Si les portes de la perception étaient purifiées, tout apparaîtrait à l’homme tel qu’il est en réalité, c’est-à-dire infini. Car l’homme s’est renfermé au point de ne plus voir les choses qu’à travers les étroites fentes de sa caverne.
William Blake,
Archives de la Mnefmothèque.
Twisp envisageait d’abandonner le deuxième coracle avec sa cargaison. Un second hydroptère venait de passer au large sans ralentir et il commençait à devenir inquiet.
Nous pourrions gagner quelques nœuds, se disait-il.
Il enrageait à la pensée que les deux hydroptères qu’il venait de voir passer et qui avaient déjà disparu à l’horizon seraient à Vashon avant la tombée de la nuit. Sans doute le premier était-il en train d’arriver en ce moment même, alors qu’ils se traînaient à bord de ce maudit coracle!
Il eut un petit rire, comme un jappement bref, devant sa propre impatience, et cela le soulagea. Vashon était échouée, mais cela lui était déjà arrivé dans le passé, et par des temps autrement dangereux. Pandore traversait actuellement une période de calme; son instinct de pêcheur le lui confirmait. C’était lié aux relations complexes entre les deux soleils, à la distance par rapport aux planètes primaires et peut-être aussi au varech. Celui-ci avait-il fini par atteindre une densité suffisante pour que son influence devienne perceptible ? Une chose était certaine, en tout cas : grâce à la protection de ses frondaisons, le poisson devenait de plus en plus nombreux.
Les hivers en mer devenaient plus doux chaque année. Twisp s’en apercevait en ce moment même tandis que, bercé par le mouvement régulier du coracle et le ronronnement familier du petit moteur, il poursuivait sous les nuages clairsemés sa lente progression vers Vashon.
Dès que nous y serons, il faudra éclaircir cette histoire de Bushka.
Vashon n’était pas une communauté à prendre à la légère. L’île ne manquait pas d’influence, de puissance ni d’argent.
Sans oublier Vata, se dit-il. Oui; nous avons Vata.
Il commençait à voir d’un nouvel œil la présence de Vata sur son île natale. Vata représentait beaucoup plus qu’un simple lien avec le passé pandorien de l’humanité. Le vivant témoignage qu’un mythe pouvait avoir de la substance. Voilà ce qu’était Vata, avec son satellite Duque.
- Ce deuxième hydroptère a dû nous apercevoir, déclara Bushka. Notre position est maintenant connue.
- Vous croyez vraiment qu’ils vont alerter vos Capucins verts? lui demanda Twisp.
- Gallow a des amis haut placés, grogna Bushka.
Il jeta un regard significatif à Scudi qui, adossée à un banc de nage, contemplait Brett d’un air énigmatique. Le garçon dormait en chien de fusil au fond du coracle.
- Nous ne savons pas ce qu’ils disent à la radio, reprit Bushka.
Son regard se posa sur le poste qui était aux pieds de Twisp. Voyant que le vieux pêcheur ne réagissait pas, Bushka ferma les yeux.
Scudi, qui avait observé les deux hommes, vit Bushka sombrer dans une profonde apathie. Comme il renonçait aisément et quel contraste il faisait avec Brett!
Elle revécut leur fuite en imagination. Grâce à l’émetteur du coracle, ils avaient pu retrouver Twisp sans trop de difficulté. Ils n’avaient gonflé qu’un seul canot, gardant l’autre en réserve, et encore ils avaient attendu d’être à plus d’un kilomètre de l’hydroptère avant de le sortir du paquetage.
Le varech, extrêmement dense au début, avait sans cesse entravé leur nage à cause du cordon qui les reliait. Scudi, qui allait en tête au début, avait équilibré leurs combinaisons pour qu’ils se maintiennent aisément entre deux eaux, juste sous la surface. Chaque fois qu’ils devaient respirer, ils remontaient à l’abri d’une touffe de varech; et chaque fois, ils s’attendaient à entendre le bruit de l’hydroptère lancé à leur recherche.
