Physiquement, nous sommes créés par notre rêverie, créés et limités par elle. Car c’est la rêverie qui définit les contours extrêmes de notre esprit.
Gaston Bachelard, La Poétique de la
rêverie,
Manuel du Psychiatre-aumônier.
Tandis qu’il descendait pour affronter Gallow, Twisp, ignorant les capteurs dissimulés dans le plafond, parla ouvertement à Nakano. Il ne faisait plus pour lui aucun doute que Nakano jouait un double jeu tortueux. Mais quelle importance? Sa rencontre avec le charpentier, Noé, lui avait mis du baume au cœur. Il faudrait que Gallow s’incline devant la nouvelle réalité de Pandore. Le varech voulait le voir mort et il ne pouvait rien y faire. Les terres émergées appartenaient à tout le monde. Gallow pouvait retarder l’issue inévitable, il ne pouvait pas l’empêcher. Il était prisonnier ici. Ainsi que tout les siens.
Nakano se contenta de rire quand Twisp lui fit part de ses réflexions.
- Il sait très bien qu’il est prisonnier, dit-il. Il sait que Kareen et Scudi attendent là-bas, hors de sa portée pour l’instant.
- Il ne les aura jamais, dit Twisp.
- Qui sait ? Il a le Juge Suprême en son pouvoir. Un marché est toujours possible.
- C’est drôle, fit Twisp. Avant de connaître ce charpentier là-haut, j’ignorais ce qui était en jeu exactement.
- Quel charpentier? s’étonna Nakano.
- Cet homme à qui j’étais en train de parler. Noé. Vous ne l’avez pas entendu raconter l’histoire de l’arche? Il m’a dit aussi que Nef lui parlait.
- Il n’y avait personne là-haut. Vous étiez seul!
- Il était devant moi! Comment avez-vous pu ne pas le voir? Il avait une grande barbe jusqu’ici. (Twisp indiqua du doigt son nombril.) Et il ne cessait d’appeler son fils, Abimaël.
- Vous avez eu une hallucination, dit Nakano d’une voix douce. Sans doute d’avoir nagé sous l’eau.
- Il m’a donné un gâteau, murmura Twisp.
Il se souvenait de son goût fruité, de ses doigts qui collaient après l’avoir touché. Il regarda ses doigts. Aucune miette n’y adhérait. Il les sentit. Pas la moindre odeur de gâteau. Il retourna sa langue dans sa bouche. Le goût n’y était plus.
Il se mit à trembler.
- Ne vous inquiétez pas, lui dit Nakano. Ça peut arriver à tout le monde.
- Mais je l’ai vu! chuchota Twisp. Nous avons parlé longuement. Nef lui a fait une promesse : « Je ne jetterai plus ma malédiction sur cette terre pour le bien de l’humanité. »
Nakano eut un mouvement de recul.
- Vous êtes dingue! Vous étiez tout seul au soleil.
- Et l’atelier? demanda plaintivement Twisp. L’homme avait une longue barbe et se tenait dans l’ombre de son atelier.
- Il n’y a pas d’atelier là-haut. Rien que le soleil. Le Grand Soleil a dû vous taper sur la tête. Vous étiez sans chapeau. Vous feriez mieux d’oublier tout ça.
- Comment oublier? Il m’a touché. Il a passé son doigt sur mon visage. Il était aveugle.
- Eh bien, n’y pensez plus, au moins. Vous allez voir GeLaar Gallow. Si vous voulez négocier avec lui, vous avez intérêt à avoir toute votre tête.
L’ascenseur s’était arrêté. La porte s’ouvrit. Nakano et Twisp sortirent sur le palier où six hommes armés les encadrèrent aussitôt.
- Par ici, dit Nakano. Gallow vous attend. Twisp prit une profonde inspiration tremblante et se laissa escorter dans le couloir aux angles durs, aux parois lisses et au plancher absolument immobile.
Ce Noé était réel. J’en suis sûr. Le varech!
