Ceux qui descendent en mer sur les navires, Ceux qui commercent sur les vastes eaux, Ceux-là ont vu les œuvres du Seigneur Et ses prodiges dans les profondeurs.
Le Livre des Morts chrétien.
Au moment où il tombait de la jetée, l’amarre du coracle enroulée à sa cheville, Brett comprit qu’il était perdu. Il happa une grande goulée d’air avant de toucher l’eau. Ses mains cherchaient désespérément un point d’appui quelconque et il sentit les doigts de Twisp qui l’effleuraient, mais il était trop tard. Le coracle qui l’entraînait vers le fond heurta une saillie de la grumelle et se retourna en le projetant vers le centre du lagon. Un instant, il crut être sauvé. Il remonta à la surface à une dizaine de mètres de la jetée et, malgré le hurlement des sirènes, entendit Twisp qui l’appelait. L’île était en train de s’éloigner. Brett s’aperçut que l’amarre du coracle s’était dégagée du câble qui la retenait à la jetée. Cependant, le bout enroulé à sa cheville le tirait toujours vers l’île. Il prit autant d’air qu’il put dans ses poumons et plongea pour essayer de se libérer. L’amarre avait fait un nœud serré autour de sa jambe. Dans ses efforts pour l’arracher, il délogea le coracle coincé dans la grumelle sous la jetée. Le cordage se raidit brusquement et il fut de nouveau entraîné vers le bas.
Une fusée de détresse peignit au-dessus de lui des remous sanglants à la surface de l’eau qu’il voyait plate, d’un calme passager annonçant la mascarelle. Puis tout se brouilla, la masse d’eau en furie le secoua mais il se sentait toujours entraîné vers le fond et la pression était de plus en plus douloureuse dans sa tête et dans ses poumons, Je vais me noyer!
Il ouvrit grand les yeux, soudain étonné de la clarté de sa vision sous-marine. Encore meilleure que sa vision nocturne. Les pourpres et les bleus dominaient. Ses poumons allaient éclater. Il refusait de lâcher un peu d’air. Il s’accrochait à la vie, repoussant obstinément le moment où la première gorgée d’eau allait le vaincre.
J’avais toujours cru que ce serait un capucin.
Les premières bulles d’air échappèrent à ses lèvres. La panique battit à ses tempes congestionnées. Il sentit contre son bas-ventre une montée d’urine chaude qui lui fit prendre conscience de la température glacée de la mer. Baissant les yeux, il vit le halo jaune qui se diffusait.
Je ne veux pas mourir!
Son extraordinaire vision sous-marine lui permettait de suivre la montée des bulles jusqu’à la surface lointaine, qui n’était guère plus qu’un souvenir inaccessible.
A cet instant, alors même qu’il avait perdu tout espoir, il saisit du coin de l’œil le mouvement d’une ombre au milieu des autres ombres. Tournant la tête, il aperçut, nageant dans sa direction un peu plus bas que lui, une silhouette féminine revêtue d’une combinaison de plongée si collante et si transparente qu’elle semblait toute nue. Quand elle fut sous lui, elle fit un geste brusque de sa main tendue où brillait quelque chose. Il sentit la secousse à sa cheville, puis son pied fut libéré.
Une Sirénienne!
D’une détente, elle monta vers lui tout en remettant son poignard dans l’étui fixé à sa jambe. Il vit ses yeux clairs qui brillaient dans un visage au teint très foncé.
Il n’essayait plus à présent de retenir les bulles qui s’échappaient de sa bouche en un filet ascendant. La fille le saisit par l’aisselle et il put voir qu’elle était très jeune, souple et superbement musclée pour la nage. Elle l’attira à sa hauteur. Le manque d’oxygène était sur le point de le faire éclater. Elle colla ses lèvres à sa bouche et lui souffla un peu de sa précieuse haleine vitale.
Il savoura le don qu’elle lui faisait et expira. Elle recommença. Il vit qu’elle avait un poisson à air collé à la nuque et qu’elle lui donnait le gaz à demi inutilisé que sa circulation sanguine restituait à ses poumons. C’était une chose dont les Iliens avaient entendu parler, une spécialité sirénienne dont il n’aurait jamais cru bénéficier un jour.
Elle s’écarta de lui sans lui lâcher le bras. Il expira lentement, et de nouveau elle lui insuffla de l’air.
Il vit qu’ils n’étaient pas loin d’une crête sous-marine où travaillait un groupe de Siréniens. Un champ de varech ondulait à proximité et des balises lumineuses marquaient les sommets de la crête.
Brett commençait à recouvrer toute sa lucidité et pouvait détailler celle qui venait de le sauver. Autour de la taille, elle portait une ceinture lestée torsadée. A sa nuque, le poisson à air qui flottait derrière elle était livide et parcouru de veines sombres. Sur toute sa longueur, de profonds sillons marquaient l’emplacement des ouïes. Ce poisson horrible offrait un contraste frappant avec la peau brune et soyeuse de la fille.
Ses poumons avaient cessé de brûler, mais il avait horriblement mal aux oreilles. Il secoua la tête, en tirant de sa main libre sur une oreille. Voyant son geste, la jeune Sirénienne lui pressa le bras pour attirer son attention. Elle se pinça le nez avec deux doigts et fit mine de souffler fort. Puis elle montra le nez de Brett. Celui-ci l’imita. Son oreille droite se déboucha avec un pop déchirant, mais la douleur disparut. Il recommença l’opération et l’oreille gauche se déboucha aussi.