A un moment, ils entendirent effectivement les réacteurs que l’on mettait en marche, mais le bruit cessa aussitôt. A l’abri d’un monceau de varech, Brett murmura à Scudi :
- Ils n’osent pas se lancer tout de suite à notre poursuite. Ils ont trop besoin de s’emparer de l’autre appareil.
- A cause du médecin?
- Quelque chose de plus important, je pense.
- Quoi?
- Je l’ignore, murmura Brett. Allons-y, maintenant. Il faut que nous soyons hors de leur portée quand le jour se lèvera.
- Et si nous rencontrons des capucins?
- J’ai une grenade toute prête. Ils aiment bien dormir au milieu du varech. Si nous tombons sur l’un deux, il nous faudra plonger.
- J’aurais préféré y voir un peu plus clair. Brett lui prit la main et ils se remirent à nager en faisant le moins de bruit possible.
Tandis qu’ils frôlaient les frondaisons géantes du varech, un étrange sentiment de quiétude s’empara d’eux. Ils commençaient à se sentir presque invulnérables aux attaques des capucins, qu’ils fussent noirs ou verts. Sous l’eau, au contact du varech, ils se mouvaient au rythme d’une musique harmonieuse qu’ils n’entendaient pas vraiment mais qu’ils sentaient. Chaque fois qu’ils remontaient pour respirer, le monde devenait différent, ils basculaient dans une autre réalité et l’air leur semblait purifié, beaucoup plus agréable.
Il avait fallu qu’ils brisent la barrière d’une sorte de réticence timide pour échanger leurs impressions. Ils s’étaient d’abord imaginés, chacun de son côté, en train d’expliquer à l’autre ce qu’il ressentait. Puis ils avaient parlé au même instant, exactement comme dans leur imagination. Et ils étaient convaincus qu’ils pouvaient continuer éternellement ainsi, que plus rien ne pouvait leur faire du mal.
Emergeant aux côtés de Scudi pour respirer, Brett n’avait pu s’empêcher de murmurer, à un moment, à son oreille :
- Quelque chose d’anormal est en train de nous arriver.
Tous les deux avaient eu une enfance nourrie de toutes sortes de légendes sur l’ancien varech, ce vestige mystique de leur histoire, et chacun croyait savoir ce que l’autre pensait; mais il leur était difficile de l’exprimer avec des mots.
Scudi se retourna pour regarder l’hydroptère, dont la masse au ras de l’eau n’était signalée que par ses feux de position. Il paraissait encore beaucoup trop près malgré son air inoffensif.
- Tu m’entends, Scudi? chuchota Brett. Il se passe quelque chose d’anormal quand nous sommes sous l’eau.
Voyant qu’elle ne répondait pas, il insista :
- On dit que parfois, lorsqu’on plonge, cela fait l’effet d’un narcotique.
Elle savait ce qu’il voulait dire. Le froid des profondeurs pouvait produire sur le corps humain des effets dont on ne s’apercevait qu’au moment où l’esprit divaguait dans le rêve. Mais cela n’avait rien à voir avec la narcose des profondeurs. Et les combinaisons de plongée les maintenaient au chaud. Il s’agissait d’autre chose. Et maintenant qu’elle respirait à la surface, Scudi se sentait terrifiée à l’idée qu’ils étaient encore si près du danger.
- J’ai peur, murmura-t-elle sans quitter l’hydroptère des yeux.
- Ils ne peuvent plus nous voir, lui dit Brett pour la rassurer. D’ailleurs, ils n’essaient même pas de nous poursuivre.
- Ils ont un suba.
- Au milieu du varech, le suba ne pourrait avancer très vite. Il faudrait qu’ils le détruisent pour passer. Mais… ce n’est pas ça qui t’effraie le plus, ajouta-t-il en se rapprochant d’elle à l’aide du cordon.
