En ces temps-là, il y avait des géants sur la terre.
La Genèse, Le Livre des Morts chrétien.
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Pourquoi est-ce que je tiens ce journal? C’est une étrange manie pour le Président et le Juge Suprême de la Commission des Formes de Vie. Serait-ce parce que j’espère qu’un jour, quelque historien tirera une riche substance de mes pauvres griffonnages? Je vois très bien, dans un futur lointain, quelqu’un comme Iz Bushka tomber sur ces pages, l’esprit rempli de ces préconceptions qui empêchent l’acceptation de toute véritable nouveauté. Est-ce que Bushka détruirait mon journal parce qu’il va à l’encontre de ses propres théories? Je pense que cela a dû arriver à d’autres historiens dans notre passé. Pourquoi, sinon, Nef nous aurait-elle obligés à tout recommencer ? Car je suis persuadé que c’est bien ce qu’a voulu faire Nef.
Oh! je crois en Nef. Qu’il soit bien attesté ici que moi, Ward Keel, je crois en Nef. Nef est Dieu, et c’est Nef qui nous a conduits tous ici pour notre épreuve ultime : nage ou coule, au sens le plus littéral… ou presque. Nous autres, les Iliens, nous flottons principalement. Ce sont les Siréniens qui nagent.
Quel terrain d’essai parfait pour l’humanité que cette Pandore, et comme elle porte bien son nom! Il ne reste plus un fragment de sol au-dessus de la surface de son océan, autrefois dompté par le varech. Cette noble et intelligente entité, jadis connue de toutes les créatures de ce monde sous le nom d’Avata, n’est plus maintenant que le varech, épais, vert sombre et silencieux. Nos ancêtres ont détruit Avata et nous avons hérité d’un océan planétaire.
Nous est-il arrivé, dans notre passé humain, de faire une chose pareille? De tuer ce qui peut adoucir le fiel de notre existence? Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que oui. Sinon, pour quelle raison Nef aurait-elle laissé ces cuves d’hibernation en orbite pour nous tenter, juste hors de notre portée ? Je sais que notre psychiatre-aumônière partage ce sentiment. Comme elle dit souvent : « Il n’y a rien de nouveau sous les soleils. »
Je me demande pourquoi Y imprimatur de Nef a toujours eu la forme de l’œil dans la pyramide?
J’avais commencé ce journal comme un simple compte rendu de mes fonctions à la tête de la Commission chargée de sélectionner les nouveaux individus qui auraient le droit de survivre, et peut-être de se reproduire. Nous autres mutants, nous avons beaucoup de respect pour toutes les variantes que les techniques géniales de Jésus Louis, ce bio-ingénieur fou, ont introduites dans le patrimoine génétique humain. D’après les archives partielles que nous possédons encore, il est clair que le terme « humain » avait jadis une acception beaucoup plus limitée. Des mutations légères auxquelles nous n’accordons même pas aujourd’hui un bref coup d’œil en passant pouvaient être des causes de consternation, voire de tragédies mortelles. En tant que membre de la Commission chargée d’arbitrer la vie, la question que je me pose toujours, et à laquelle je m’efforce de répondre dans la limite de ma pauvre compréhension, est celle-ci : Est-ce que ce nouveau type d’individu, cet enfant, pourra aider à la survie de tous? S’il me semble exister la plus petite chance pour qu’il contribue à ce que nous appelons la société humaine, je vote pour qu’il vive. Et j’ai été plus d’une fois récompensé par des génies cachés sous des enveloppes cruelles ou sous des corps difformes, qui nous ont enrichis tous. Je sais que je me trompe rarement dans ces décisions.
Mais mon journal a de plus en plus tendance à digresser. J’ai décidé que je suis secrètement philosophe. Je veux savoir non seulement ce qui est, mais pourquoi.
Au cours des longues générations qui ont suivi cette terrible nuit où la dernière des îles véritablement assises sur la terre de Pandore explosa en une colonne de lave, nous avons acquis une dualité sociale particulière qui, j’en suis convaincu, pourrait causer notre destruction à tous. Nous les Iliens, avec nos cités organiques flottant « à vau-l’eau », sommes persuadés d’avoir créé la société idéale. Nous nous aimons les uns les autres, nous respectons ceux qui vivent comme nous à l’abri de leur coquille, quelle que soit la forme ou la couleur de celle-ci. Mais qu’avons-nous à l’intérieur de nous-mêmes qui nous pousse à faire la distinction entre « les autres » et « nous »? Quelle force maligne recelons-nous qui fera peut-être un jour explosion contre ceux que nous excluons?
