hyber, expliqua Brett. Gallow est censé s’y trouver. Scudi nous a menés droit au but.

- Conduisez-nous à l’intérieur, ordonna Bushka.


Brett essayait de se rappeler tout ce que lui avait dit Scudi sur le programme de récupération des caissons. Pas grand-chose dans l’ensemble.


- Pourquoi est-ce que ça clignote? demanda Twisp.

- Je pense que c’est parce que nous ne sommes plus très loin de la station, dit Brett. Je suppose que c’est également pour nous avertir que nous entrons dans la zone de hauts-fonds qui entoure l’avant-poste.

- Vous supposez^, ironisa Bushka.

- Je ne connais pas ces instruments mieux que vous! riposta Brett. Prenez ma place si vous voulez!

- Jetez un seau d’eau froide à la figure de cette fille pour qu’elle se réveille! commanda Bushka avec la même intonation hystérique. Et n’essayez pas de vous rapprocher, Twisp! ajouta-t-il en braquant son laztube sur Brett. Ou bien c’est le gamin qui trinque!


De sa main libre, Bushka recommença à pianoter sur son clavier.


- Bande d’incompétents, grommela-t-il. Tous les renseignements sont là; il suffit de savoir les demander.


Des instructions commencèrent à se dérouler sur l’écran. Bushka se pencha pour les lire.


- Par les cuisses de Nef! s’écria Twisp à ce moment-là. Qu’est-ce que c’est que ça encore?


A travers le plaz ruisselant, devant eux sur la gauche, Brett vit une grande tache orange vif qui flottait sur la mer démontée. Il se pencha pour mieux l’observer. Elle ressortait sur le gris uniforme de la tempête et semblait entourée d’un lacis de varech.

L’hydroptère arrivait rapidement sur elle. Brett s’apprêtait à la voir passer sur son travers bâbord.


- C’est l’enveloppe d’un aérostat, lui dit Bushka. Ils ont dû tomber en mer.

- Vous ne voyez pas de nacelle? demanda Twisp. Brett! Reste sous le vent! Attention de ne pas te prendre dedans; l’enveloppe se comporterait comme une véritable ancre flottante.


Brett obliqua brusquement à gauche et l’hydroptère chassa dans le creux d’une lame, penchant dangereusement sur la crête puis dans le creux suivant. Quand ils furent de nouveau sur une crête, Brett aperçut la forme sombre de la nacelle ballottée par les flots. L’enveloppe orange entrelacée de - varech était déployée derrière elle. La nacelle était maintenant sur le point de passer à leur droite. La mer était plus calme dans cette zone, à cause de l’enveloppe et du varech.

A la crête suivante, Brett distingua des visages à l’intérieur de la nacelle, pressés contre le plaz.


- Il y a des gens là-bas! s’écria Twisp au même instant. Tu les vois, Brett?

- Merde! fit Bushka. C’est tout ce qu’il manquait!

- H faut les secourir, dit Brett. On ne peut pas les laisser comme ça.

- Je sais! grogna Bushka.


Scudi choisit ce moment pour s’agiter en murmurant quelque chose d’indistinct.


- Elle est en train de reprendre conscience, dit Twisp. Bushka, venez la surveiller pendant que je m’occupe de frapper une haussière sur cette nacelle.

- Et comment comptez-vous vous y prendre? demanda Bushka.

- Il faut y aller à la nage. Qu’est-ce que vous croyez ? Brett, essaie de demeurer sur place autant que possible.

- Ce sont des Siréniens, dit Bushka. Pourquoi n’est-ce pas eux qui nous apportent une haussière?

- Dès qu’ils ouvriront la porte de la nacelle, elle coulera à pic.


La voix de Scudi leur parvint alors, beaucoup plus nette :


- Qu’est-ce que… qu’est-ce qu’il se passe? Bushka ôta son harnais de sécurité et s’apprêta à la rejoindre à l’arrière. Brett entendit la porte extérieure s’ouvrir puis se refermer. La voix de Bushka, chuchotante, donna à Scudi l’explication qu’elle demandait.