Quand elle’ lui insuffla une nouvelle bouffée d’air, elle resta collée contre lui un peu plus longtemps, puis s’écarta avec un grand sourire.
Un flot de bonheur radieux envahit Brett.
Vivant! Je suis vivant!
Il se laissa tranquillement tirer par le bras. A chaque battement souple de ses jambes musclées, les muscles de la jeune nageuse saillaient sous la combinaison collante. Ils dépassèrent les balises du sommet de la crête.
Abruptement, elle freina sa nage et l’immobilisa devant un cylindre de métal brillant de trois mètres de long environ. Il était muni de poignées, d’un petit gouvernail et de réacteurs. Brett reconnut l’engin qu’il avait déjà vu en holo. Un scooter Sirénien. Elle guida ses mains vers les poignées arrière et lui donna encore un peu d’air. Il vit qu’elle sortait un câble du nez de l’engin, qu’elle enfourcha. Puis elle se retourna, attendant qu’il en fasse autant. Il s’assit, serrant le métal froid entre ses genoux, les mains sur les poignées. Elle hocha la tête et se remit en position normale. Brett sentit une vibration parcourir le cylindre. Une lumière s’alluma à l’avant de l’engin et un tuyau flexible apparut devant Brett. Elle se retourna et lui mit l’embout à la bouche. Elle en fit autant avec un autre flexible à l’avant et il se rendit compte qu’il était temps qu’elle soulage le poisson à air de la double charge qu’il avait été forcé de supporter jusque-là. Il était devenu plus petit et la ligne de ses ouïes était plus mince et moins protubérante.
Brett ajusta l’embout entre ses dents et contre sa bouche puis se concentra sur sa respiration.
Inspirer par la bouche, expirer par le nez.
Tous les Iliens recevaient un minimum de formation concernant les subas et les moyens de sauvetage utilisés par les Siréniens.
Souffler, respirer…
Ses poumons s’emplirent d’un air frais et riche.
Il sentit une secousse et quelque chose cogna sa cheville gauche. Elle tapa plusieurs fois sur son genou pour qu’il se rapproche d’elle et tira sur ses poignées jusqu’à ce qu’elles se bloquent automatiquement contre ses fesses. Il n’avait encore jamais vu de fille nue et la combinaison qu’elle portait ne laissait pas grand-chose à deviner. Malgré le caractère peu romantique de la situation, il admirait beaucoup le corps de cette Sirénienne.
Le scooter commença par grimper puis plongea vers le fond. La chevelure de la fille flottait derrière elle, couvrant la tête du poisson et caressant occasionnellement les joues de Brett.
A travers les remous et les ombres, il vit qu’ils continuaient de suivre la crête vers une zone de plus en plus éclairée. Il y avait des lumières de toutes les formes et de toutes les couleurs. Des murs et des constructions de toutes sortes commençaient à devenir visibles : tours, plates-formes, tunnels ou cavernes. Les lumières provenaient des fenêtres de plaz. Brett se rendit compte qu’ils arrivaient sur une métropole sirénienne, l’une des plus importantes à en juger d’après le nombre et l’étendue des lumières. Toutes ces illuminations l’excitaient, emplissant son regard de mutant d’un ravissement qu’il ne se savait pas capable de ressentir. Quelque chose lui disait que cette exaltation était due à la joie d’avoir survécu par miracle, mais d’un autre côté ces nouvelles choses que sa vision spéciale lui faisait découvrir étaient d’excellentes raisons de se réjouir.
Des turbulences commencèrent à secouer le scooter. Brett avait du mal à se maintenir en place. A un moment, son genou perdit son point d’appui et il glissa. La fille chercha sa main et la plaqua autour de sa taille. Puis son pied accrocha celui de Brett et le ramena contre le cylindre. Elle était penchée sur ses commandes et les guidait maintenant vers une vaste agglomération de bâtiments géométriques parfois surmontés de coupoles.
Brett se plaisait à sentir sur ses mains la chaleur douce du ventre de la fille. Ses propres vêtements lui paraissaient soudain grotesques. Il comprenait pour la première fois pourquoi les Siréniens préféraient plonger nus ou en combinaison collante. Pour les grandes profondeurs ou pour les longues sorties en eau froide, ils portaient généralement des combinaisons protectrices de fabrication îlienne; mais pour les brefs séjours dans des eaux plus clémentes, leur propre peau leur suffisait. Les vêtements de Brett le gênaient dans ses mouvements. Ils claquaient désagréablement dans les remous produits par leur passage. Son pantalon lui brûlait l’entrejambe.
Ils étaient maintenant tout près du groupe de bâtiments et Brett put se faire une idée des dimensions de l’ensemble. La tour proche grimpait à perte de vue au-dessus de leur tête. Il essaya de la suivre des yeux le plus haut possible et se rendit compte que la nuit était déjà tombée côté surface.
Il ne peut pas y avoir tellement de profondeur, se dit-il. Cette tour émerge peut-être!
Mais personne côté surface n’avait jamais signalé une telle chose.
Nef nous préserve qu’une de nos îles vienne heurter ce truc!
Les lumières des bâtiments lui permettaient de voir aisément tout ce qu’il voulait, mais il se demandait comment faisait celle qui lui avait sauvé la vie. Pour elle, il devait faire nuit noire. Il s’aperçut alors qu’elle était guidée par des alignements de lumières fixées au fond de la mer à intervalles réguliers. Rouges d’un côté, vertes de l’autre.