Oh! les Iliens excluent, cela ne peut être nié. Nos plaisanteries nous trahissent. La manière dont nous appelons les Siréniens. « Les phoques », ou bien « les otaries ». Et eux nous surnomment « les mutards », ce qui est déplaisant de quelque manière qu’on le prenne.
Nous sommes jaloux des Siréniens. Voilà. J’ai fini par l’écrire. Jaloux. Ils ont la liberté des grands espaces sous la mer. Leur mécanisation repose sur une configuration physique relativement stable et traditionnelle. Peu d’Iliens peuvent les concurrencer dans leurs classes moyennes, aussi ils se situent au sommet du génie Sirénien, ou bien dans les bas-fonds. Mais de toute manière, les Iliens qui émigrent en bas sont toujours confinés dans des communautés d’Iliens… des ghettos. Et cependant, le paradis pour un Ilien, c’est de se faire passer pour une otarie.
Les Siréniens s’efforcent de repousser la mer pour survivre. Leur espace vital bénéficie d’une sorte de stabilité sous leurs pieds. Historiquement, il faut reconnaître que les humains ont toujours manifesté une préférence pour une surface solide à fouler, de l’air à respirer librement (bien que le leur soit d’une humidité déprimante) et, de manière générale, pour un environnement en dur. De temps à autre, il apparaît chez eux aussi une main ou un pied palmé, mais ce sont des choses qui se sont produites dans toute l’histoire de l’espèce. Il reste que l’aspect des Siréniens, aussi loin que nous puissions remonter la filière des ressemblances, est celui des humains. Nous ne sommes pas aveugles au point de ne pas voir la différence. De plus, il y a eu les Guerres des Clones et les témoignages écrits laissés par nos ancêtres immédiats. C’est à Jésus Louis que nous devons d’être ce que nous sommes.
Mais j’étais en train d’expliquer la nature des Siréniens. Ils proclamant volontiers qu’ils ont pour mission de faire revivre le varech. Très bien. Mais celui-ci deviendra-t-il conscient? Déjà, il vit dans l’océan. J’ai vu cette transformation s’opérer de mon vivant et je suppose que nous avons dû assister aux dernières grandes mascarelles de notre histoire. Nous pouvons certainement nous attendre maintenant à l’apparition de terres émergées. Or, en quoi cela peut-il être retranché au crédit des Siréniens ?
En faisant revivre le varech, ils cherchent à contrôler les mers. Telle est la véritable nature sirénienne : dominer.
Les Iliens flottent au gré des vagues, des vents et des courants. Les Siréniens voudraient contrôler toutes ces forces, et nous commander en même temps.
Les Iliens plient devant ce qui pourrait autrement les anéantir. Ils sont accoutumés au changement, mais cela les fatigue. Les Siréniens luttent contre certaines formes de changement, et cela les fatigue aussi.
Maintenant, j’en viens à ma conception de ce que Nef a voulu nous faire. Je pense qu’il est dans la nature de notre univers que la vie puisse rencontrer une force capable de l’anéantir si elle ne sait pas plier. Les Siréniens seraient brisés par une telle force. Les Iliens ne résistent pas et se laissent pousser par le vent. Je pense que, le cas échéant, nous serions les plus aptes à survivre.
Nous portons notre péché originel dans notre corps et sur notre visage.
Simone Rocksack, Psychiatre-aumônière.
Le flap glacé d’une vague soudaine par-dessus la lisse tira Queets Twisp de sa demi somnolence. Il bâilla puis extirpa ses bras démesurés du prélart où ils s’étaient entortillés par endroits. Il essuya les embruns sur son visage avec sa manche de chemise. Le soleil n’était pas encore tout à fait levé, nota-t-il. Les premières plumes de l’aube chatouillaient le ventre noir de l’horizon. Aucune tête de loup ne troublait le ciel et ses deux couacs, leurs plumes bien lissées et brillantes, murmuraient paisiblement au bout de leur cordelle. Il frotta ses longs bras pour en raviver la circulation et chercha à tâtons dans le fond du coracle son tube de concentré liquide aux protéines. Beurk.
Il fit la grimace en aspirant tout ce qu’il restait dans le fond du tube. Le concentré était sans goût et sans odeur, mais Twisp avait toujours la même réaction d’écœurement.
Puisqu’ils sont capables de le rendre comestible, ils pourraient lui donner un peu de saveur, dit-il. Côté port, au moins, nous aurons de la vraie nourriture. Les rigueurs du métier consistant à poser et remonter les filets de pêche donnaient à son appétit les dimensions d’un monument que le concentré parvenait à entretenir, mais jamais à contenter.
