Quand le pouvoir permute, les hommes permutent avec.
George Orwell, Archives de la Mnefmothèque.
La question de savoir s’il fallait armer Nakano ou non venait d’être débattue. Bushka s’était déclaré pour et Twisp contre. Kareen Ale et Panille demeuraient distants. Ils écoutaient mais ne regardaient pas. Se tenant par la taille, ils contemplaient le ciel gris et bas, visible dans l’encadrement du panneau demeuré ouvert. L‘hydroptère, toujours sur pilote automatique, faisait des cercles dans une large zone libre entourée de varech. A une dizaine de cliques, l’avant-poste se dressait au milieu de la mer, pilier rocheux à la base entourée d’une collerette d’écume. Tout autour de l’avant-poste, à une distance d’un kilomètre au moins du rocher, était le varech.
Brett s’inquiétait du changement soudain qui s’était opéré chez Bushka. Que lui avait donc fait le varech tout à l’heure, dans la soute ? Et où étaient passés les autres prisonniers? Des rescapés de l’aérostat, seuls Panille, Nakano et Kareen Ale demeuraient avec eux dans l’hydroptère.
Ce fut Twisp qui exprima ses craintes à haute voix :
- Que vous a fait le varech, Iz?
Bushka baissa les yeux vers le filet qui contenait les armes à ses pieds. Il avait déjà distribué un laztube à chacun, excepté Nakano. En réaction à la question de Twisp, son visage revêtit une expression d’émerveillement enfantin :
- H m’a dit… il m’a dit… que nous devons tuer Gallow. Et il m’a indiqué de quelle manière.
Il se tourna pour contempler d’un air extasié, par-dessus les épaules de Panille et de Kareen Ale, les nappes de varech ballottées par les vagues à quelque distance de l’appareil.
- Et vous êtes d’accord? demanda Twisp à Nakano.
- Quelle différence? bougonna le colosse. Le varech veut qu’il soit mort, mais il ne le sera pas en réalité.
Twisp eut un haut-le-corps et se tourna vers Brett.
- Ce n’est pas ce qu’il m’a dit à moi. Et à toi, mon garçon?
- Il m’a montré le lancement de la fusée. Brett ferma à demi les yeux. Scudi se pressa contre lui, appuyant sa tête sur son épaule. Il repensait à l’expérience qu’ils avaient partagée. A cette présence de milliers de gens qui ne vivaient plus que dans la mémoire du varech. Il y avait là toute l’agonie des Iliens de Guemes, toutes les pensées et tous les rêves des morts. Brett avait entendu Scudi s’exclamer dans sa tête : « Je sais maintenant ce que c’est que d’être un mutard! »
Scudi s’écarta légèrement de Brett et s’adressa à Twisp :
- A moi, le varech a dit qu’il était mon ami parce que je lui ai enseigné des choses.
- Et à toi, Twisp? demanda Brett en regardant longuement le pêcheur de ses grands yeux gris.
Twisp prit une courte respiration profonde et répondit d’une voix incisive :
- Il m’a juste parlé de moi.
- Il lui a dit qu’il avait l’habitude de réfléchir par lui-même, intervint Nakano, et qu’il aimait garder ses pensées pour lui. Je le sais parce que le varech m’a dit que nous nous ressemblions sur ce point. Vrai ou faux, Twisp?
- Plus ou moins vrai, dit Twisp, qui paraissait embarrassé.
- Et le varech a ajouté que ceux de notre espèce étaient dangereux pour des leaders qui demandent une obéissance aveugle, fit Nakano. On dirait qu’il respecte ça.
- Vous voyez bien! dit Bushka en souriant.
Il se baissa pour prendre dans le filet un des laztubes confisqués à ceux de l’aérostat. Il soupesa l’arme dans sa main en la regardant.
Panille se retourna alors pour faire face au groupe.
- Vous acceptez cela? dit-il d’une voix tremblante. Il ne reste que Nakano, Kareen et moi. Où sont les autres, ceux qui étaient avec nous?