Scudi ne répondit pas. Elle flottait sur le dos sous une plaque de varech, respirant l’odeur fortement iodée qui se dégageait des thalles. Le poids des grappes sur son front était comme celui d’une main âgée et amicale. Elle se disait qu’ils n’auraient pas dû rester là si longtemps. Il ne fallait pas qu’on puisse les apercevoir de l’hydroptère quand le jour se lèverait.
Agrippant une grappe sous l’eau, elle changea de position et un fragment de varech lui resta dans la main. Immédiatement, elle fut plongée dans la même euphorie que quand elle nageait sous l’eau. Il y avait maintenant du vent autour d’elle. Un oiseau de mer qu’elle n’avait jamais vu piaillait quelque part en harmonie parfaite avec le mouvement des vagues. L’effet d’hypnose lui brouilla la vue puis une nouvelle image se précisa, celle d’un être humain. C’était une très vieille femme, qui n’existait que dans un espace irréel, étrangement lumineux. La vision se rapprocha. Scudi essayait de se libérer d’une oppression qu’elle sentait dans sa poitrine. Le mouvement monotone des vagues et les piaillements de l’oiseau lui venaient en aide, mais la vision demeurait.
La vieille femme était étendue sur le dos dans la lumière crue. Scudi la voyait respirer. Elle remarqua, juste sous son oreille gauche, une touffe de poils blancs jaillissant d’une verrue. Elle avait les yeux fermés. Elle ne ressemblait pas à une mutante. Sa peau était foncée et ridée comme du parchemin. Elle avait des reflets verdâtres, comme la patine d’un vieux cuivre.
Brusquement, la vieille femme se redressa. Elle gardait les yeux fermés, mais sa bouche s’ouvrit pour dire quelque chose. Les lèvres remuaient lentement, comme à travers un liquide huileux. Scudi contemplait le jeu des rides provoqué par leur mouvement sur toute l’étendue du visage. La vieille femme disait quelque chose, mais il n’y avait aucun son. Et Scudi se rapprochait de plus en plus pour essayer d’entendre.
La vision éclata brusquement et Scudi se retrouva en train de rejeter de l’eau de mer, secouée par des haut-le-cœur, maintenue par des mains vigoureuses en travers de son paquetage flottant à moitié déployé.
- Scudi! soufflait la voix de Brett à son oreille. Scudi! Que t’arrive-t-il? Tu allais te noyer. Tu as commencé à couler sans…
Elle fut prise d’un nouveau haut-le-cœur, rejeta une gorgée d’eau tiède et prit une longue respiration saccadée.
- Tu coulais tout doucement, fit Brett tout en luttant pour la maintenir en équilibre sur le paquetage.
Elle se laissa glisser dans l’eau tout en se maintenant d’une main au paquetage. Elle vit qu’il avait commencé à le gonfler afin de s’en servir comme d’une plate-forme pour la maintenir à la surface.
- On aurait dit que tu t’étais endormie, continua Brett.
L’inquiétude qu’il y avait dans sa voix amusait Scudi, mais elle ne voulut pas rire. Il ne comprenait donc pas encore?
Brett jeta un coup d’œil en direction de l’hydroptère, qui se trouvait à peine à un kilomètre d’eux. Avaient-ils entendu quelque chose?
- Le varech… s’étrangla Scudi. Sa gorge brûlait quand elle parlait.
- C’est à cause du varech? Tu t’es prise dedans?
- Dans ma tête… le varech…
Elle revit le visage ridé, la bouche qui s’ouvrait comme au fond d’un puits noir donnant accès à une autre conscience. Par bribes, reprenant son souffle, elle décrivit à Brett son étrange expérience.
- Il faut s’en aller d’ici, lui dit-il. Il est capable de t’imposer sa volonté.
- Il ne voulait pas me faire de mal, Brett. Il voulait seulement me dire quelque chose.
- Quoi?
- Je ne sais pas. Peut-être qu’il n’avait pas les mots pour cela.
- Comment sais-tu qu’il ne voulait pas te faire de mal? Tu t’es presque noyée.
- Tu t’es affolé.