L’océan gris bâillait dans tous les azimuts. Pas le moindre signe, nulle part, de capucins ni d’aucune autre menace. De temps à autre, une lame un peu plus forte que les autres passait par-dessus le bord du coracle, mais la pompe organique remettait tout en ordre dans la cale. Twisp se pencha pour observer le remous créé derrière eux par le filet rebondi. Il était si chargé qu’il penchait d’un côté. Twisp salivait déjà à la pensée des tonnes de scilles que cela représentait. Scilles frites, scilles au four, scilles au court-bouillon, à la crème ou sur des tartines…
- Queets, on arrive bientôt?
La voix aiguë et juvénile de Brett Norton l’avait brusquement tiré de sa rêverie. Seule sa tignasse de cheveux blonds émergeait pour l’instant du prélart. Quel contraste avec la toison d’ébène de son compagnon! Brett n’avait que seize ans, mais il était grand pour son âge et sa chevelure fournie le faisait paraître encore plus grand. Cette première campagne de pêche avait déjà commencé à étoffer sa carcasse un peu trop osseuse.
Twisp prit une lente et profonde inspiration, à la fois pour se ressaisir après avoir sursauté et pour faire mine de s’armer de patience.
- Pas encore, dit-il. Mais le courant est bon. Nous devrions rattraper l’île juste après le lever du soleil. Mange un peu.
Le gosse fit une grimace et fouilla dans son sac à la recherche de son repas. Twisp le regarda essuyer l’embout, dévisser le bouchon et aspirer à grandes goulées le liquide brun insipide!
- Miam!
Les yeux gris de Brett étaient clos et un frisson le parcourut.
Twisp sourit. Je ne devrais plus l’appeler « le gosse », se dit-il. Seize ans, c’était déjà l’âge adulte, et cette première campagne lui avait durci le regard et épaissi les mains.
Twisp s’était souvent demandé ce qui avait poussé Brett à choisir le métier de pêcheur. Avec sa morphologie assez proche de celle des Siréniens, il aurait pu descendre chez eux mener une existence confortable.
Il a un complexe à cause de ses yeux. Mais c’est le genre de chose que presque personne ne remarque.
Les yeux gris de Brett étaient larges, mais nullement grotesques. Avec ces yeux, il y voyait même dans une obscurité presque totale, ce qui était commode pour pêcher de nuit.
C’est une chose dont les Siréniens sauraient très bien tirer parti, se dit Twisp. Ils excellent à utiliser nos talents.
Une brusque secousse du filet les déséquilibra tous les deux et ils s’agrippèrent en même temps à la lisse. Il y eut une nouvelle secousse.
- Brett! s’écria Twisp. Retiens-nous pendant que je le remonte.
- Mais nous ne pouvons pas le remonter, protesta Brett. Il faudrait vider les prises…
- Il y a un Sirénien dans le filet! Un Sirénien qui va se noyer si nous ne faisons pas vite.
Déjà, Twisp avait commencé à haler main sur main les lourds cordages. Les muscles de ses longs avant-bras saillaient tellement qu’ils semblaient sur le point de faire éclater la peau. Dans ces moments-là, il se félicitait de ses capacités spéciales de mutant.
Brett avait disparu derrière lui pour actionner la petite godille électrique. D’après les secousses télégraphiées par les filins tendus, cela s’agitait dur, là-dessous.
Un Sirénien, c’est sûr, se dit Twisp en halant de plus belle. Il priait pour pouvoir le remonter à temps.
Ou bien la remonter. La première fois qu’il avait assisté à un accident semblable, il s’agissait d’une femme. Une splendide Sirénienne. Il secoua la tête comme pour chasser le souvenir des fils emmêlés, des meurtrissures gravées dans sa chair pâle, parfaite… mais déjà morte. Et il hala encore plus fort.
Trente mètres à remonter. La sueur lui piquait les yeux et des aiguilles de douleur lui transperçaient le dos.
- Queets!
Il quitta des yeux le filet pour se tourner vers Bren et vit que ce dernier était blanc de terreur. Il survit le regard du gosse. Ce qu’il vit sur tribord à trois ou quatre cents mètres le figea. Au même instant les couacs s’étaient lancés dans un concert île glapissements effrénés qui confirmaient ce que te yeux Je Twisp distinguaient avec peine.
- Une meute de capucins!
Il avait presque chuchoté ces mots, presque laissé glisser les filins qui meurtrissaient ses paumes dures comme le roc.
- Aide-moi, cria-t-il en se remettant précipitamment à l’œuvre. Du coin de l‘œil, il vit le gosse se saisir de la corde de bâbord; de l’autre, il surveillait l’écume provoquée par l‘approche des capucins.