Cette subite prise de conscience le faisait vibrer jusqu’au bout des doigts. Le varech avait réussi à s’insinuer dans sa tête et à dominer ses sensations!
L’idée le terrorisait et il chancela.
- Marche un peu plus vite, mutard! aboya l’un des gardes.
- Ce n’est pas sa faute, lui dit Nakano sur un ton de reproche. Il est habitué aux ponts qui tanguent.
Twisp était surpris que le Sirénien prenne ainsi sa défense.
Comprend-il vraiment ce que je suis venu faire ici?
Ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une salle dont la grande porte rectangulaire était ouverte. La salle était immense, comparée aux critères îliens. Elle faisait au moins six mètres de long sur dix ou douze de large. Gallow était assis face à une série d’écrans qui occupaient le mur du fond. U se tourna pour accueillir Twisp et Nakano tandis que l’escorte restait dehors.
Twisp fut immédiatement frappé par la régularité des traits du Sirénien et par la longue chevelure dorée et soyeuse qui lui arrivait presque aux épaules. Les yeux bleus et froids de Gallow le dévisagèrent attentivement, après s’être à peine attardés sur ses longs bras. Il se leva d’un mouvement souple tandis que Nakano et Twisp s’immobilisaient à deux pas de lui.
- Soyez le bienvenu, dit Gallow. Surtout, ne vous considérez pas comme notre prisonnier. Vous êtes ici pour négocier dans l’intérêt des Iliens.
Twisp fronça les sourcils. Ainsi, Nakano lui avait tout révélé!
- Il n’y a pas que vous, naturellement, ajouta Gallow. Vous allez être rejoint dans un instant par le Juge Suprême Ward Keel.
Gallow accompagna ces mots d’un sourire chaleureux. Il avait une voix douce et persuasive.
Un charmeur, se dit Twisp. Doublement dangereux!
Les yeux bleus de Gallow le détaillaient avec une vivacité aiguë.
- On m’a dit… fit le Sirénien en jetant un coup d’œil involontaire à Nakano… que vous vous défiez du varech.
Twisp regarda Nakano, qui plissa les lèvres.
- C’est vrai, non? demanda le colosse.
- C’est vrai, admit Twisp à contrecœur.
- Je pense que nous avons créé un monstre en donnant une conscience au varech, poursuivit Gallow. Permettez-moi de vous dire que je n’ai jamais approuvé cette partie du projet. Je la trouvais dégradante… immorale… une vraie trahison envers tout ce qui est humain.
Gallow fit un geste de la main qui indiquait clairement qu’il estimait s’être suffisamment expliqué sur ce point. Il se tourna vers Nakano.
- Veux-tu demander au garde qui est devant la porte si le Juge Suprême a eu le temps de récupérer suffisamment pour être amené ici?
Nakano tourna les talons et sortit dans le couloir où Twisp l’entendit tenir une conversation à voix basse. Gallow le regarda en souriant. Quelques instants plus tard, Nakano fut de retour.
- Le juge Keel ne va pas bien? demanda Twisp. De quoi a-t-il fallu qu’il récupère?
De la torture?
Twisp n’aimait pas le sourire de Gallow.
- Le Juge Suprême, répondit ce dernier en insistant sur le titre, a un problème de digestion.
L’attention de Twisp fut attirée à ce moment-là par un bruit de pas traînants à l’entrée de la salle. Il se tourna pour voir deux gardes escorter le juge Keel dans la salle. Ils le tenaient chacun par un bras et il avançait avec difficulté.
Twisp fut choqué de le voir dans cet état. H semblait au bord de la mort. Les parties visibles de sa peau avaient un aspect livide et moite. Ses yeux étaient vitreux et non coordonnés. L’un se tournait encore vers le couloir et l’autre était baissé vers l’endroit où il posait péniblement chaque pied. Sa nuque, malgré la prothèse que tout le monde connaissait, semblait incapable de soutenir beaucoup plus longtemps une tête aussi grosse.