Le silence tomba sur les occupants de l’hydroptère. Panille regarda de nouveau le varech, encore visible dans la lumière déclinante. Il se rappelait avoir enjambé le varech pour saisir Kareen au moment où un tentacule géant la relâchait. Elle s’était jetée contre lui et ils s’étaient agrippés l’un à l’autre tandis que des cris de terreur montaient autour d’eux.
En un instant, les pensées de Kareen avaient inondé son esprit. Elle était la captive de Gallow, envoyée comme appât avec Nakano pour s’emparer de Panille le Noir. Elle avait, elle aussi, ses problèmes d’alliance. Malgré tout son pouvoir, sa famille voulait avoir un pied dans le camp de
Gallow, pour le cas où il serait victorieux. Mais elle n’avait que du mépris pour cet homme.
Les doigts de Kareen Ale s’étaient douloureusement noués dans les cheveux mouillés de Panille tandis qu’elle sanglotait contre son épaule. Puis le varech était revenu et les avait touchés une nouvelle fois. Ils avaient senti ensemble la vague de fureur sélective, ils avaient vu les thalles et les filaments onduler, se retirer vers la mer, vers les profondeurs. L’espace de quelques battements, et l’encadrement du panneau n’avait plus laissé voir que la mer houleuse, sans aucun signe des humains que le varech avait emportés et… noyés.
Mais tout cela appartenait déjà au passé. Bushka se racla la gorge, faisant irruption dans la rêverie de Panille.
- Ils étaient tous avec Gallow, dit-il. Quelle importance a leur sort?
- Nakano aussi était avec Gallow, dit Twisp.
- Ce n’est pas un choix facile, murmura Nakano. Gallow, un jour, m’a sauvé la vie. Mais vous aussi, Twisp.
- Si je comprends bien, vous êtes avec celui qui vous a sauvé le dernier, dit Twisp sans cacher son mépris.
- Je suis avec le varech, déclara Nakano d’une voix aux intonations étrangement cadencées. Là est mon immortalité.
Brett sentit sa gorge devenir sèche. Il avait déjà entendu ce ton-là chez les fanatiques de Guemes, les plus durs de tous les Vénefrateurs de choc.
Twisp, réagissant visiblement de la même façon, secoua lentement la tête.
Nakano est prêt à tuer n’importe qui, pourvu que le varech lui serve de justification!
- Gallow veut s’emparer de Vata, dit alors
Bushka. Nous ne pouvons pas permettre une telle chose.
Il passa le laztube à Nakano, qui le glissa dans l’étui contre sa hanche. En voyant le mouvement de Bushka, Twisp avait vivement porté la main à son arme. Il demeura sur le qui-vive, même quand Nakano écarta les bras en souriant.
- Nous sommes sept, déclara Twisp au bout d’un moment. Et nous sommes censés nous attaquer à une place forte défendue par trois cents hommes!
Bushka s’avança jusqu’au panneau d’accès pour le refermer avant de lui répondre en articulant lentement :
- Le varech m’a expliqué la manière de tuer Gallow. Doutez-vous du varech?
- Si j’en doute? Deux fois plutôt qu’une!
- C’est pourtant cela que nous allons faire.
Bushka passa brusquement devant Twisp et s’engagea dans la coursive qui conduisait à la cabine de pilotage. Brett prit Scudi par la main et ils lui emboîtèrent le pas. Ils entendirent les autres qui suivaient et Twisp qui grommelait : « C’est ridicule, ridicule, ridicule… »
Pour Brett, la voix de Twisp était noyée dans la litanie que le varech avait implantée dans son esprit. C’était certainement le même message que Bushka avait reçu.
Forcez Gallow à sortir. Avata s’occupe du reste.
Le leitmotiv s’amplifia, accompagné d’une image du juge Keel prisonnier derrière le plaz. Le juge faisait des signes à Brett et celui-ci acquit la certitude qu’il se trouvait dans l’avant-poste.
Panille alla s’asseoir à la place du copilote et étudia les instruments. L’hydroptère, à vitesse réduite, faisait toujours des cercles dans la zone libre laissée par le varech.