Ils sont au moins une demi-douzaine. Merde.
- Que vont-ils faire ? demanda Brett de la même voix aiguë.
Twisp savait que le gosse avait dû entendre des tas d’histoires. Mais rien ne pouvait égaler la réalité. Affamés ou pas, les capucins chassaient toujours. Leurs énormes pattes antérieures et leurs canines en forme de sabre tuaient pour le seul plaisir du sang. Et ces capucins-là voulaient ce Sirénien.
Trop tard, Twisp plongea vers le laztube qu’il gardait dans l’armoire, enveloppé d’une toile cirée. Frénétiquement, il dégagea l’arme, mais les premiers capucins étaient déjà sur le filet et le choc fit balancer le coracle. Deux autres capucins, déviant de chaque côté, se rapprochaient sur leurs flancs comme un étau. Twisp sentit le double choc sur la coque au moment où sa main se refermait sur la poignée du laztube. Il vit que le filet se détendait, éventré par des crocs et des griffes en furie. Le reste de la meute était là, se disputant les miettes de chair et d’os échappées à la bouillie d’écume sanglante qui, un instant plus tôt, avait été un Sirénien. Un capucin en mordit un second et, affolés par le goût du sang, les autres se jetèrent sur leur congénère blessé et le mirent en pièces. Des fragments de fourrure dans une sanie verdâtre vinrent éclabousser la coque du coracle.
Inutile de gaspiller une charge de laztube sur un tel cauchemar! C’était une pensée amère. Les Iliens avaient depuis longtemps renoncé à l’espoir d’exterminer un jour ces terribles créatures.
Twisp fit la seule chose qu’il lui restait à faire. Il sortit son couteau et coupa les cordes du filet.
- Mais pourquoi…?
Ignorant les protestations de Brett, il abaissa un levier sous le capot de la godille. Un capucin se raidit à moins d’un mètre de leur plat-bord. Puis il s’enfonça lentement dans l’eau, remonta et s’enfonça de nouveau, comme une plume tombe par un jour sans vent. Les autres tournèrent autour du coracle mais battirent en retraite dès qu’ils sentirent le choc du bouclier sur le bout de leur nez. Ils se contentèrent de dévorer le capucin assommé puis s’éloignèrent dans un battement d’écume.
Twisp remit son laztube dans la toile cirée et le rangea sous son siège. Puis il coupa le bouclier et contempla les lambeaux de filet qui flottaient encore autour d’eux.
- Pourquoi as-tu coupé le filet? demanda Brett d’une voix hardie, chargée de reproche, mais qui était au bord des larmes.
Le choc, se dit Twisp. Et aussi la perte de la campagne.
- Ils avaient déchiré les mailles pour s’emparer de… pour s’emparer de lui, expliqua Twisp. De toute façon, nos prises étaient perdues.
- Nous aurions pu en sauver une partie, murmura Brett. Il y en avait un bon tiers, juste là.
Il frappa du plat de la main le bordage de poupe. Ses yeux étaient une double menace grise contre le bleu cru du ciel. Twisp soupira. Il n’ignorait pas que l‘adrénaline pouvait faire surgir des frustrations qui avaient besoin d’un évent.
- On ne peut pas activer un bouclier protecteur avec des filets accrochés comme ça à la coque, dit-il. Il faut qu’ils soient complètement sortis, ou complètement rentrés. C’est comme ça… avec ce foutu modèle à bon marché, tout au moins.
Son poing rageur s’écrasa sur l’un des bancs de nage. 77 n’y a pas que le gosse qui a reçu un choc, se dit-il. Il se força à prendre une profonde inspiration, passa les doigts dans la laine épaisse de sa chevelure noire et se calma avant de mettre en marche sur sa radio le signal d’alerte aux capucins vifs. Cela permettrait de les localiser et de rassurer Vashon.
- Ils se seraient ensuite attaqués à nous, ajout a-t-il en touchant l’intérieur de la coque entre deux membrures. Tu vois l’épaisseur de ce matériau. Pas plus de deux centimètres. Quelles auraient été nos chances?
Brett baissa les yeux. Il plissa sa bouche charnue puis avança la lèvre inférieure en une demi moue. Son regard se porta au loin, vers Grand Soleil qui se levait pour rejoindre son frère déjà haut sur l’horizon. Et juste en dessous de Grand Soleil, un peu avant l’horizon, une masse luisait sur l’eau d’un éclat orangé.
- Nous sommes arrivés, dit tranquillement Twisp. C’est la cité.
Ils étaient portés par l’un des forts courants alizés de surface qui leur permettrait de rattraper dans une heure ou deux la masse d’humanité flottante qu’ils venaient d’apercevoir.