- Un aérostat? dit-elle. Où sommes-nous donc?

- Devant le Poste n° 22.


Il y eut une série de bruits étouffés, puis la voix de Bushka ordonna :


- Restez où vous êtes!

- Mais il faut que je reprenne les commandes! C’est une zone de hauts-fonds. Avec l’état de la mer…

- D’accord! grogna Bushka. Faites comme vous voudrez.


Brett entendit un pas hésitant dans la coursive, puis le chuintement d’une combinaison de plongée mouillée. La main de Scudi se posa sur son épaule.


- Nef, que j’ai mal à la tête! fit-elle.


Sa main toucha la nuque de Brett et il ressentit aussitôt une douleur aiguë à la tempe, comme si on venait d’y enfoncer une aiguille brûlante.

Scudi était penchée sur lui, vacillante, la main sur son épaule pour garder l’équilibre. Leurs joues se touchèrent.

Brett sentit un courant s’établir entre eux. Il y eut d’abord un moment de panique, suivi d’un flot d’informations soudaines. Les poils se hérissèrent sur sa nuque quand il comprit ce qui était en train de se passer. Il était deux personnes devenues une seule mais en même temps conscientes de la différence. Une à côté de l’autre.


Je vois par les yeux de Scudi!


Les mains de Brett manipulaient automatiquement les commandes avec une maîtrise qu’il ne possédait pas auparavant. L’hydroptère se rapprocha doucement de la nacelle et demeura sur place avec juste assez de marge pour pouvoir contrer efficacement l’action du vent.


Que nous arrive-t-il?


Les mots s’étaient formés simultanément dans leur tête en une double question silencieuse dont la réponse leur avait été fournie aussitôt :


Le varech nous a transformés. Nos sensations sont communes dès que nous nous touchons.


Avec cette étrange double vision, Brett aperçut Twisp en train de nager dans un étroit chenal ouvert par le varech. Il était presque à la nacelle. Des visages le regardaient à travers le plaz. Brett eu l’impression de reconnaître l’un de ces visages. En même temps, une espèce de rêve éveillé s’empara de lui et il eut la sensation d’entendre des gens parler à l’intérieur de la nacelle. Cette sensation disparut aussi abruptement qu’elle était venue et il ne vit plus que les vagues ourlées d’écume qui assiégeaient la nacelle tandis que Twisp amarrait sa haussière à une poignée voisine du panneau d’accès.


- Tu les as entendus parler? murmura Scudi à son oreille.

- Oui, mais je n’ai pas discerné les mots.

- Moi, oui. Ce sont les hommes de Gallow. Ils ont des prisonniers. Ils les conduisaient à Gallow.

- Où se trouve-t-il? Dans l’avant-poste?

- Je crois. J’ai aussi reconnu un des prisonniers. Panille le Noir. Shadow. J’ai travaillé avec lui.

- Celui qui m’a soigné dans la coursive!

- Oui. Et l’un de ses gardiens est Gulf Nakano. Il faut que j’avertisse Bushka. Il est le seul d’entre nous à avoir une arme. Nous les enfermerons dans la soute.


Scudi retourna vers Bushka en s’aidant des poignées disposées le long du plafond. Brett l’entendit résumer la situation et dire qu’elle avait reconnu Nakano à travers le plaz de la nacelle.


- Ils viennent d’ouvrir la porte, leur cria Brett. Ils sont en train de sortir un par un. J’aperçois Shadow… et voilà Nakano. La mer s’engouffre dans la nacelle. Je pense qu’ils sont tous sortis, maintenant.


Scudi revint s’asseoir dans le siège de pilotage à côté de celui de Brett.


- Je prends la relève, dit-elle. Va accueillir les autres avec Bushka.

- Et surtout pas de coup tordu! cria Bushka en suivant Brett dans la coursive.

- Il faut que nous sortions Twisp de là! dit Brett.