Nakano alla chercher un fauteuil bas qu’il plaça avec soin derrière le juge. Les deux Siréniens qui l’escortaient l’aidèrent à s’asseoir puis se retirèrent. Pendant un instant, on n’entendit plus que sa lourde respiration.
- Je suis vraiment navré, monsieur le Juge Suprême, dit Gallow d’une voix chargée de commisération étudiée. Mais nous devons utiliser au mieux le peu de temps qu’il nous reste. H y a certaines choses que je désire.
Keel rassembla lentement, péniblement, ses esprits, et leva les yeux vers Gallow.
- Ce que Gallow désire, Gallow l’obtient toujours, dit-il d’une voix faible et tremblante.
- Il paraît que vous avez un problème de digestion? demanda Twisp en regardant la silhouette pitoyable et familière de celui qui avait été si longtemps au centre de la vie publique îlienne.
L’un des yeux bizarrement placés du juge se tourna vers Twisp, notant le stigmate îlien de ses longs bras, que confirmait l’accent reconnaissable entre tous.
- Qui êtes-vous? demanda-t-il d’une voix un peu plus ferme.
- Je suis de Vashon, monsieur le Juge. Je m’appelle Twisp. Queets Twisp.
- Ah, oui. Un pêcheur. Pourquoi êtes-vous ici?
Twisp déglutit. La peau de Keel était transparente. Cet homme avait besoin de soins et non d’une pénible confrontation avec Gallow. Ignorant la dernière question du juge, Twisp se tourna vers le Sirénien.
- Il devrait être dans un hôpital!
Un sourire nerveux agita les commissures des lèvres de Gallow.
- Le Juge Suprême a refusé toute aide médicale.
- Trop tard pour ça, murmura Keel. Quel est l’objet de cette réunion, Gallow?
- Comme vous le savez, Vashon est échouée près d’une de nos barrières rocheuses. L’île a survécu à une première tempête, mais elle a subi d’importants dégâts. Pour nous, c’est une cible facile.
- Vous êtes prisonniers ici! s’écria Twisp.
- C’est exact. Mais tous mes partisans ne sont pas ici avec moi. Les autres occupent des positions stratégiques à l’intérieur des sociétés sirénienne et îlienne. Ils m’obéissent toujours.
- Vous avez des Iliens à votre solde? s’étonna Twisp.
- Entre autres la Psyo.
De nouveau, un sourire léger effleura les lèvres de Gallow.
- La chose est remarquable, après ce qu’ils ont fait à Guemes, dit le juge Keel.
Il parlait presque normalement, mais l’effort de se tenir droit lui coûtait très cher. Son large front était baigné de transpiration.
Gallow pointa l’index sur Twisp. Ses prunelles luisaient.
- Vous avez Kareen Ale, Twisp! Et Vashon a Vata. Il me faut les deux!
- Intéressant, dit le juge en se tournant vers Twisp. C’est vrai que vous avez Kareen?
- Elle est à bord de notre hydroptère, juste à l’intérieur de la ligne de varech que Gallow et les siens ne peuvent pas franchir.
- Je pense que Nakano pourrait passer, fit Gallow. Nakano?
·- C’est possible, dit ce dernier.
- Le varech l’a laissé passer tout à l’heure, dit Gallow en souriant à Twisp. J’ai l’impression qu’il est immunisé.
Twisp regarda Nakano qui se tenait à côté passivement. Il écoutait ce que les autres disaient, mais son regard ne se posait sur personne en particulier.
L’idée vint à Twisp, à ce moment-là, que Nakano appartenait en réalité au varech. Le Sirénien avait conclu un pacte avec la présence monstrueuse au fond de la mer! Aux yeux de Twisp, Nakano était un tueur qui incarnait très bien l’agressivité sirénienne dissimulée sous un masque de douceur trompeuse. Tuer, était-ce là ce que le varech attendait de lui? On ne pouvait pas se méprendre sur le fanatisme qui transparaissait dans sa voix chaque fois qu’il parlait du varech. « Là est mon immortalité », avait-il dit devant Twisp.
