L’ordre appartient à celui qui voit au-delà de la forme; la vie appartient à celui qui comprend au-delà des mots.


Lao Tzu,
Archives de la Mnefmothèque.


Les deux soleils, haut perchés dans un ciel sombre, faisaient miroiter des vapeurs à la surface de l’eau. Les yeux perçants de Brett, abrités derrière des verres fumés que Scudi avait dénichés à bord, scrutaient attentivement l’océan. L’hydroptère bondissait sur les flots avec une facilité qui le remplissait d’admiration. Il s’extasiait de voir avec quelle docilité ses sens s’étaient adaptés à la vitesse. Il était ivre de liberté, ivre de fuite en avant. Aucun poursuivant ne pouvait aller aussi vite. Les seuls dangers possibles se trouvaient devant, à l’endroit où la chaleur faisait miroiter l’horizon. Ou bien l’« avenir », comme l’appelait Twisp.


Quand il était tout jeune et que sa mère l’emmenait promener sur l’esplanade de Vashon, il voyait des serpents de mer là où le soleil faisait monter des vapeurs sur la mer. Aujourd’hui, le soleil, pénétrant à flots par le pare-brise et créant des reflets dorés sur les cheveux noirs de Scudi, l’emplissait d’une force nouvelle. Il n’y avait plus de serpents de mer.


Scudi était penchée sur ses commandes et regardait tour à tour la mer, le tableau de bord et écran de navigation au-dessus de son front. Ses lèvres avaient un pli préoccupé qui ne disparaissait que lorsqu’elle regardait Brett.


A leur droite, une large étendue de varech assombrissait la surface de l’eau. Scudi manœuvra pour passer sous le vent du varech, là où les eaux étaient plus calmes. Au centre de l’étendue, Brett remarqua une tache d’un vert très vif, de forme ovale, qui reflétait puissamment les rayons du soleil. Le vert s’assombrissait à mesure qu’il s’éloignait du centre, pour prendre une coloration jaunâtre sur les bords.

Scudi regardait également le varech.


- Les extrémités meurent, se flétrissent et fortifient le reste du banc, expliqua-t-elle.


Ils poursuivirent leur route quelque temps sans rien dire.

Soudain, Scudi le surprit en coupant abruptement les réacteurs. Le gros hydroptère s’affaissa lourdement sur ses patins avec une secousse. Brett tourna un regard inquiet vers Scudi, mais elle gardait un visage impassible.


- A toi, dit-elle.

- Hein?

- Tu prends les commandes. Suppose qu’il m’arrive quelque chose?


Brett se carra dans son siège et examina le tableau de bord. Au-dessous de l’écran, près du centre de la cabine, il y avait quatre boutons avec une plaque intitulée : « Opérations de départ. »

Il lut les instructions et appuya sur le bouton marqué « Contact ». Le sifflement puissant des statos à hydrogène se fit entendre derrière eux. Scudi sourit.

Suivant les instructions à la lettre, Brett examina alors l’écran de navigation. Le profil miniature d’un hydroptère apparut autour d’une pastille verte. Une ligne rouge sortit de la pastille et grandit vers l’avant du profil. Brett enfonça le bouton marqué « avant » et inclina doucement la manette des gaz vers le tableau de bord. De l’autre main, il agrippait très fort le levier de direction. Ses paumes transpiraient. L’hydroptère commença à s’élever, puis s’inclina contre le flanc d’une lame.


- Par le travers, lui rappela Scudi.


Il pencha légèrement le manche et donna un peu plus de gaz. L’hydroptère déjaugea sans heurt et il mit encore plus de gaz. Ils étaient maintenant sur les foils. Brett jeta un coup d’œil au compteur de distance-vitesse, qui oscillait puis se stabilisa sur 72. La pastille verte progressait sur la ligne rouge.


- Très bien, dit Scudi. Je reprends les commandes. Souviens-toi de bien suivre les instructions.


Elle augmenta la vitesse. L’air de la cabine devint plus frais tandis que le système de ventilation fonctionnait dans cette belle journée ensoleillée.

Brett embrassait du regard tout l’horizon délimité par la cabine. C’était une chose que Twisp lui avait, inconsciemment, apprise. Il était là dans son domaine, devant un spectacle familier depuis son enfance : l’océan du large avec ses longs rouleaux interrompus çà et là par des plaques de varech, des carrefours de courants argentés ou des crêtes d’écume soulevée par le vent. Il y avait dans tout cela un rythme qui lui procurait un sentiment de contentement. Toute cette variété devenait en lui une seule chose, de même que l’océan formait un tout. Les soleils se levaient séparément, mais ils se rencontraient avant de disparaître derrière l’horizon. Les vagues se recoupaient et lui parlaient de choses qu’il ne pouvait pas voir. Et cela ne formait qu’un tout.

Il essaya d’expliquer à Scudi une partie de ce qu’il ressentait.


- Les soleils font cela à cause de leurs ellipses, dit-elle. Et je connais bien les vagues. Chaque chose qui les touche nous parle en même temps 1 elle-même.