- Il reste le dernier pour défaire l’amarre quand la nacelle coulera.


Ils étaient maintenant dans l’encadrement du panneau d’entrée. Le vent leur cinglait le visage et les embruns les aveuglaient. Brett était heureux d’avoir gardé sur lui sa combinaison de plongée. Malgré le froid, il était en sueur et les muscles de ses bras et de ses jambes étaient contractés. Une vague se brisa contre la coque et les éclaboussa d’embruns. Il suivit le filin des yeux. Il vit plusieurs têtes qui progressaient vers l’hydroptère, montant et descendant au gré des vagues. Il reconnut Nakano en tête à côté de Panille.


- Nous les ferons entrer un par un dans la soute, dit Bushka.

- Il faudra les désarmer d’abord.


Nakano fut le premier à grimper à bord. Son visage avait l’agressivité butée d’un capucin mâle. Bushka, le laztube braqué sur lui, tira une arme similaire de la poche étanche de sa combinaison de plongée, arracha le couteau qu’il portait à la taille et lui fit signe d’entrer dans la soute.

L’espace d’un battement, Brett crut que le colosse allait se jeter sur Bushka malgré son arme. Mais il haussa les épaules et baissa la tête pour franchir le seuil de la soute.

Panille demeura dans l’eau pour aider les autres à grimper. La personne suivante était une femme, une magnifique rousse.


- Tiens, tiens… Kareen Ale, fit Bushka en la déshabillant du regard. Par ici, je vous prie, ajouta-t-il quand il eut acquis la conviction qu’elle n’avait pas d’arme.


Elle contemplait stupidement le laztube braqué sur elle.


- Dépêchez-vous! insista Bushka.


Au même instant, on entendit un cri au niveau de la mer juste au-dessous de la porte-. Brett se baissa pour voir ce qu’il se passait.


- Qu’y a-t-il? demanda Bushka.


Il essayait de partager son attention entre la soute et le panneau d’entrée au pied duquel les autres rescapés attendaient d’être admis à bord.

Brett scruta la surface de l’océan. Panille était agrippé à une poignée de la coque. Plus loin, la nacelle avait presque disparu sous les flots, entraînant l’enveloppe orange. L’amarre flottait au gré des vagues et Twisp la remontait peu à peu. Mais il se passait quelque chose à mi-distance entre l’hydroptère et lui. C’était de là que provenait le cri.


- Vous voyez quelque chose? demanda Bushka.

- Je ne sais pas ce que c’est. Twisp a détaché l’amarre de la nacelle. Elle est en train de s’enfoncer. On dirait qu’il y a du varech…


Une main émergea soudain au milieu du varech. Plusieurs filaments s’enroulèrent aussitôt autour d’elle et elle disparut dans un remous. Quelques secondes plus tard, Twisp arriva au même endroit et parut hésiter. Un filament de varech lui toucha la tête, comme pour l’identifier, puis se retira. Twisp reprit sa progression le long du filin. Il arriva enfin à côté de Panille, épuisé. Panille l’agrippa par le bras pour le soutenir tandis que les vagues les faisaient monter et descendre contre la coque de l’hydroptère.


- Vous voulez que je vous aide à le hisser? demanda Brett.


Twisp fit un geste pour l’arrêter.


- Ça ira, dit-il.


Son long bras suivit le filin et s’agrippa fermement à la poignée de la coque.


- Us étaient deux, expliqua-t-il en haletant. Le varech les a emportés. Comme ça. Il les a pris dans ses tentacules et ils ont disparu.


Il se hissa jusqu’au panneau d’entrée. U tremblait de tous ses membres. Puis il se pencha pour aider Panille à monter.

Bushka fit signe à Panille d’entrer dans la soute.


- Non, fit Twisp en s’interposant entre les deux hommes. Shadow était leur prisonnier. Il m’est venu en aide. Il n’a rien à voir avec eux.

- Et qui a dit ça? demanda Bushka.

- Le varech, lui répondit Twisp.


L'effet Lazare
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