Même le ciel le plus noir, côté surface, ne l’avait jamais empêché de se repérer aisément. Ici, cependant, la surface était quelque chose d’irréel Brett aspira une grande gorgée d’air à son embout et se laissa aller tout contre la fille. Elle tapota la main qui était sur son ventre tout en guidant le scooter dans un dédale de défilés aux parois verticales. A la sortie d’un virage à angle droit, ils débouchèrent sur une large place illuminée entourée de grands bâtiments. Devant eux s’élevait un dôme hérissé de structures d’accostage. Elles étaient toutes éclairées et beaucoup de gens se dirigeaient vers elles ou en sortaient. Brett remarqua les sas, surmontés de lumières clignotantes, par où passaient les nageurs. Leur scooter se posa sans heurt sur une rampe et un Sirénien l’agrippa aussitôt à l’arrière. La fille fit signe à Brett de retenir sa respiration. Il obéit. Elle lui prit délicatement le flexible, enleva le poisson à air de sa nuque et le mit dans une cage avec d’autres devant le sas.
Ils entrèrent dans le sas et l’eau fut évacuée rapidement pour être remplacée par de l’air. Brett se retrouva au milieu d’une mare face à la jeune
Sirénienne sur qui les gouttes d’eau glissaient comme si sa seconde peau transparente venait d’être huilée.
- Je m’appelle Scudi Wang, dit-elle. Et toi?
- Brett Norton, dit-il. (Il eut un rire gêné puis ajouta :) Vous… tu m’as sauvé la vie.
Cela lui parut si ridiculement inapproprié qu’il eut envie de rire à nouveau.
- C’était mon jour de service, déclara-t-elle. Pendant les mascarelles, nous sommes toujours en alerte quand il y a une île à proximité,
Il n’avait jamais entendu parler de ces choses, mais cela semblait plausible. La vie était une chose sacrée et sa vision du monde lui disait que tout le monde partageait ce point de vue, même les Siréniens.
- Tu es tout trempé! dit-elle en le regardant de haut en bas. Y a-t-il quelqu’un à informer que tu es encore vivant?
Vivant! Cette pensée accélérait sa respiration. Il était vivant!
- Bien sûr, répondit-il. On peut envoyer un message côté surface?
- Nous nous en occuperons dès que les formalités auront été réglées.
Brett s’aperçut qu’elle le dévisageait avec une intensité qui valait la sienne. Il estimait qu’elle devait avoir à peu près son âge : quinze ou seize ans. Elle était petite, sa poitrine était menue et son teint aussi bronzé que si elle vivait tout le temps au soleil. Elle le regardait calmement de ses yeux verts pailletés d’or. Son nez retroussé lui donnait un air espiègle, celui qu’avaient les gamins aux grands yeux des corridors de Vashon. Ses épaules et son dos étaient musclés. Elle paraissait en parfaite forme physique. Dans sa nuque, la marque du poisson à air était une cicatrice d’un rose livide que laissait entrevoir la masse mouillée de ses cheveux noirs.
- Tu es le premier Ilien que je sauve, dit-elle.
- Je voudrais… (Il secoua la tête en s’apercevant qu’il ne savait pas comment la remercier pour une chose pareille. Il acheva piteusement :) … savoir où nous sommes.
- C’est chez moi, dit-elle en haussant les épaules. J’habite ici.
Elle défit d’un seul geste du pouce sa ceinture lestée et la passa sur son épaule.
- Suis-moi, ajouta-t-elle. Nous avons besoin de vêtements secs.
Ils passèrent une porte étanche qui donnait sur un long corridor froid. Brett frissonnait dans ses vêtements mouillés qui laissaient derrière lui une piste ruisselante mais cela ne l’empêchait pas d’admirer le déhanchement gracieux de Scudi Wang qui prenait déjà de l’avance sur lui. Il courut pour la rattraper. Tout lui était étrange dans ce couloir Sirénien. Le soi était dur sous ses pieds, les murs étaient durs et éclairés par de longs tubes fluorescents. Le revêtement des parois était d’un gris argenté interrompu à intervalles réguliers par le vert, le jaune ou le bleu des portes ovales fermées sur lesquelles étaient imprimés des symboles.
Scudi Wang s’arrêta devant une porte bleue, déverrouilla les crampons et précéda Brett dans une vaste salle aux murs bordés d’armoires de rangement. Quatre rangées de bancs occupaient le centre de la salle. Une deuxième porte ovale faisait face à la première sur le mur opposé. Scudi Wang ouvrit une armoire et lança à Brett une serviette bleue, puis elle se baissa pour fouiller dans une autre armoire où elle trouva une chemise et un pantalon qu’elle tint un instant devant elle tout en regardant Brett.
- Je pense que c’est à peu près ta taille. Nous les restituerons plus tard.
Elle lança sur le banc le plus proche de lui un pantalon vert délavé et un tee-shirt assorti faits dans un même tissu fin qu’il ne connaissait pas.
Il se sécha les cheveux et le visage mais demeurait indécis avec ses vêtements mouillés qui lui collaient à la peau. On lui avait dit que les Siréniens n’accordaient pas beaucoup d’importance à ces questions, mais il n’avait pas l’habitude de se déshabiller en public et encore moins en compagnie d’une ravissante jeune personne.
Elle ôta sa combinaison de plongée d’une manière très naturelle, sortit une salopette bleu ciel d’une autre armoire et s’assit pour l’enfiler après s’être séchée. Brett ne pouvait s’empêcher de la regarder.
Comment pourrais-je la remercier? se demandait-il. On dirait que pour elle, le fait de m’avoir sauvé la vie est quelque chose de tout naturel
En fait, elle faisait tout avec beaucoup de naturel. Il ne parvenait pas à détacher son regard d’elle et rougit brusquement en sentant naître une érection qui tendit la toile froide et mouillée de son pantalon. Il n’y avait donc pas de recoin où il pouvait se changer sans qu’on le voie ? Son regard fit le tour de la salle. En vain.
