L’habitat naturel de l’homme est l’espace. Une planète, après tout, n’est qu’un objet lancé dans l’espace. L’instinct de l’homme, j’en suis convaincu, le pousse à se déplacer dans son habitat naturel.
Raja Thomas, Les Historiques.
L’image capturée sur la petite plaque d’organiques était celle d’un cylindre argenté volant à travers le ciel. Le tube était lisse, sans ailes ni aucun autre support apparent. Seul un halo orangé, à l’une de ses extrémités, brillait comme un feu pâle contre le bleu doré du ciel pandorien. Le procédé qui avait permis de saisir l’image était instable et déjà les couleurs commençaient à passer.
Le juge Ward Keel était captivé autant par la beauté de la chose que par ses implications exceptionnelles. Les images créées par cette méthode étaient une forme d’art très prisée des Iliens. Il s’agissait d’induire certains micro-organismes à adhérer, par photosensibilité, à une plaque fine d’organiques. Après exposition derrière un objectif, on obtenait une œuvre picturale aussi belle qu’éphémère. Dans ce cas précis, toutefois, en plus du jeu exquis des couleurs et de la composition, il y avait, d’après l’auteur, le caractère sacré du sujet.
Est-ce la représentation de Nef, ou d’un objet issu de Nef?
L’auteur répugnait à se séparer de sa création. Keel dut utiliser pour le convaincre toute l’autorité que lui conférait son titre. Il ne le brusqua pas. Il comptait surtout sur le temps. Il lui fit un long discours, entrecoupé de pauses et de hochements silencieux de sa tête massive, sur l’intérêt commun des Iliens. Ils savaient tous deux que l’image, pendant ce temps, disparaissait, et que bientôt la plaque reprendrait sa couleur grise, prête à capturer une autre scène. Finalement, l’artiste céda, malheureux mais résigné. C’était un petit homme aux jambes fuselées et aux bras trop courts. Mais un vrai artiste, admit Keel en son for intérieur.
La matinée était chaude et le juge, encore en robe de chambre, resta quelques instants à profiter de la brise qui s’insinuait dans le système de ventilation de son appartement. Joy avait fait un peu d’ordre avant de s’en aller. Elle avait remis le couvre-lit en place et disposé ses vêtements sur le dossier du fauteuil en plaz translucide. La table basse assortie était encore chargée des restes du petit déjeuner qu’elle leur avait préparé : murelle et œufs de couac. Le juge écarta les assiettes pour poser la plaque sur la table. Il la regarda encore un long moment en méditant. Finalement, il se leva pour appeler le chef de la sécurité.
- Je vous envoie deux hommes d’ici deux heures, fit celui-ci. Nous nous en occupons tout de suite.
- Si c’est d’ici deux heures, ce n’est pas tout de suite. L’image aura presque disparu.
L’homme dont le visage ridé occupait l’écran fronça les sourcils. Il voulut dire quelque chose, mais se ravisa. Frottant d’un doigt épais le côté de son nez adipeux, il leva les yeux comme s’il consultait un tableau et déclara enfin :
- Quelqu’un viendra vous chercher dans quelques instants, monsieur le Juge. Où vous trouvez-vous?
- Je serai chez moi. Je suppose que vous connaissez l’adresse.
- Bien sûr, monsieur le Juge, fit le chef de la sécurité en s’empourprant.
Keel coupa la communication en regrettant d’avoir été si sec. L’attitude de cet homme l’avait irrité, mais sa réaction venait surtout de l’effet produit sur lui par l’étrange plaque. C’était une image troublante. L’artiste qui avait réussi à obtenir cette représentation d’un objet céleste n’avait pas jugé bon de la montrer à la Psyo. Pourtant, dans son esprit, c’était la preuve du retour de Nef. Mais c’était au Juge Suprême qu’il l’avait apportée.
Que suis-je censé faire avec ça? Moi non plus, je n’ai pas appelé la Psyo.
Simone Rocksack allait lui en vouloir. Il faudrait bien qu’il l’appelle tôt ou tard. Mais il avait d’abord d’autres questions à régler.
Le tambour à eau de sa porte résonna une fois, puis deux.
- Déjà la sécurité?