- Je n’allais pas te laisser te noyer!
- Quand tu t’es affolé, il m’a relâchée tout de suite.
- Qu’en sais-tu?
- Je… je le sais, comme ça.
Sans discuter plus longtemps, elle referma son paquetage en l’équilibrant entre deux eaux et se remit à nager dans la direction opposée à celle de l’hydroptère.
Brett, relié à elle par le cordon, fut forcé de la suivre en protestant et en remorquant son propre paquetage.
Bien plus tard, à bord du coracle où étaient Twisp et Bushka, Scudi se demandait si elle ne ferait pas mieux de tout leur raconter. La matinée était bien avancée. Il n’y avait encore aucun signe de Vashon à l’horizon. Brett et Bushka étaient endormis. Avant de monter à bord du coracle, Brett lui avait demandé de ne parler de rien; mais cette fois-ci, elle avait le sentiment que Brett se trompait peut-être.
- Twisp va nous croire aussi cinglés que des pompiers à merde, lui avait-il dit. Le varech essayant de te faire la conversation!
C’est pourtant la vérité, se disait Scudi, dont le regard allait de Brett à Twisp. Le varech a essayé de me parler… et il m’a réellement parlé!
Brett se réveilla subitement au moment où Scudi changeait de position. Elle s’était à demi redressée, les coudes posés sur le banc de nage. Quand leurs regards se croisèrent, Brett devina instantanément à quoi elle était en train de penser. Au varech!
Il s’assit et fit du regard le tour de l’horizon vide. Le vent avait un peu forci et il y avait des embruns dans l’air, couronnant les crêtes des vagues. Twisp oscillait à un rythme qui suivait en même temps le bercement du coracle et le ronronnement du moteur. Le pêcheur aux longs bras observait l’océan devant lui comme il le faisait toujours lorsqu’ils croisaient sur les lieux de pêche. Bushka dormait encore à l’avant du coracle.
- Je me demande s’ils ont trouvé leur fameux médecin, dit Brett.
- Moi, je me demande pourquoi il leur en fallait un, répondit Scudi en hochant la tête. Tous ceux qui travaillent en bas ont une formation de méditech.
- Il faut croire que c’était un cas sérieux, dit Brett.
Twisp changea de position. Sans regarder ni l’un ni l’autre, il murmura :
- Des médecins, vous en avez à revendre, chez vous.
Brett comprenait ce qu’il voulait dire par là. Comme beaucoup d’Iliens, Twisp avait souvent fait cette constatation amère. La technologie îlienne, à prédominance organique, était telle que les biologistes les plus brillants, ceux qui auraient pu s’orienter vers la médecine, se laissaient attirer par les carrières plus prestigieuses et lucratives de la bio-ingénierie. Paradoxalement, toutes les structures vivantes des îles étaient entretenues à la perfection alors que les Iliens eux-mêmes devaient se contenter d’une poignée de méditechs et de leur guérisseur habituel.
Bushka se dressa, réveillé par leurs voix, et retomba aussitôt dans sa litanie favorite :
- Gallow va nous lancer son suba aux trousses.
- Nous serons demain matin à Vashon, lui dit Twisp.
- Vous croyez que vous pourrez lui échapper?
- On dirait que vous avez envie qu’il nous rattrape, fit Twisp en désignant l’océan devant eux. Regardez. Nous entrons bientôt dans une zone de varech. Il faut être insensé pour faire naviguer un suba là-dedans.
- Ce n’est pas un de vos subas îliens, lui rappela Bushka. Il a des cisailles et des lance-flammes.
Il se radossa au bord du coracle, de nouveau sombre et taciturne. Brett se mit debout, en s’agrippant d’une main au banc de nage, pour regarder dans la direction indiquée par Twisp. Il n’y avait toujours pas de trace de Vashon à l’horizon mais, à quelques centaines de mètres sur l’avant, l’eau était plus foncée et huileuse, signe qu’il y avait là un important banc de varech. Il se rassit dans le fond du coracle, sur ses talons, en songeant au varech.