- Leurs ellipses? demanda Brett.

- Ma mère disait que quand elle était jeune les soleils se rencontraient à midi.


Brett trouva ce détail intéressant, mais il avait;“impression que Scudi n’avait pas compris ce qu’il voulait dire. Ou bien elle n’avait pas envie de parler de ça.


- Tu as dû apprendre beaucoup de choses avec ta mère, fit-il.

- Elle était très douée, sauf avec les hommes. C’est du moins ce qu’elle avait coutume de dire.

- Quand elle était fâchée contre ton père?

- Oui; ou bien contre d’autres, dans les avant-postes.

- Qu’est-ce que c’est que ces avant-postes?

- Des endroits où l’on est peu nombreux, où l’on travaille dur et où les comportements ne sont pas tout à fait les mêmes. Quand j’en reviens et que je me trouve en ville, ou même dans la station de lancement, je me rends compte que je suis différente. Je ne parle pas comme tout le monde. On m’en a déjà avertie.

- Avertie?


Derrière ce terme semblaient se profiler de sombres rivalités de clans parmi les Siréniens.


- Ma mère disait que si je parlais en ville comme dans les avant-postes, je ne pourrais pas m’intégrer. Que tout le monde me considérerait comme une étrangère, et que cela pourrait être dangereux pour moi,

- Dangereux? De voir les choses différemment?

- Quelquefois, fit Scudi en lui lançant un regard, il est nécessaire de savoir s’intégrer. Toi, par exemple, tu pourrais passer, mais je sais que tu es un Ilien d’après la manière dont tu t’exprimes.


Scudi essayait de le mettre en garde, songea-t-il. Ou de lui apprendre quelque chose.

Il avait remarqué que son accent n’était plus le même ici que quand elle était chez elle. Ce n’était pas tant le choix de ses phrases que la manière dont elle les disait. Elle était plus sèche, plus directe.

L’océan défilait à toute vitesse par les hublots. Brett songeait à l’unité des Siréniens, à cette société sirénienne qui mesurait le danger à un accent. Comme les vagues qui se recoupaient à des angles impossibles, les différents courants de la société sirénienne se réfractaient les uns les autres. Des « interférences », disaient les physiciens. Il savait au moins cela.

L’aisance avec laquelle Scudi faisait bondir le gros hydroptère d’une vague à l’autre en disait long à Brett sur son passé. Elle n’avait qu’à jeter un coup d’œil à l’écran de navigation puis un autre à l’océan pour se fondre dans le tout. Elle évitait les formations épaisses de varech sauvage et maintenait le cap sur cette mystérieuse station de lancement.


- Il y a de plus en plus de varech sauvage ces temps-ci, lui dit-il. Les Siréniens ne semblent pas s’en occuper.

- Autrefois, Pandore appartenait au varech. A présent, le varech pousse et s’étend au sommet d’une courbe exponentielle. Tu sais ce que ça veut dire?

- Que plus il y en a, plus il se répand et se reproduit.

- Au point où en sont les choses, cela ressemble davantage à une explosion, ou au moment de cristallisation dans une solution saturée. Il suffit d’ajouter un minuscule cristal et il se formera par précipitation un énorme cristal massif. Voilà ce qui attend le varech. Pour le moment, il apprend à se débrouiller tout seul.


Brett secoua la tête :


- Je sais ce que disent les historiques. Cependant… des végétaux… sentients?


Elle haussa les épaules comme pour secouer son incrédulité.


- Si la Psyo ne se trompe pas - si ses prédécesseurs ne se sont pas trompés - Vata est la clé du varech, le cristal qui précipitera son accession à la conscience. Qui lui donnera une âme, si tu préfères.

- Vata… murmura Brett d’une voix chargée d’un respect enfantin.


Il n’était pas porté sur la Vénefration, mais il éprouvait du respect pour un être humain qui survivait depuis tant de générations. Aucun Sirénien n’en avait jamais fait autant. Mais Scudi croyait-elle à toutes ces histoires de Psyos?

Il lui posa la question. Elle répondit en haussant les épaules :


- Je crois à ce que mon esprit est capable de concevoir. J’ai vu comment le varech apprenait. Il est sentient, mais à un niveau inférieur. La seule magie, dans le fait d’être sentient, c’est la vie et le temps. Et Vata possède une partie des gènes du varech, c’est un fait établi.

- Twisp dit que la dernière fois, il a fallu au varech deux cent cinquante millions d’années pour accéder à la conscience. Comment allons-nous savoir…

- Nous avons fait ce que nous avons pu pour l’aider. A lui de faire le reste.

- Quel rapport avec Vata?

- Je ne le sais pas vraiment. Je suppose qu’elle agit comme une sorte de catalyseur. Le dernier lien naturel avec l’ancêtre du varech. Shadow affirme qu’en réalité, elle est dans le coma. Cela dure depuis la mort de l’ancien varech. L’effet de choc, peut-être.