Brett s’arrêta derrière le siège du pilote. Il sentait la main de Scudi trembler dans la sienne et la serra tendrement. Elle se blottit contre son épaule. Il regarda sur sa droite par la baie de plaz. La mer était grise et démontée. La pluie tombait inclinée sous l’effet d’un vent soutenu. Là où le varech était le plus dense, de lourds paquets de thalles enchevêtrés chevauchaient la crête des lames, atténuant leur violence et modérant la houle. L’obscurité était en train de tomber. Les plafonniers qui entouraient la cabine s’allumèrent automatiquement. Les écrans s’illuminèrent au tableau de bord devant Panille.
Twisp s’était arrêté à l’entrée de la cabine, la main sur son laztube. Il ne quittait pas Nakano des yeux.
Voyant cela, Nakano sourit. Il s’avança jusqu’au siège du pilote, devant Brett, et alluma les lumières extérieures de l’hydroptère. Dans le cercle de lumière vive dessiné sur la mer par l’un des projecteurs, à la lisière du varech, ils aperçurent brusquement un mouvement.
- Des capucins! s’exclama Panille.
- Regardez ce gros mâle! dit Nakano.
Brett et Scudi contemplaient en silence la meute qui nageait en bordure du varech.
- Je n’en ai jamais vu de si énorme, dit Kareen Ale.
La meute suivait le gros mâle en ondulant avec la houle. Nakano les accompagna de son projecteur. Les capucins tournèrent un instant autour de la zone plus sombre du varech, puis commencèrent à s’enfoncer dans les frondaisons.
Nakano ouvrit un hublot de plaz sur le côté, laissant pénétrer des rafales de pluie et d’embruns.
Pointant son laztube, il fit partir un arc bleuté vers la meute, foudroyant le gros mâle et deux autres qui le suivaient. Leur sang vert gicla sur les frondaisons du varech et une mousse foncée apparut au milieu des vagues.
La meute se jeta sur ceux qui étaient morts, aspergeant de sang et de chairs déchiquetées le faisceau du projecteur. Soudain, des tentacules de varech aussi gros que le torse nu d’un homme surgirent à la surface de la mer, dispersèrent les capucins et battirent les restes de leur festin sanglant en une bouillie écumeuse. Nakano referma le hublot.
- Vous avez vu ça? demanda-t-il.
Il n’obtint pas de réponse. Ils avaient tous vu ce qu’il s’était passé.
- Nous allons nous immerger, dit Bushka. Nous entrerons ainsi dans l’avant-poste. Nakano sera en évidence. Les autres feront comme s’ils étaient ses prisonniers jusqu’au dernier moment.
Brett lâcha la main de Scudi et s’avança pour lui faire face.
- Je n’accepterai pas que Scudi serve d’appât! Bushka voulut lever son laztube, mais Brett lui saisit le poignet. Ses jeunes muscles, habitués depuis des mois à relever les filets, furent les plus forts, et Bushka dut lâcher son arme. Brett l’envoya du pied vers Twisp, qui la ramassa et la pointa sur Bushka.
Celui-ci, hésitant, lorgnait en direction du tas d’armes qu’il avait laissé à l’entrée de la coursive.
- Vous n’y arriveriez jamais, lui dit Twisp. Détendez-vous, ça vaudra mieux.
Il avait négligemment abaissé le canon du laztube vers le pont, mais son attitude indiquait qu’il était prêt à réagir au moindre mouvement suspect, d’où qu’il vînt.
- Qu’allons-nous faire maintenant? demanda Kareen Ale.
- Nous pourrions mettre le cap sur la Station de Lancement et prévenir tout le monde de ce qu’il se passe ici, suggéra Panille.
- Vous déclencheriez une guerre civile chez les Siréniens, et les Iliens seraient les premiers à en souffrir, protesta Bushka en se frottant le poignet à l’endroit où Brett l’avait tordu.
- Il y a autre chose, intervint Scudi en regardant tour à tour Brett et Twisp. Le juge Keel est ici, prisonnier de Gallow.