- Je vous assure que nous pourrions éviter toute violence, reprit Gallow. Nous sommes tous raisonnables. Il y a des choses que vous désirez et d’autres que je désire moi-même. Nous devrions trouver un terrain d’entente.
Les pensées de Twisp retournèrent à son étrange rencontre là-haut avec le charpentier Noé.
Si c’est vraiment le varech qui a créé cette hallucination, que cherchait-il à faire? Quel était son message?
Aucun massacre n’était justifié. Même si c’était Nef qui l’avait ordonné, le massacre n’était pas une bonne solution. Cela ressortait clairement de l’attitude et des paroles de Noé.
L’arche est sur la terre ferme et la malédiction de Nef ne s’étendra plus sur cette terre.
Twisp connaissait vaguement la légende de l’arche… Y avait-il là un message de Nef que retransmettait le varech?
Gallow, d’un autre côté, représentait la trahison. Il était prêt à faire n’importe quoi pour parvenir à ses fins. Si la Psyo était réellement à sa solde, comme il le disait, c’était qu’un pacte maléfique avait été forgé.
Et si Noé n’avait été qu’une simple hallucination ? Nakano a peut-être raison quand il attribue tout cela à l’effet de la narque.
Nakano regarda brusquement Twisp en disant :
- Pourquoi n’avez-vous pas ressenti de nausées?
Twisp fut si stupéfié par cette question, suggérant chez Nakano un véritable pouvoir de télépathie, qu’il mit un moment à en saisir les implications possibles.
- Vous êtes malade, également? demanda Keel en levant les yeux vers lui.
- Je vais très bien.
Twisp s’arracha à la contemplation de Nakano et reporta toute son attention sur Gallow. Il vit les signes d’autosatisfaction sur son visage, dans son sourire furtif, dans les plissements de son front et dans les commissures abaissées de sa bouche. Il sut alors ce qu’il avait à faire. Parlant lentement et distinctement, s’adressant directement à Gallow, il dit :
- L’imagination de votre cœur est le mal de votre jeunesse.
Les paroles de Nef rapportées par Noé étaient sorties naturellement de la bouche de Twisp, qui sentit leur justesse après les avoir prononcées. Gallow plissa le front en disant :
- Vous faites un piètre diplomate.
- Je ne suis qu’un simple pêcheur, répondit Twisp.
- Pêcheur peut-être, mais pas si simple, fit le juge Keel avec un gloussement qui s’acheva en une toux faible et sèche.
- Vous croyez que Nakano est immunisé contre le varech? demanda Twisp. C’est moi qui lui ai servi de laissez-passer. Sans moi, il aurait eu le même sort que les autres. Je suppose qu’il vous a dit que le varech les a noyés?
- Je sais que le varech est devenu incontrôlable. Nous avons lâché un monstre sur cette planète. Nos ancêtres avaient eu raison de l’exterminer!
- C’est possible. Mais nous ne pourrons pas renouveler cet exploit.
- Avec des lance-flammes et des produits toxiques! s’écria Gallow.
- Non!
C’était Nakano qui avait lâché cette exclamation et qui fustigeait à présent Gallow du regard.
- Nous le circonscrirons dans des limites raisonnables, fit Gallow d’une voix destinée à l’apaiser. Pas assez important pour être conscient, mais suffisamment développé pour préserver à jamais nos morts.
Nakano hocha sèchement la tête, mais il demeurait tendu.
- Dites-lui, Nakano, commanda Twisp. Pourriez-vous vraiment regagner l’hydroptère sans moi?
- Même si le varech me laissait passer, l’équipage m’empêcherait probablement de monter à bord, dit Nakano.
- D’autre part, fit le juge Keel, je ne vois pas très bien comment vous pourriez faire couler Vashon alors qu’elle est déjà échouée.
Un sourire lui déformait douloureusement le coin de la bouche.
- Vous croyez donc que je ne peux rien faire, dit Gallow.
Twisp jeta un coup d’œil à l’entrée de la salle où les gardes faisaient semblant de ne pas écouter.