Elle se tourna vers lui à ce moment-là et parut comprendre ce qui le tracassait. Elle se mordit la lèvre inférieure.
- Excuse-moi, dit-elle. J’avais oublié. On dit que les Iliens sont particulièrement pudiques. C’est vrai?
- Euh… oui, fit-il, en rougissant encore plus. Elle finit d’enfiler son vêtement et remonta vivement la fermeture Eclair.
- Je me tourne. Quand tu auras fini de t’habiller, nous irons manger quelque chose.
Le logement de Scudi Wang avait la même couleur grise que les corridors extérieurs. C’était une cabine de quatre mètres sur cinq, tout en angles et en arêtes agressives pour un Ilien. Deux banquettes-lits d’une place était rabattues à côté de leur logement dans la paroi. Elles étaient ornées de couvre-lits identiques aux motifs rouge vif et jaune d’or disposés en spirale. Un bout de la pièce était occupé par une kitchenette et l’autre par un placard. A côté du placard, la porte ovale entrouverte laissait apercevoir l’intérieur d’une petite salle d’eau avec une baignoire sabot et un lavabo. Tout était fait dans la même matière que les parois, le pont et le plafond. Brett passa la main sur l’une des parois pour en sentir la rigidité glacée.
Scudi tira un coussin vert de sous une banquette et le disposa sur la deuxième.
- Installe-toi confortablement, dit-elle en allant actionner un interrupteur à côté de la kitchenette.
Une étrange musique se fit entendre. Brett s’était assis avec précaution sur la banquette, en s’attendant à la trouver dure, mais il fut surpris de son moelleux. Il se cala contre le coussin.
- Quelle est cette musique? demanda-t-il.
- Des baleines, répondit-elle en ouvrant un placard. Tu sais ce que c’est?
Il leva le menton vers le plafond.
- On dit qu’il y en a sur le manifeste des caissons hybernatoires. C’est un mammifère géant qui vit sous la mer.
Elle montra du doigt la petite grille du haut-parleur, au-dessus de l’interrupteur.
- Elles ont un chant très agréable. J’irai les écouter, quand nous aurons récupéré les caissons en orbite.
Brett, absorbé par les sifflets, les trilles et les ronflements qui l’apaisaient comme le va-et-vient du ressac à la tombée du soir, ne fit pas tout de suite attention à ce qu’elle venait de dire. Malgré le chant des baleines, ou peut-être à cause de lui, il ressentait dans cette petite pièce une quiétude profonde qu’il ne pouvait comparer à rien de ce qu’il avait connu jusque-là.
- Que fais-tu côté surface? lui demanda Scudi.
- Je suis pêcheur.
- C’est formidable! dit-elle tout en continuant de s’affairer dans la kitchenette. Tu es toujours sur les vagues. Les vagues et les courants, c’est de là que vient toute notre énergie.
- C’est ce qu’on dit. Et toi, que fais-tu… à part les sauvetages?
- J’équationne les vagues. C’est mon vrai travail.
Equationner les vagues? Il n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait signifier. Il était bien forcé de s’avouer, du reste, qu’il savait peu de chose sur la vie sirénienne en général.
Il regarda une nouvelle fois autour de lui. Les parois étaient dures mais il s’était trompé en les jugeant froides. Elles étaient chaudes en réalité, contrairement à celles du vestiaire de tout à l’heure. Scudi non plus n’avait pas l’air froide. En venant ici, ils avaient croisé beaucoup de monde dans les couloirs. La plupart l’avaient saluée d’un signe de tête tout en poursuivant leur conversation avec leurs amis ou compagnons de travail. Tout le monde se déplaçait vite et d’un air décidé. Les couloirs n’étaient pas encombrés d’une foule de personnes qui marchaient coude à coude comme chez les Iliens. Ici. beaucoup de gens allaient nus, à l’exception d’une ceinture de travail ou de quelque ornement.
Ce qui avait frappé Brett quand ils avaient refermé derrière eux la porte de cette cabine, c’était que tous les bruits extérieurs avaient été coupés. Côté surface, les organiques ne permettaient aucune isolation réelle. Ici, ils pouvaient se permettre le double luxe de la musique et de l’intimité à quelques mètres l’un de l’autre.
Scudi toucha quelque chose au-dessus de son plan de travail Les murs de la cabine s’illuminèrent soudain de motifs verts et jaunes ondoyants. De longs rubans luminescents ondulaient comme du varech dans un courant. Une abstraction. Mais le plus fascinant pour Brett, c’était que ces ondulations lumineuses suivaient le rythme du chant des baleines.
Que dois-je lui dire? pensait-il. Allons, Norton, te voilà seul avec une jolie fille dans sa chambre et tu ne trouves rien, toi qui brilles toujours dans la conversation!
Il ne savait même pas depuis combien de temps il était avec elle. Côté surface, les deux soleils et l’alternance des périodes diurnes et nocturnes permettaient de s’y retrouver à chaque instant. Ici, l’éclairage était toujours le même. Cela désorientait.