- Par Nef, comment pouvez-vous savoir une chose pareille? demanda Twisp.
- C’est le varech qui me l’a dit.
- Il m’a également projeté une vision du juge en captivité, approuva Brett.
- Une vision! fit Twisp.
- La seule chose qui compte, c’est de tuer Gallow, grommela Bushka.
Twisp se tourna vers Kareen Ale.
- Tout à l’heure, nous sommes tous descendus dans la soute pour vous demander votre avis. Que suggère l’ambassadrice?
- Utilisons le varech, dit-elle sans hésiter. Allons à la limite des eaux libres qui entourent l’avant-poste. Scudi et moi, nous nous montrerons. Cela devrait inciter Gallow à sortir, comme le désire le varech. D’autre part, je vous confirme la présence du juge Keel dans l’avant-poste. Je l’y ai vu moi-même.
- Je propose de retourner à Vashon, dit Brett.
- Je dois vous rappeler également, ajouta Kareen Ale, que les caissons hyber doivent être ramenés ici. C’est cet avant-poste qui est chargé de les recevoir.
- Et tous les occupants du poste sont à la solde de Gallow ou bien ses prisonniers, murmura amèrement Twisp. Quoi qu’il arrive, c’est lui qui les récupérera.
Elle jeta un coup d’œil à la montre du tableau de bord.
- Si tout se passe comme prévu, dit-elle, les caissons seront là dans un peu plus de huit heures.
- Avec sept personnes à bord, nous ne pourrions pas rester immergés pendant huit heures, fit remarquer Panille.
Bushka se mit à glousser d’une manière qui les fit sursauter.
- Toutes ces palabres sont vaines, dit-il. Vos paroles sont creuses. Le varech ne nous laissera pas partir tant que nous n’aurons pas accompli sa volonté. Il faut tuer Gallow et c’est tout.
Le silence tomba sur le groupe. Nakano fut le premier à le rompre.
- Dans ce cas, dit-il, il ne nous reste plus qu’à agir. Personnellement, j’approuve le plan de l’ambassadrice, mais je pense aussi que nous devrions envoyer quelqu’un en reconnaissance.
- Vous êtes volontaire, je suppose, fit Twisp.
- Si vous avez une meilleure idée, nous vous écoutons, dit Nakano.
Il alla ouvrir un coffre à l’arrière de la cabine et commença à en sortir des palmes, des bouteilles d’air comprimé, des masques et des combinaisons.
- Tu as vu comment le varech a broyé ce suba, rappela Brett à Twisp. Et tu as vu aussi ce qu’il s’est passé tout à l’heure avec les capucins.
- Alors, c’est moi qui vais y aller, dit Twisp. Ils ne me connaissent pas. Je leur transmettrai notre message en faisant en sorte qu’il n’y ait aucune ambiguïté.
- Non, Twisp! protesta Brett.
Twisp regarda les autres tour à tour, s’attardant un instant sur chaque visage.
- C’est la seule solution, dit-il. Par Nef! on ne peut pas leur envoyer l’ambassadrice Ale, ils ne la laisseraient plus repartir. A part elle, il n’y a que moi. Et Nakano, s’il veut m’accompagner.
Il jeta un regard de capucin rusé au Sirénien, qui paraissait à la fois surpris et ravi.
- Pourquoi toi? demanda Brett. Je pourrais aussi bien…
- Tu pourrais te mettre dans la merde en moins de deux, mon garçon. Tu n’as jamais eu affaire à des gens qui veulent te bouffer jusqu’à ta chemise. Tu n’as jamais eu à marchander une cargaison de poisson. Je sais comment m’y prendre avec ces gens-là.
- Gallow n’est pas un poissonnier, dit Bushka.
- Cela revient au même, quand on a à défendre tout ce qu’on possède et sa propre vie par-dessus le marché. Brett reste ici et Panille aussi. Ils garderont l’œil sur vous, Bushka, pour vous empêcher de faire quelque chose de dingue. En ce qui me concerne, je vais aller dire à ce Gallow ce qu’il peut attendre de nous. Et pas question de lâcher plus!