- Vos hommes n’ont pas encore compris dans quelle souricière vous les avez placés ? demanda-t-il d’une voix qui portait très loin. Tant que vous serez en vie, ils seront prisonniers ici!
Un afflux de sang empourpra le visage de Gallow.
- Mais Vashon…
- Vashon se trouve dans une zone occupée par le varech! Ni vous ni aucun de vos hommes ne pouvez y pénétrer. Monsieur le Juge… commença Twisp en se tournant vers Keel.
- Non, non… souffla le juge. Continuez; vous vous en sortez très bien.
Gallow faisait des efforts visibles et répétés pour réprimer sa fureur. Après avoir pris plusieurs longues inspirations et carré les épaules, il déclara :
- Avec des aérostats, nous pouvons…
Ce fut Nakano qui l’interrompit, cette fois-ci :
- Ce qu’un aérostat peut faire est limité. Tu sais ce qui est arrivé à celui où je me trouvais. Ils sont aussi vulnérables qu’un suba.
Gallow le regarda comme s’il le voyait pour la première fois.
- C’est bien mon fidèle Nakano que j’entends parler ainsi?
- Tu ne comprends donc pas ? demanda Nakano d’une voix douce et pénétrante. Quelle importance, ce qu’il peut nous arriver personnellement ? Viens, je t’accompagne dans le sein du varech. Il peut nous prendre, si tel est son désir.
Gallow recula de deux pas.
- Viens, insista Nakano. Le Juge Suprême est sur le point de mourir. Nous partirons tous les trois ensemble. Nous ne mourrons pas. Nous vivrons éternellement dans le varech.
- Imbécile! coupa Gallow. Le varech n’est pas immortel. Nous l’avons tué une fois et cela peut se reproduire.
- Le varech n’est pas de cet avis! dit Nakano. L’existence d’Avata est éternelle!
- Nakano, Nakano… mon plus dévoué compagnon… fit Gallow de sa voix la plus persuasive. Ne nous laissons pas entraîner par le feu de la discussion. Bien sûr que le varech peut vivre éternellement… mais il ne faudra pas qu’il se développe au point de menacer nos existences.
Gallow lançait des regards inquiets aux gardes qui écoutaient dans l’entrée. L’expression de Nakano n’avait pas changé. Keel, qui suivait la scène de ses yeux brouillés par la souffrance, songea :
Nakano le connaît; il ne lui fait pas confiance.
Twisp avait eu une pensée identique. Il se disait qu’il avait trouvé le levier ultime à employer contre Gallow.
Nakano peut être retourné contre son chef! Gallow se composa un sourire lugubre qu’il adressa au juge.
- Monsieur le Juge Suprême, n’oublions pas que la Psyo me demeure dévouée! Et c’est moi qui aurai les caissons hyber.
C’est son meilleur atout, se dit Keel.
- Je parie que Simone Rocksack ignore encore que c’est vous qui avez coulé Guemes, réussit-il à prononcer tout haut.
- Et qui peut lui faire part d’une telle accusation? demanda Gallow en regardant suavement autour de lui.
C’est notre arrêt de mort? se demanda Twisp. Il veut nous réduire définitivement au silence? Il décida de passer à l’attaque.
- Si nous ne regagnons pas l’hydroptère, ils diffuseront un message par radio avec une déclaration de Bushka pour confirmer l’accusation.
- Bushka? répéta Gallow dont les yeux pétillèrent en même temps de stupéfaction et de ravissement. Vous voulez parier de l’Ilien Bushka qui nous a volé un suba? Tu entends ça, Nakano? Ils savent où se trouve notre voleur de suba.
L’expression de Nakano ne changea pas. Gallow consulta la montre de son terminal de communication.
- Eh bien! C’est presque l’heure de déjeuner. Ilien Twisp, pourquoi ne resteriez-vous pas ici avec le Juge Suprême ? Je vais vous faire apporter votre repas. Pendant ce temps, Nakano et moi nous mangerons tranquillement en essayant de mettre au point un compromis. Le juge et vous pourrez faire de même.