Scudi lui tournait le dos pour travailler. Il la vit appuyer sur un bouton mural et l’entendit murmurer quelque chose dans un transphone Sirénien. La présence d’un tel appareil ici l’impressionna en lui rappelant le gouffre technologique qui séparait les Iliens des Siréniens. N’importe quel Sirénien pouvait se procurer un transphone alors que le marché îlien en était totalement privé. Bien sûr, certains Iliens devaient s’en procurer au marché noir, mais à quoi un transphone pouvait-il leur servir, à part communiquer avec des Siréniens ? Il y en avait qui le faisaient. Les équipages des subas îliens avaient des appareils portatifs capables de capter certaines fréquences siréniennes mais c’était une commodité destinée plus aux Siréniens qu’aux Iliens. Les Siréniens étaient si jaloux de leurs privilèges!
Il y eut un faible sifflement de tube pneumatique dans la kitchenette où travaillait Scudi. Elle se tourna avec un plateau sur lequel étaient posés des plats couverts ainsi que différents ustensiles. Elle vint poser le plateau aux pieds de Brett, entre les deux banquettes, et prit un coussin pour son dos.
- Je ne fais pas beaucoup de cuisine, dit-elle. La cuisine centrale est plus rapide, mais j’ajoute quelques assaisonnements à ma manière. Ils font tout très fade!
- Oh! fit-il en la regardant soulever les couvercles. Toutes ces odeurs lui plaisaient bien.
- Tout le monde veut déjà faire ta connaissance, reprit Scudi. J’ai déjà reçu plusieurs appels. Je leur ai dit de patienter. J’ai faim et je suis fatiguée. Pas toi?
- J’ai faim aussi, avoua-t-il.
Il n’y avait que ces deux banquettes dans la cabine. Voulait-elle le faire dormir ici? Avec elle?
Elle prit une cuiller et un bol qu’elle tint sur ses genoux.
- C’est mon père qui m’a appris à faire la cuisine, dit-elle.
Il prit un autre bol sur le plateau puis une cuiller. Rien à voir avec le rituel des repas îliens, remarqua-t-il Scudi était déjà en train d’avaler son bouillon. Chez les Iliens, on laissait les invités se nourrir les premiers, puis on mangeait ce qui restait. Mais Brett avait entendu dire que c’était le contraire chez les Siréniens : souvent, ils mangeaient tout et ne laissaient rien pour les invités!
Scudi lécha le dos de sa main où étaient tombées quelques gouttes. Brett goûta le contenu de sa cuiller du bout des lèvres.
Délicieux!
- L’air n’est pas trop humide pour toi? demanda Scudi.
Il secoua négativement la tête. Il avait la bouche pleine.
- C’est une petite pièce, mais je peux mieux régler l’atmosphère à mon goût. C’est plus facile à entretenir, aussi. Je travaille souvent côté surface. Je préfère quand l’air est un peu plus sec. Ici, dans les couloirs et dans les endroits publics, l’humidité est devenue trop élevée pour moi.
Elle porta le bol à ses lèvres et acheva de le vider. Brett l’imita puis demanda :
- Que vont-ils faire de moi? Quand pourrai-je retourner côté surface?
- Mangeons d’abord; nous parlerons de tout ça après.
Elle découvrit deux autres bols qui contenaient des morceaux de poisson dans une sauce noire. Avec son bol, elle lui donna deux baguettes en os ciselé.
- D’accord; mangeons d’abord, fit Brett.
Il mit dans sa bouche un morceau de poisson. La sauce noire était horriblement piquante et lui fit venir les larmes aux yeux mais le goût était agréable quand même.
- C’est notre coutume ici, expliqua Scudi. Manger met le corps à l’aise. Je peux te dire une chose, Brett Norton; tu es ici en sécurité, tu n’as rien à craindre. Mais je sais que tout ce qui t’entoure te paraît étranger. Et tu viens d’échapper à un grand danger. Tu dois parler à ton corps le langage qu’il comprend pour que tous tes esprits te reviennent.
Manger, se reposer, voilà le langage de ton corps.
Il aimait la solide rationalité de ses paroles et décida de se concentrer sur son poisson qu’il appréciait davantage à chaque bouchée. Il vit que Scudi, quoique beaucoup plus menue que lui, mangeait tout autant. Il aimait bien le mouvement délicat de ses baguettes quand elle puisait la nourriture dans le bol et l’amenait au coin de ses lèvres.
Elle a une bouche splendide, se dit-il. Et il se rappela comment elle lui avait donné cette première bouffée d’air salvatrice.
Comme elle s’était aperçue qu’il la regardait, il reporta vivement son attention sur son bol.
- La mer nous prend beaucoup de chaleur, d’énergie, dit-elle. Je porte le moins possible ma combinaison de plongée. Une douche bien chaude, un repas chaud copieux, un bon lit, c’est indispensable pour se refaire des forces. Tu travailles à bord des subas îliens, Brett?
La question le prit au dépourvu. Il avait commencé à croire qu’elle n’éprouvait aucune curiosité à son égard.
Peut-être qu’elle me tient compagnie par obligation, s’était-il dit. Peut-être qu’elle est obligée de rester avec moi parce qu’elle m’a sauvé la vie.
- Je pratique la pêche en surface pour un patron qui s’appelle Twisp, dit-il à haute voix. C’est surtout lui que je voudrais contacter. C’est un homme étrange, mais le meilleur marin que je connaisse.
- En surface… c’est très dangereux à cause des capucins, n’est-ce pas? Tu en as déjà vu?
Il essaya de déglutir, la gorge soudain sèche.
- Nous avons des couacs pour nous prévenir, dit-il en espérant qu’elle ne s’apercevrait pas qu’il éludait sa question.
- Nous avons horriblement peur des filets îliens, fit Scudi. Parfois, quand il fait mauvais, il est impossible de les voir à temps. Il y a eu des accidents.