Il prit le tableau sous son bras et sortit de la chambre. En passant, il referma la porte ovale de la cuisine. Certains Iliens critiquaient ceux qui prenaient leurs repas en privé, ceux dont les moyens leur permettaient d’éviter l’atmosphère bruyante et surpeuplée des réfectoires.
A l’entrée de l’appartement, il toucha la membrane sensitive et les organiques s’écartèrent docilement, révélant derrière l’ouverture ovale la présence de Kareen Ale. Elle tressaillit nerveusement en le voyant, puis sourit.
- Madame l’Ambassadrice, fit-il, lui-même surpris par la formule qui lui était venue spontanément aux lèvres. En dehors des circonstances officielles, ils s’appelaient Kareen et Ward depuis plusieurs saisons. Mais quelque chose dans son attitude nerveuse lui disait qu’elle était ici en visite officielle.
- Excusez-moi d’être venue vous déranger chez vous sans prévenir, Ward, mais il y a quelque chose dont j’aimerais discuter.
Elle jeta un coup d’œil au tableau qu’il tenait sous le bras et hocha la tête, comme si cela confirmait ce qu’elle pensait.
Keel s’écarta pour la laisser passer. Il referma la porte et vit que Ale avait choisi un siège et s’y installait sans attendre d’invitation. Une fois de plus, il se sentait touché par sa beauté.
- J’ai entendu parler de ça, fit Ale en montrant la plaque d’organiques.
Il posa délicatement le tableau sans cesser de le regarder.
- Et c’est pour cela que vous êtes venue côté surface ?
Elle garda un visage impassible quelques instants, puis haussa les épaules :
- Nous surveillons pas mal de vos activités.
- Je me suis souvent posé des questions sur vos méthodes d’espionnage, Kareen. Savez-vous que je commence à me méfier de vous?
- Pourquoi m’attaquez-vous, Ward?
- C’est une fusée, n’est-ce pas? dit-il en désignant le tableau. Une fusée sirénienne?
Ale fit la grimace, mais ne parut pas autrement surprise que Keel ait deviné.
- Ward, j’aimerais que vous veniez quelque temps avec moi lorsque je redescendrai là-bas. Pour une visite d’information, disons.
Elle n’avait pas directement répondu à sa question, mais son attitude était assez éloquente. Quelle que fût la situation réelle, les Siréniens ne voulaient pas mettre au courant la masse des Iliens ni leur communauté religieuse.
- Ce sont les caissons hyber qui vous intéressent! fit le juge en hochant la tête. Pourquoi n’avez-vous pas demandé à la Psyo de bénir cette entreprise-ci?
- Il y en a parmi nous qui… (Elle s‘interrompit en haussant les épaules.) C‘est une question politique qui concerne les dirigeants Siréniens.
- Vous cherchez à créer un nouveau monopole Sirénien, accusa-t-il.
Elle détourna son regard sans répondre.
- Combien de temps durerait cette visite d’information? demanda le juge.
- Une semaine. Peut-être plus, dit-elle en se levant.
- Une visite d’information sur quel sujet?
- Vous découvrirez cela sur place.
- Vous voulez que je vous rende visite pour une durée indéterminée et pour une raison que vous ne me révélerez qu’après mon arrivée là-bas?
- Je vous en prie, Ward, faites-moi confiance.
- Je vous fais confiance pour servir les intérêts Siréniens, comme je sers ceux des Iliens.
- Je vous jure que vous ne risquerez absolument rien.
Il esquissa un sourire. Quel embarras pour les Siréniens, s’il venait à mourir chez eux! La chose n’était pas exclue. Les médias avaient condamné le juge Keel, mais ils étaient restés imprécis sur la date de l’exécution.
- Donnez-moi quelques instants pour préparer mes affaires et déléguer mes tâches les plus urgentes, dit-il.
Elle parut soudain soulagée.
- Merci, Ward. Vous ne le regretterez pas.
- Les secrets politiques- m’ont toujours intéressé.
Il pensa à emporter une tablette neuve pour son journal. Il y aurait beaucoup de notes à prendre durant cette visite d’information, cela ne faisait aucun doute. Des notes sur le plaz et des phrases rythmées dans sa mémoire. Mais certainement pas des spéculations philosophiques. Il allait y avoir de l’action.