Assurons-nous le contrôle de l’alimentation et de la religion et le monde sera à nous.
Gelaar Gallow.
Impatiente, Vata éclaboussait les alentours de son bassin nourricier. Parfois, elle se raidissait comme sous l’effet de la douleur et les boutons roses de ses mamelons crevaient la surface comme des pics luisants dominant une double montagne bleu-vert. Un garde intérimaire, un îlien qui avait un peu trop forcé sur le gnou, tendit la main pour pincer l’un de ces monts tremblants, aux veines apparentes. Il fut découvert peu après dans un état de catatonie, le pouce et l’index impies toujours figés dans la même position au-dessus du bassin.
Cet événement incita la Psyo Simone Rocksack à redoubler d’efforts pour organiser l’émigration massive des Biens sous la mer. De nombreux récits sur « les colères de Vata » circulaient partout et personne, dans l’entourage de la Psyo, ne faisait beaucoup d’efforts pour séparer l’imaginaire du réel. Simone Rocksack elle-même fit taire un subalterne qui se plaignait de ces rumeurs en lui disant : « Un mensonge au service d’un idéal moral n’est pas à proprement parler un mensonge. C’est quelquefois un bienfait. »
Vata, quant à elle, enfermée dans son bassin et dans son propre crâne pendant que des générations et des générations grandissaient autour d’elle, explorait son univers à l’aide des jeunes filaments sensitifs du varech.
Le varech représentait ses oreilles et le bout de ses doigts; il était son nez, ses yeux, sa langue. Là où les thalles massifs flottaient paresseusement à la surface de la mer miroitante, elle assistait aux aubes pastel, au passage des îles et des navires et aux occasionnels ravages d’une meute de capucins. Les poissons coprophages qui nettoyaient les frondaisons du varech effleuraient les profondes crevasses de sa chair opulente.
Comme elle, le varech était unique, incomplet, incapable de se reproduire. Les Siréniens devaient prélever sur lui des fragments qu’ils implantaient dans la vase et sur les fonds rocheux. Ou bien la tempête arrachait des paquets de thalles qui finissaient parfois par se fixer entre deux rochers où ils faisaient souche. Depuis plus de deux siècles et demi, le varech n’avait pas fleuri. Nulle gyflotte n’avait crevé la surface de l’eau pour aller, sa poche à hydrogène gonflée comme un ballon, égrener au vent ses spores toutes fraîches.
Quelquefois, dans son sommeil, le ventre de Vata vibrait sous une impulsion oubliée et une sensation de vide lui contractait l’abdomen. C’était dans ces moments-là qu’elle se collait à Duque en l’écrasant de son corps gigantesque dans une frustrante parodie d’accouplement.
Pour lors, ses frustrations se concentraient sur GeLaar Gallow. Tentacules tendus, une jungle touffue de varech assiégeait, mais sans grand succès, les défenses de l’Avant-poste n° 22. Ses murs étaient trop larges et les thalles trop courts.
De nouvelles paires d’yeux s’étaient jointes au varech pour lui révéler la fourberie de Gallow. Les plus clairs de ces yeux appartenaient à Scudi
Wang. Vata aimait la compagnie de Scudi. Il lui était de plus en plus difficile de la laisser partir chaque fois qu’elles se rencontraient.
Vata avait connu Scudi au milieu du varech. Le frais contact de ce jeune esprit vif avait été si attrayant qu’elle cherchait chaque jour à le renouer. Lorsque Vata rêvait les terreurs du varech, arraché à son roc par les éléments déchaînés et sur le point de mourir, le contact de Scudi sur un tentacule ou un thalle transformait le cauchemar en une vision apaisante. Vata, à son tour, rêvait les rêves de Scudi. Elle se limitait à de brèves visions, à des images fragmentaires, pour préserver Scudi de la folie du varech. Vata avait déjà rêvé les rêves d’autres personnes qui n’avaient jamais pu ressortir du monde imaginaire. Elle savait maintenant, par exemple, que la mère de Scudi était au nombre de ces personnes. Eblouie par l’étincelante vision que lui avait projetée le varech, cette femme était allée se jeter, les yeux hagards, dans les rets d’un pêcheur. Le poisson à air collé à sa nuque avait été écrasé et elle s’était noyée. Quant à l’équipage Sirénien qui l’accompagnait, il n’avait pas fait un geste pour lui porter secours. Pas la moindre tentative!
Vata avait assisté aux étranges événements qui s’étaient déroulés devant l’Avant-poste n° 22. Elle avait palpé, en même temps que le varech, la nacelle en train de sombrer, et reconnu Bushka et Shadow Panille. Ce Panille avait le même sang qu’elle.
Un frère, se dit-elle en retournant le mot dans son esprit. Elle avait placé Bushka et Panille sous la protection de Scudi. Puis elle avait transmis à cette dernière un message clair et simple :
Trouve Gallow. Force-le à sortir. Le varech s’occupe du reste.