Brett hocha la tête en silence. Il n’avait pas oublié les remous dans le filet, l’eau rougie par le sang et les récits de Twisp sur les autres accidents mortels survenus à des Siréniens. Pouvait-il en parler à Scudi? Lui demander ce qu’elle pensait de l’étrange réaction du tribunal maritime? Non… elle ne comprendrait peut-être pas, et cela risquait de constituer une barrière entre eux.
Scudi avait dû comprendre en partie la nature de ses hésitations, car elle s’empressa d’enchaîner :
- Tu ne préférerais pas les subas? Je sais que vos subas organiques sont différents des nôtres, mais…
- Je crois… que j’aimerais mieux rester avec Twisp, à moins qu’il ne se rengage lui-même dans les subas. J’aimerais bien avoir de ses nouvelles.
- Nous allons d’abord nous reposer un peu. Ensuite, je te présenterai à quelques personnes qui pourront t’aider. Les Siréniens se déplacent beaucoup. Nous ferons passer le mot. Tu auras de ses nouvelles et lui des tiennes… si c’est ton désir.
- Mon désir? répéta-t-il, surpris. (Il n’était pas bien sûr de comprendre…) Tu veux dire que je pourrais disparaître comme ça?
Elle eut un haussement de sourcils qui accentua son air espiègle.
- Ta place est là où tu souhaites te trouver. C’est à toi de choisir ce que tu veux être, non?
- Ce n’est pas si simple.
- Si tu n’as enfreint aucune loi, les possibilités ne manquent pas ici. Le monde Sirénien est vaste. Tu n’aimerais pas rester?
Elle toussota et il se demanda si elle n’avait pas été sur le point d’ajouter : « avec moi ». Soudain, Scudi lui paraissait beaucoup plus âgée, plus pragmatique. En entendant les conversations des Iliens, Brett avait toujours eu l’impression que les Siréniens étaient plus sophistiqués, plus mondains, et qu’ils en savaient davantage que les Iliens.
- Tu vis seule? demanda-t-il.
- Oui. Ce logement appartenait à ma mère. Et ce n’est pas loin de l’endroit où habitait mon père.
- Les familles siréniennes n’habitent pas ensemble?
Elle plissa le front.
- Mes parents… de vraies têtes de bois, tous les deux. Ils ne supportaient plus de vivre ensemble. Je suis restée longtemps avec mon père, jusqu’à sa mort.
Elle secoua lentement la tête et il comprit que ces souvenirs étaient douloureux.
- Je suis navré, dit-il. Et ta mère, où est-elle?
- Elle est morte également, fit Scudi en détournant les yeux. Elle s’est prise dans un filet il y a un peu moins d’un an… (Elle le regarda de nouveau et poursuivit d’une voix convulsive :) Ça n’a pas été une période facile… Cet homme… GeLaar Gallow… Il est devenu son amant… C’était juste après…
Elle s’interrompit en secouant la tête de droite à gauche.
- Je suis vraiment navré, Scudi. Je ne voulais pas remuer de pénibles…
- Mais j’ai besoin d’en parler, tu sais! Il n’y a personne autour de moi avec qui… c’est-à-dire que mes meilleurs amis évitent le sujet et je… Elle se frotta la joue gauche… Toi, tu es un nouvel ami, tu m’écoutes.
- Bien sûr, mais je ne vois pas ce que…
- Après la mort de mon père, ma mère a transmis… Je ne sais pas si tu as compris, Brett, que mon père était Ryan Wang et qu’il était très puissant.
Wang! songea Brett avec un choc. Celui de la Compagnie Sirénienne de Commerce! Celle qui lui avait sauvé la vie était une riche héritière!
- Je ne… je n’avais pas..,
- Bref, Gallow allait devenir mon beau-père. Ma mère lui avait cédé le contrôle de presque tous les biens laissés par mon père. C’est alors qu’elle est morte.
- Et tu as tout perdu.
- Comment? Ah! Tu veux parler de la succession? Non, ce n’est pas cela, le problème. Mais Kareen Ale est ma nouvelle tutrice. Mon père lui a légué… beaucoup de choses. Ils étaient bons amis.
- Alors, quel est le problème?
- Tout le monde voudrait que Kareen épouse Gallow, et c’est ce que Gallow cherche.
Brett avait remarqué la manière dont elle serrait les lèvres chaque fois qu’elle prononçait le nom de Gallow.
- Que reproches-tu à ce Gallow? demanda-t-il.
- II… me fait peur, dit-elle à voix basse.
- Pourquoi? Qu’a-t-il fait?
- Je ne sais pas. Mais il faisait partie de l’équipage lorsque mon père est mort à bord d’un suba… et il était là aussi quand ma mère a eu cet accident.
- Mais tu disais… un filet…
- Un filet îlien. C’est ce qu’ils ont dit.
Il baissa les yeux en songeant à cet autre accident dont il avait été le témoin. Comme si elle avait lu dans ses pensées, Scudi ajouta :
- Je n’ai aucune raison de t’en vouloir, tu sais.
Je vois bien que tu es navré. Ma mère connaissait parfaitement le danger que représentaient les filets.
- Tu dis que Gallow était présent quand tes parents sont morts. Tu crois que…
- Je n’ai jamais parlé de ça à personne avant toi. Je ne sais pas pourquoi je me confie ainsi à toi, mais tu m’écoutes avec sympathie. Et tu… c’est-à-dire…
- Je suis ton débiteur.
- Oh, non! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Simplement… j’aime ton expression et la manière dont tu écoutes.