Scudi et lui avaient gonflé un canot alors qu’ils étaient encore dangereusement près de l’hydroptère. Brett avait été surpris de voir que le canot pneumatique glissait avec beaucoup plus de facilité qu’un coracle sur le varech. Le canot était plus silencieux aussi. Mais les courtes pagaies, fixées dans les poches spéciales de leurs manches, faisaient entrer de l’eau dans le canot et ramenaient des fragments de varech.
C’est arrivé réellement, se dit Brett, plongé dans ses souvenirs. Personne ne voudra nous croire, mais c’est arrivé.
Même dans sa mémoire, l’expérience l’effrayait.
Il avait touché un lambeau de varech ramené par la pagaie. Aussitôt, il avait entendu des gens parler. Des voix, dans plusieurs timbres et dans plusieurs dialectes, s’étaient mêlées au bruissement du canot sur l’eau. Il avait tout de suite compris que ce n’était ni un rêve ni une hallucination. Il entendait des bribes de conversations réelles.
Chaque fois qu’il touchait dans la nuit des lambeaux de varech traînant au fil de l’eau, le varech remontait par son bras jusqu’à sa conscience.
Scudi Scudi Scudi Brett Brett Brett
Les deux noms résonnaient dans sa tête avec d’étranges inflexions, comme une musique aux notes cristallines inaltérées par l’air, le vent ou le pouvoir absorbant d’une paroi organique.
Une brise s’était levée à ce moment-là et ils avaient hissé la petite voile rudimentaire du canot. Glissant à la surface du varech, blottis l’un contre l’autre à l’arrière, ils s’étaient laissé porter, gouvernant à l’aide d’une pagaie qu’ils tenaient entre eux.
Scudi réglait leur cap à l’aide du petit récepteur qui captait les signaux de Twisp. A un moment, elle avait montré à Brett une étoile brillante proche de l’horizon.
- Tu vois?
Brett connaissait cet astre depuis sa plus tendre enfance. Souvent, durant la saison chaude, en compagnie de ses parents sur leur terrasse de Vashon, il l’avait admiré longuement. Il avait pris l’habitude de l’appeler simplement : « la grosse étoile ».
- C’est la Petite Double, murmura Scudi. Elle est presque à l’endroit où se lèvera le premier soleil.
- Quand elle est très basse sur l’horizon, lui dit
Brett, on peut voir passer les caissons hyber à cet endroit. C’est Twisp qui me l’a appris.
Il pointait le doigt en direction de l’horizon à l’opposé de la grosse étoile.
Scudi se serra frileusement contre lui.
- Ma mère disait que quand elle était petite, cette étoile était bien plus au nord que maintenant. C’est encore un système binaire, tu sais. De la Petite Double, on doit apercevoir distinctement nos deux soleils.
- Peut-être qu’ils nous appellent la grosse étoile, dit Brett.
Scudi demeura silencieuse un bon moment. Puis elle murmura :
- Pourquoi ne veux-tu pas parler du varech?
- Qu’est-ce qu’il y a à dire?
Brett avait trouvé sa propre voix vulnérable et forcée.
- Il a prononcé nos noms, dit Scudi en arrachant délicatement une lamelle de varech qui s’était collée sur le dos de sa main.
Brett déglutit péniblement. Il avait la langue sèche et gonflée.
- C’est vrai, ce que je dis, fit-elle. Chaque fois que je laisse traîner ma main sur le varech, il me vient des images. Comme dans un rêve ou dans un enregistrement holo. Ce sont des symboles. Et quand j’y réfléchis après, j’apprends des choses.
- Tu n’as pas peur de le toucher alors qu’il a failli te noyer?
- Tu te trompes sur le varech, Brett. Je ne parlais pas seulement de maintenant. J’ai toujours beaucoup appris au contact du varech lorsque je travaillais sous la mer.
- Tu disais que c’était toi qui lui apprenais des choses.