Gallow se rapprocha de Nakano.
- Suis-moi, mon vieil ami, dit-il. Je ne t’ai pas sauvé la vie pour faire de toi un adversaire.
Nakano tourna vers Twisp son visage couturé sur lequel se lisait clairement une question.
Et vous, pourquoi m’avez-vous sauvé la vie?
Twisp prit le parti de répondre à la demande non formulée.
- Vous savez bien pourquoi, dit-il.
Je vous ai sauvé simplement parce que vous étiez en danger, pensa-t-il. Et il était vrai que Nakano le savait.
Nakano, cependant, résistait à la pression de Gallow sur son bras.
- Ne sois pas fâché avec moi, mon vieil ami, lui dit Gallow. Nous rejoindrons tous les deux le varech lorsque le moment sera venu. Mais il est trop tôt pour l’instant. Il nous reste trop de choses à faire.
Peu à peu, Nakano se laissa entraîner dans le couloir. Dès qu’ils furent sortis, le juge Keel, dont les muscles tremblaient tellement que sa grosse tête était agitée de tressaillements visibles, s’adressa à Twisp :
- Nous n’avons pas beaucoup de temps. Débarrassez la table qui se trouve là-bas et aidez-moi à m’étendre dessus.
Rapidement, Twisp ôta les objets qui encombraient la table puis retourna vers Keel. Passant ses longs bras sous les aisselles du juge, il le souleva, étonné de le trouver si léger. Keel n’était plus qu’un sac de peau diaphane enveloppant des os creux. Avec précaution, Twisp le porta jusqu’à la table où il l’étendit doucement.
Sans forces, le juge essaya maladroitement de défaire les sangles de sa prothèse.
- Aidez-moi à ôter ce foutu truc, haleta-t-il.
Twisp déboucla le harnais et fit glisser la prothèse qui tomba à terre. Le juge soupira de soulagement.
- Je préfère quitter ce monde plus ou moins dans l’état où j’y suis entré, dit-il, chaque mot lui ôtant un peu plus de forces. Non… ne protestez pas, ajouta-t-il. Vous savez comme moi que je vais mourir.
- Monsieur le Juge, s’il y a quelque chose que je peux faire pour vous aider…
- Vous avez déjà fait l’essentiel. J’avais peur de rendre l’âme au milieu d’étrangers hostiles.
- Il y a peut-être quelque chose…
- Rien du tout, soyez-en certain. Les meilleurs médecins de Vashon m’ont déjà fait part du verdict de la Commission Supérieure de toutes les formes de vie. Non… vous êtes la personne qui convient parfaitement pour cet instant. Pas assez proche pour vous mettre à chialer, et cependant assez pour que je sache que la chose ne vous est pas indifférente.
- Monsieur le Juge… si je peux faire quelque chose… n’importe quoi…
- Servez-vous simplement de votre splendide bon sens quand vous traiterez avec Gallow. Vous avez déjà compris que Nakano peut être dressé contre lui.
- Oui, j’ai vu ça.
- Il y a une chose…
- Demandez.
- Ne les laissez pas donner mon corps au varech. Je ne veux pas de ça. Je ne conçois pas la vie sans le support d’une enveloppe charnelle individuelle, même si elle est aussi médiocre que celle que je suis sur le point de quitter.
- Je vous promets…
Twisp s’interrompit. L’honnêteté le forçait à demeurer silencieux. Que pouvait-il promettre ? Le juge comprit son dilemme car il lui vint en aide :
- Vous ferez ce que vous pourrez. Je le sais. Et si vous échouez, ce n’est pas moi qui vous jugerai.
Les yeux de Twisp se remplirent de larmes.
- Tout ce qu’il sera en mon pouvoir de faire, monsieur le Juge… je le ferai.
- Et ne soyez pas trop dur avec la Psyo, chuchota Keel.
- Comment? dit Twisp en se baissant pour coller son oreille aux lèvres du juge.