Brett releva les yeux et leurs regards se rencontrèrent.
- Il n’y a personne qui pourrait t’aider? Tu parlais de Kareen Ale… tout le monde la connaît… Ne pourrait-elle pas…
- Je n’irais jamais raconter toutes ces choses à Kareen!
Brett étudia quelques instants le visage de Scudi. On y lisait la douleur et la peur. Brett savait à quel point la vie des Siréniens était tumultueuse d’après les histoires qui circulaient parmi les Iliens. La violence était ici quelque chose de quotidien, à les en croire. Mais tout de même, ce que venait de suggérer Scudi…
- Tu soupçonnes Gallow d’être pour quelque chose dans la mort de tes parents, dit-il.
Elle hocha la tête sans rien dire.
- Et qu’est-ce qui te fait penser cela?
- Il m’a demandé de signer plusieurs papiers, mais j’ai plaidé l’ignorance et demandé à consulter Kareen. Je suis sûre que les papiers qu’il lui a montrés n’étaient pas ceux qu’il m’avait présentés. Kareen ne m’a pas encore dit ce qu’elle me conseillait de faire.
- Il n’a pas… commença Brett en s’interrompant pour s’éclaircir la voix… Il n’a pas essayé de… Chez les Iliens, tu comprends, tu serais en âge de te marier.
- Non, il n’y a rien eu de ce genre, à part une plaisanterie qu’il répète tout le temps. Il me dit qu’il faut que je me dépêche de grandir, qu’il en a assez de m’attendre.
- Quel âge as-tu?
- J’aurai seize ans le mois prochain. Et toi?
- Dix-sept ans dans cinq mois.
Elle regarda ses mains endurcies par la pêche.
- A voir tes mains, dit-elle, tu travailles dur, pour un Ilien. Aussitôt, elle plaqua une main sur sa bouche et ses yeux s’arrondirent. Brett connaissait les plaisanteries siréniennes sur les Iliens qui se doraient au soleil tandis que les Siréniens construisaient le monde de demain sous la mer. Il fronça les sourcils.
- J’ai raté l’occasion de me taire, fit Scudi. Pour une fois que je tombe sur quelqu’un qui pourrait être un véritable ami, je trouve le moyen de l’offenser.
- Les Iliens ne sont pas des paresseux, dit Brett.
Scudi prit impulsivement sa main droite dans la sienne.
- Je n’ai qu’à te regarder pour savoir que ce sont des mensonges.
Brett retira sa main. Il se sentait blessé et déconcerté. Scudi avait beau essayer de se rattraper, c’était ce qu’elle pensait vraiment qui était sorti involontairement de sa bouche.
Je travaille dur pour un Ilien!
Scudi se leva et s’occupa de débarrasser. Tous les restes de leur repas disparurent dans une ouverture du mur de la kitchenette où ils furent engloutis avec un bruit de succion.
Brett la regardait faire. Les ouvriers qui s’occupaient de çà à l’autre bout du tube pneumatique étaient probablement des Iliens que personne ne voyait jamais.
- Ces cuisines centrales, tout cet espace… Ce sont les Siréniens qui ont la vie facile, dit-il.
Elle se tourna vers lui, le visage grave.
- C’est ce que disent les Iliens?
Brett sentit la chaleur monter à ses joues.
- Je n’aime pas les plaisanteries qui mentent, reprit Scudi. Je crois que tu ne les apprécies pas tellement, toi non plus.
Brett déglutit douloureusement, la gorge soudain nouée. Scudi était si directe! Ce n’était pas du tout une réaction îlienne, mais il s’aperçut que cela lui plaisait.
- Queets ne fait jamais de plaisanterie de ce genre et moi non plus, dit-il.
- Ce Queets, est-ce que c’est ton père?
Brett songea soudain à son père et à sa mère et à leur existence papillonnante entre deux sessions de peinture intense. Il pensa à l’appartement où ils vivaient dans le quartier central, aux nombreux objets qu’ils possédaient et auxquels ils tenaient tellement : des meubles, des objets d’art, quelquefois des appareils de fabrication sirénienne. Queets, lui, ne possédait rien d’autre que ce qui pouvait prendre place dans son coracle. Ce dont il avait réellement besoin. Ses choix coïncidaient avec sa survie.
- Ton père te fait honte? demanda Scudi.
- Queets n’est pas mon père. C’est le pêcheur qui détient mon contrat. Il s’appelle Queets Twisp.
- Je vois. Tu ne possèdes pas beaucoup de choses, n’est-ce pas, Brett? La manière dont tu regardes tout ce qui est dans cette cabine… Elle haussa les épaules.
- Je possède les vêtements que j’ai sur le dos. Quand j’ai vendu mon contrat à Queets, il m’a pris avec lui pour m’apprendre le métier et il subvient à mes besoins. A bord d’un coracle, il n’y a pas beaucoup de place pour des objets inutiles.
- C’est quelqu’un de fruste, peut-être. Il est méchant avec toi?
- Queets est très gentil. Il est très fort également. Il a plus de force que tous les hommes que je connais. Je n’ai jamais vu quelqu’un avec des bras aussi longs que les siens. Ils sont parfaits pour remonter les filets. Ils touchent le sol quand il est debout.
Un frisson à peine perceptible parcourut les épaules de Scudi.
- On dirait que tu l’aimes beaucoup, fit-elle. Brett détourna les yeux. Ce frisson involontaire était suffisamment éloquent. Les Iliens inspiraient de la répugnance aux Siréniens. Au plus profond de lui-même, Brett se sentait douloureusement trahi.