- Oui, mais il m’aide beaucoup aussi. C’est pour cela que j’ai toujours beaucoup de chance quand j’équationne les vagues. Mais maintenant, il est en train d’apprendre des mots.
- Que t’a-t-il dit?
- Il a prononcé ton nom et le mien, murmura Scudi en saisissant au passage une longue lanière de varech qui avait frôlé le canot. Il me dit que tu m’aimes, Brett.
- C’est insensé.
- Que tu puisses m’aimer?
- Non… qu’il le sache. C’est ce que je voulais dire.
- Alors, c’est vrai.
- Scudi… murmura Brett en déglutissant de nouveau… Ça ne se voit pas, non?
- Ne t’inquiète pas, dit-elle en hochant la tête. Moi aussi, je t’aime.
Il sentit un flot d’exaltation jaillir de ses joues en feu.
- Et le varech le sait, ajouta-t-elle.
Plus tard, assis sur ses talons dans le fond du coracle qui se rapprochait rapidement d’un nouveau banc de varech, Brett ne cessait de se répéter ces mots : « Et le varech le sait… le varech le sait… » Ils étaient pour lui aussi doux que le bercement du coracle porté par la mer calme.
Il a prononcé nos noms, se dit-il. Mais qu’est-ce que cela prouvait? Il pouvait aussi bien les appeler pour qu’ils lui servent de déjeuner.
Il repensa à quelque chose que Scudi lui avait dit quand ils étaient encore dans le canot : « Je suis heureuse que nous soyons si bien l’un contre l’autre. »
C’était une fille pratique. Elle ne cédait pas au désir sexuel parce que cela risquait de leur compliquer la vie, mais elle n’hésitait pas à admettre qu’elle avait envie de lui et c’était déjà quelque chose.
Elle était toujours assise face à lui dans le fond du coracle, entourant le banc de nage de ses bras repliés en arrière dans une attitude qui dégageait une impression de force.
- Nous sommes dans le varech, annonça-t-elle. Elle se pencha pour laisser pendre son bras gauche au ras de l’eau. Brett aurait souhaité expliquer aux autres ce qu’elle était en train de faire, mais il était sûr qu’ils les auraient pris pour des fous.
- Regardez un peu ça! fit Twisp en hochant le menton en direction d’un point situé en avant du coracle.
Brett se leva et vit avec surprise qu’un large chenal s’était ouvert devant eux au milieu du varech. Les thalles s’écartaient de part et d’autre sur leur passage, complètement, et l’eau bouillonnait sous leur coracle qui prenait de la vitesse.
- C’est un courant qui va dans notre direction, fit Twisp d’une voix stupéfaite.
- C’est le Contrôle des Courants Sirénien, leur dit Bushka. Je vous avais prévenus! Ils savent où nous sommes. Ils nous livrent à domicile.
- Ils nous livrent à Vashon, dit Twisp. . Scudi sortit sa main qui traînait dans l’eau. Elle se pencha en avant et se déplaça en déséquilibrant le coracle.
- Attention! cria Twisp.
- Le varech… dit-elle en hésitant. Il est en train de nous aider. Cela n’a rien à voir avec le Contrôle des Courants.
- Comment le savez-vous? demanda Twisp.
- II… il me parle.
Ça y est, elle Va lâché, se dit Brett.
Bushka pouffa d’un gros rire sonore. Twisp, cependant, se contenta de l’observer un moment en silence. Puis il dit :
- Je voudrais des explications.
- Il y a longtemps que je reçois des images du varech, dit-elle. Au moins trois ans. Maintenant, pour la première fois, il utilise des mots. Brett le sait. Le varech a prononcé son nom.
Twisp se tourna vers Brett, qui s’éclaircit la voix :
- C’est ce qu’il m’a semblé, en tout cas.
- Nos ancêtres ont toujours dit que le varech était sentient, fit Twisp. Même Jésus Louis le disait : « Le varech est une entité pensante. » Vous devriez savoir ces choses-là, Bushka. Vous êtes un historien.