- Tu parles d’une campagne, fit Brett. Nous sommes ruinés.
Twisp sourit et s’adossa à la coque pour jouir du spectacle des deux soleils.
- C’est vrai, dit-il. Et nous sommes vivants. L’adolescent grogna. Twisp replia ses bras d’un mètre cinquante derrière sa tête. Les coudes saillaient comme deux moignons d’ailes étranges et projetaient une ombre cocasse à la surface de l’eau. Il se prit à rêver, comme il faisait souvent, au caractère unique de son héritage mutant. Ces bras l’encombraient presque toute sa vie. Il touchait ses orteils sans presque avoir à se pencher. Mais quand il s’agissait de remonter des filets, on aurait dit qu’ils avaient été spécialement étudiés pour ça.
Et qui sait s’ils ne l’ont pas été? songea-t-il. Qui peut savoir, maintenant? Pratiques pour manipuler les filets et attraper les objets, ils rendaient le sommeil plutôt inconfortable. Toutefois, les femmes semblaient apprécier leur force et leur pouvoir d’enlacement. Une compensation.
C’est peut-être le sentiment illusoire de sécurité qu’ils leur procurent, se dit-il, et son sourire s’élargit. L’existence qu’il menait était aux antipodes de la sécurité. On ne pouvait pas naviguer et être en sécurité. Et si l’on croyait le contraire, on était un crétin ou un homme mort.
- Que va nous faire le tribunal maritime? demanda Brett d’une voix sourde, à peine audible avec le bruit des vagues et les froissements de plumes incessants des deux couacs.
Twisp continuait de jouir du bercement de l’eau et de la caresse des rayons de soleil sur son visage et ses bras. Il mordilla ses lèvres fines l’espace d’un battement puis murmura :
- C’est difficile à dire. Tu as vu une bouée sirénienne ?
- Non.
- Tu en vois une maintenant?
Il perçut le froissement sur le fond du coracle tandis que le gosse se tournait lentement pour scruter l’horizon. Twisp l’avait choisi pour sa vue exceptionnelle. Pour son comportement, aussi.
- Pas une trace, déclara Brett. Il devait être seul.
- C’est peu probable. Les Siréniens se déplacent rarement seuls. Ce qui est sûr, par contre, c’est qu’il y en a un maintenant qui est seul.
- Nous sommes obligés de passer devant le tribunal ?
Twisp ouvrit les yeux et lut la peur au coin des lèvres tombantes de Brett. Les yeux du gosse étaient d’impossibles lunes au milieu de son visage imberbe.
- Ouaip.
Brett se laissa tomber sur le banc de nage à côté de Twisp en secouant si rudement le petit bateau qu’ils embarquèrent de l’eau.
- Et si nous ne disions rien? murmura-t-il. Comment feraient-ils pour savoir?
Twisp se détourna. Le gosse avait encore beaucoup à apprendre sur l’océan et ceux qui en vivaient. Il existait de nombreux règlements, pour la plupart non écrits. Cette première leçon allait être dure, mais que pouvait-on attendre d’un gamin qui sortait de la ville? Au Centre, ce genre de chose ne pouvait pas se produire. L’existence était… sans surprise. Les scilles et les murelles, pour ceux qui vivaient à l’intérieur de l’île, représentaient la nourriture quotidienne et non des créatures différenciées dont la vie pouvait s’éteindre entre vos doigts en un bref soubresaut final.
- Les Siréniens tiennent le compte de tout ce qui se passe, répondit-il tranquillement. Tu peux être sûr qu’ils sont déjà au courant.
- Mais les capucins, insista Brett. Ils ont peut-être eu le second Sirénien. A supposer qu’il y en ait eu un.
- Le pelage des capucins est constitué de cellules creuses, expliqua Twisp. Pour l’isolation et la flottaison. Ce ne sont pas de très bons plongeurs.
Il riva ses yeux noirs sur Brett en poursuivant :
- As-tu songé à sa famille qui attend son retour? Et maintenant, tais-toi un peu.
Il savait que le gosse avait dû se vexer, mais quoi! s’il persistait à vouloir vivre sur l’océan, il fallait bien qu’il en apprenne les usages. Personne n’aimait se faire surprendre en pleine mer, ni abandonner. Personne n’aimait non plus se trouver coincé à bord d’un esquif en compagnie d’un moulin à paroles. De plus, Twisp commençait à envisager la proximité désagréable de l’inévitable tribunal maritime et il se disait qu’il ferait mieux de préparer déjà leur défense. Remonter un Sirénien dans ses filets était une chose grave, même si l’on n’avait rien à se reprocher.