- Vous, les Siréniens, vous êtes tous les mêmes, dit-il. Les mutants n’ont jamais demandé à être comme cela.
- Je ne te considère pas comme un mutant, Brett. On voit bien que tu es normalisé.
- Justement! s’écria Brett en la fustigeant du regard. Qu’est-ce que ça veut dire, normal? Oh, je sais ce qu’on dit! Les Iliens ont de plus en plus de naissances « normales » ces derniers temps, et il y a toujours les possibilités d’intervention chirurgicale. Les longs bras de Twisp te dérangent? Mais ce n’est pas un monstre, tu sais! C’est le meilleur pêcheur de Pandore parce qu’il est exactement adapté à l’activité qu’il exerce.
- Je vois que j’ai appris beaucoup de choses fausses, déclara Scudi à voix basse. Je suis sûre que Queets Twisp est quelqu’un de très bien parce que Brett Norton l’admire. Mais toi, Brett, ajouta-t-elle avec un sourire qui disparut aussitôt après avoir effleuré ses lèvres, il ne t’est jamais arrivé d’apprendre des choses fausses?
- Je… après ce que tu as fait pour moi, je ne devrais pas être en train de te parler ainsi.
- Tu ne me sauverais pas la vie si j’étais prise dans un de tes filets? Tu ne…
- Je plongerais sans hésiter, et merde pour les capucins!
Elle sourit si gentiment que Brett ne put s’empêcher de l’imiter.
- Je sais que tu le ferais, Brett. Je t’aime bien, tu sais. J’apprends avec toi beaucoup de choses que j’ignorais sur les Iliens. Tu es différent, mais…
Le sourire de Brett disparut abruptement.
- Mes yeux sont excellents! fit-il, croyant que c’était là la différence à laquelle elle faisait allusion.
- Tes yeux? dit Scudi, étonnée. Ils sont très beaux! Sous l’eau, c’est la première chose que j’ai vue de toi. Ce sont de très grands yeux… qu’il est impossible de ne pas remarquer… Ils me plaisent beaucoup, ajouta-t-elle en baissant la voix.
- Je croyais… que…
Elle le regarda dans les yeux.
- Je n’ai jamais rencontré deux Iliens exactement pareils. Mais je suppose qu’on peut dire la même chose des Siréniens.
- Ce ne sera pas l’avis de tout le monde ici, dit-il d’un air accusateur.
- Certains vont te dévisager, c’est sûr. Mais la curiosité n’est-elle pas une réaction normale?
- Ils vont me traiter de mutard.
- La plupart ne le feront pas.
- Queets dit toujours que les mots ne sont que de la buée dans l’air ou des crottes sur le papier.
- J’aimerais le rencontrer, ton Queets, fit Scudi en riant. Ce doit être un philosophe.
- Il n’y a pas beaucoup de choses qui l’ont touché, à part la perte de son bateau.
- Ou de son assistant, peut-être? Ça ne le touchera pas?
Brett redevint soudain grave.
- Peut-on lui faire parvenir un message? Scudi s’approcha du transphone et appuya sur un bouton puis parla dans la grille murale. La réponse fut trop basse pour que Brett l’entende. Tout cela se déroula de manière très naturelle. Pour Brett, c’était ce genre de chose qui faisait la différence entre Scudi et lui beaucoup plus que ses yeux démesurés avec leur extraordinaire vision nocturne.
- Ils vont essayer de contacter Vashon, déclara Scudi au bout d’un moment. Puis elle s’étira en bâillant.
Même quand elle bâille, se disait-il, elle est belle. Son regard se tourna vers les deux banquettes qu’il trouvait très rapprochées.
- Tu vivais ici seule avec ta mère? demanda-t-il.
Il se mordit aussitôt les lèvres en voyant l’expression attristée qui reprenait possession de son visage.
- Je suis navré, Scudi, ajouta-t-il. Je ne devrais pas te la rappeler sans cesse.
- Ce n’est rien, Brett. Elle n’est plus là, c’est tout. La vie continue. C’est moi qui fais son travail à présent… et tu es le premier garçon à partager ma chambre.
Elle avait prononcé les derniers mots avec ce sourire espiègle que Brett aimait tant. Il se racla la gorge, embarrassé. Il ignorait tout des convenances siréniennes. Que signifiait pour elle partager sa chambre avec un garçon? Pour gagner un peu de temps, il demanda :
- Quel est ce travail que faisait ta mère et que tu fais maintenant?
- Je te l’ai dit; j’équationne les vagues.
- Mais je ne comprends pas ce que ça veut dire.
- Chaque fois qu’on signale de nouveaux mouvements ou de nouvelles configurations de vagues, je vais voir sur place. C’est ce que faisait ma mère et les parents de ma mère avant elle. Nous sommes doués pour ça dans la famille.
- Mais en quoi consiste ce travail?
- Le mouvement des vagues nous aide à comprendre le mouvement des soleils et la manière dont Pandore réagit à ces influences.
- Ah! Tu veux dire qu’il te suffit d’observer les vagues pour… C’est qu’une vague, ça vient et puis ça disparaît comme ça!
Il fit claquer ses doigts.
- Nous les simulons en laboratoire, expliqua Scudi. Tu sais ce que c’est qu’une mascarelle, j’imagine. Il y en a qui font plusieurs fois le tour de la planète.
- Et tu peux prédire leur venue?
- Quelquefois.
Il devint songeur. L’étendue du savoir Sirénien l’intimidait soudain.
- Tu sais bien que nous avertissons les îles chaque fois que nous le pouvons, reprit-elle.
Il hocha la tête en silence.