- Nos ancêtres disaient beaucoup d’insanités.
- Mais il y a toujours quelque chose à la base, répliqua Twisp en montrant le chenal au milieu du varech. Comment expliquez-vous cela, alors?
- Le Contrôle des Courants. Cette fille se trompe.
- Mettez votre main dans l’eau, lui dit Scudi. Touchez le varech au passage.
- C’est ça, dit Bushka. Que je mette ma main comme appât. Qui sait ce que je vais attraper?
Twisp abaissa sur lui un regard glacé puis gouverna de manière à rapprocher le coracle de la rive droite du chenal. Sans avoir à se pencher, il laissa pendre son bras droit par-dessus bord. Quelques instants plus tard, une expression médusée transforma son visage.
- Nef ait pitié de nous, murmura-t-il, sans retirer sa main de l’eau.
- Qu’y a-t-il? demanda Brett.
Il déglutit, songeant à sa propre expérience. Aurait-il le courage de replonger sa main dans l’eau pour renouveler le contact? L’idée l’attirait et lui répugnait en même temps. Il ne doutait plus de l’existence d’une entité centrale, mais les intentions du varech n’étaient pas encore claires. Scudi a failli se noyer. Il ne faut pas l’oublier.
- Il y a un suba sur nos traces, dit Twisp. Tous se retournèrent pour scruter leur sillage, mais il n’y avait aucun signe de ce que les profondeurs de la mer pouvaient receler.
- Ils nous ont repérés sur leur détecteur, ajouta Twisp, et ils ont l’intention de nous couler.
Scudi se pencha pour plonger les deux mains dans le varech.
- Aide-nous, chuchota-t-elle, si tu comprends ce que veut dire aider.
Bushka demeurait silencieux, blême et frissonnant dans l’ouverture du minuscule poste avant.
- C’est Gallow, dit-il. Je vous avais prévenus.
Avec une lenteur majestueuse, le chenal commença à se resserrer autour d’eux et devant eux. Un passage s’ouvrit sur la gauche. Le courant s’y engouffra, secouant les coracles. Celui qui était à la remorque fut déporté sur la droite. Twisp dut lutter avec la barre pour se maintenir au milieu du nouveau chenal.
- Le passage s’est refermé derrière nous, dit Brett.
- Le varech nous aide, affirma Scudi. Bushka ouvrit la bouche puis la referma sans rien dire. Ils se tournèrent tous vers l’endroit qu’il leur montrait du doigt. Une tourelle noire était en train de crever la surface. Puis elle s’inclina brusquement et disparut à leur vue. Le varech occupait toute la mer à cet endroit. D’énormes bouillonnements commencèrent à agiter la surface, irisés de liquide huileux. Des vaguelettes déferlèrent à l’assaut du coracle, forçant ses occupants à s’agripper à la lisse.
Aussi vite qu’ils étaient apparus, les remous cessèrent à la surface. Les deux coracles continuèrent d’être secoués et d’embarquer de l’eau pendant un bon moment, puis tout redevint calme.
- C’est le varech, répéta Scudi. Le suba l’a blessé en voulant nous suivre.
Twisp regarda l’endroit où quelques bulles remontaient encore à la surface. Tenant la barre à deux mains, il les guidait dans le chenal qui s’ouvrait devant eux et qui s’incurvait, une fois de plus, dans la direction de Vashon.
- Le varech? murmura-t-il d’une voix médusée.
- Il a bouché toutes les ouvertures du suba, expliqua Scudi. Quand l’équipage a voulu évacuer les ballasts pour faire surface, il s’est insinué à l’intérieur par les vannes. Quand ses occupants ont voulu sortir, il les a attaqués puis il a broyé le suba.
Elle sortit les mains de l’eau, rompant le contact avec le varech.
- Je t’avais dit qu’il était dangereux, fit Brett. Scudi hocha la tête d’un air désemparé.
- Il a fini par apprendre à tuer, murmura-t-elle.