Keel répéta ce qu’il venait de dire puis ajouta :
- Simone est une femme au psychisme sensible et amer. Et… vous avez vu Gallow. Imaginez l’attirance qu’il peut exercer sur elle.
- Je comprends, murmura Twisp.
- Mon cœur est plein de joie à l’idée que nos îles ont pu produire d’aussi braves hommes. A présent, je suis prêt à être jugé.
Twisp essuya ses larmes, la tête toujours penchée près des lèvres du juge. Quand elles ne dirent plus rien, Twisp s’aperçut qu’aucun bruit de respiration ne montait plus du corps allongé sur la table. Il mit un doigt sur l’artère de son cou. Plus de pouls. Il se redressa.
Que pourrais-je faire?
Il ne voyait rien dans cette salle qui pût l’aider à brûler le corps du juge pour empêcher que les Siréniens ne le jettent à la mer. Il essayait désespérément de trouver une solution lorsqu’il entendit des pas dans le couloir.
- U est mort?
C’était Nakano qui venait d’entrer dans la salle. Les larmes qui ruisselaient sur le visage de Twisp étaient une réponse assez éloquente.
- Il ne doit pas être donné en pâture au varech, lui dit Twisp.
- Ami, fit Nakano, il est mort mais il n’est pas obligé de rester mort. Vous le retrouverez plus tard en Avata.
Twisp serra les poings. Ses deux longs bras tremblaient.
- Non! Il m’a demandé d’empêcher cela.
- Mais ce n’est pas à nous de décider. Si c’était un homme probe, Avata voudra l’accueillir en son sein.
Twisp fit un bond jusqu’à la table et s’y adossa face à Nakano.
- Laissez-moi l’emporter à Avata, dit le colosse en s’avançant vers l’Ilien.
Quand Nakano fut à portée de ses longs bras, Twisp lança en avant un poing durci par d’innombrables filets. Tout le poids de son corps accompagnait le coup, que Nakano reçut sur le côté de la mâchoire. Son cou puissamment musclé absorba la majeure partie du choc, mais ses yeux devinrent vitreux. Sans lui donner le temps de récupérer, Twisp bondit et lui tordit un bras en arrière, dans l’intention de le jeter à terre.
Nakano retrouva assez de force pour tendre ses muscles et empêcher cela. Il tournait lentement sous la pression exercée par Twisp, en se déplaçant comme un épais tentacule de varech.
Brusquement, les gardes envahirent la salle. Des mains saisirent Twisp et le clouèrent au sol.
- Ne lui faites pas de mal! cria Nakano.
Ceux qui le maintenaient relâchèrent leur pression, mais ne le laissèrent pas bouger.
Le visage massif de Nakano apparut au-dessus de lui. Il avait du sang au coin de la bouche et souriait tristement.
- Je vous en prie, ami Twisp. Je ne vous veux pas de mal. Je souhaite seulement rendre hommage au Président et Juge Suprême de la Commission des Formes de Vie, qui s’est dévoué durant tant d’années dans l’intérêt de tous.
L’un des gardes qui maintenaient Twisp laissa échapper un ricanement. Immédiatement, Nakano le saisit par l’épaule et le souleva comme un sac de guano pour le projeter un peu plus loin.
- Ces Iliens dont vous vous moquez sont aussi chers à Avata que n’importe lequel d’entre nous! rugit-il. Le premier qui l’oublie aura affaire personnellement à moi!
Le garde rudoyé demeurait le dos à la cloison, le visage déformé de terreur. Pointant l’index en direction de Twisp, Nakano ajouta :
- Laissez-le se relever mais ne le lâchez pas.
Il s’avança vers la table et souleva délicatement le corps du juge dans ses bras. Puis il se dirigea vers la porte avec son fardeau et ajouta à l’intention des gardes :
- Après mon départ, conduisez le pêcheur à GeLaar Gallow. H est là-haut et il a des propositions à faire. Il a besoin de votre aide, ajouta-t-il pensivement en s’adressant à Twisp, pour récupérer les caissons hyber. Ils commencent à arriver.