- Et Duque? Et tous ceux d’entre nous - Siréniens y compris - qui possèdent aussi des gènes du varech? Pourquoi ne sommes-nous pas ces catalyseurs dont tu parles?

- Aucun humain ne possède la totalité des gènes du varech. Une telle créature n’aurait plus rien d’humain, elle serait le varech. Mais chacun possède sans doute une combinaison différente.

- Duque dit que Vata rêve ses rêves.

- Certains humains parmi les plus religieux prétendent que Vata rêve nos rêves à tous. Le fait que toi et moi nous ayons réussi à nous échapper alors qu’on nous retenait prisonniers, ce n’est certainement pas un rêve… Nous formons une bonne équipe, ajouta-t-elle en lui adressant un regard chaleureux.


Il s’empourpra et hocha affirmativement la tête.


- A quelle distance sommes-nous de la Station de Lancement? demanda-t-il.

- Nous y serons avant la tombée de la nuit.


Il songea à ce qui allait se passer. Parmi ces gens se trouveraient peut-être ceux qui avaient délibérément détruit Guemes. Avec son accent d’Ilien, il serait alors en danger. Il se tourna vers Scudi et


5 efforça de lui parler de cela le plus naturellement possible. Il ne voulait pas insister ni lui faire peur. Niais sa réaction lui prouva immédiatement qu’elle : ait eu le même genre de pensées.


- Il y a un coffre rouge à côté de l’entrée, dit-elle. Tu y trouveras des combinaisons de plongée et des paquetages. Les eaux seront plus froides à la Station.

- L’hypothermie tue, dit Brett.


Il avait vu ces mots imprimés en jaune vif sur le couvercle du coffre et cela lui rappelait ses premières leçons de survie. On enseignait les dangers de l’eau froide aux enfants îliens dès qu’ils étaient en âge de parler. Apparemment, les Siréniens faisaient La même chose, bien qu’ils fussent, selon Twisp, moins sensibles aux basses températures.


- Essaie de trouver des combinaisons à notre taille, dit-elle. Si nous devons abandonner l’appareil…


Elle n’acheva pas sa phrase; elle savait que : était inutile.

La vue des piles de combinaisons grises à l’intérieur du coffre fit sourire Brett. Les combinaisons organiques de conception et de fabrication îlienne représentaient l’un des rares domaines où ils avaient de l’avance sur les Siréniens. Il choisit un modèle « petit » et un « moyen » puis déchira leur housse de protection pour les activer. Il prit également deux paquetages orange et les glissa sous les sièges de pilotage dans la cabine.


- A quoi servent ces paquetages? demanda-t-il.

- Ce sont des équipements de survie : radeau pneumatique, poignard, lignes de pêche, pilules contre la douleur. Il y a même des grenades contre les capucins.

- Tu as déjà eu à utiliser des grenades?

- Non, mais c’est arrivé une fois à ma mère. Un membre de son équipe y est resté.


Brett frissonna. Les capucins ne s’approchaient plus tellement des îles mais des pêcheurs avaient perdu la vie et des histoires circulaient sur des enfants emportés parce qu’ils s’étaient aventurés trop près du bord. Soudain, l’océan autour d’eux avait perdu pour Brett une partie de sa douceur familière et protectrice. Il secoua la tête pour chasser ces pensées. Twisp et lui avaient vécu au milieu de cet océan à bord d’un frêle coracle. Pour l’amour de Nef! Un hydroptère ne pouvait pas être plus vulnérable qu’un minuscule coracle. Cependant, ils n’avaient pas de couacs à bord de l’hydroptère. Et s’il fallait se jeter à l’eau en combinaison… Pourraient-ils compter sur leurs propres sens pour les avertir à temps? Les capucins étaient d’une vivacité incroyable.

Les deux soleils s’étaient sensiblement rapprochés l’un de l’autre. Ils n’allaient pas tarder à se coucher ensemble. Brett continuait de scruter l’horizon, à la recherche d’un premier signe indiquant la présence de la station. Il savait que sa crainte des capucins était stupide, qu’il en rirait un jour…

Quelque chose qui apparaissait au loin par intermittence à la surface de l’eau venait de capter toute son attention.


- Qu’est-ce que c’est? demanda-t-il en pointant l’index en avant, légèrement sur tribord.

- Peut-être un bateau, fit Scudi, qui ne voyait rien.

- Je ne sais pas… en tout cas, il n’y a pas un mais deux objets.

- Deux bateaux?


La vitesse de l’hydroptère rapprochait les deux points à chaque fraction de seconde. Il murmura I une voix à peine audible :


- Deux coracles!

- Le second est à la remorque, fit Scudi en dirigeant l’hydroptère de ce côté.


Brett se pencha en avant pour mieux voir les deux coracles. Il fit signe à Scudi de ralentir. Elle réduisit les gaz et il dut s’agripper à son siège pour ne pas être projeté en avant quand l’hydroptère I affaissa sur l’eau en soulevant une gerbe d’écume avec son étrave.


- C’est Queets! s’écria Brett en montrant nomme assis à la barre. Par les dents de Nef, c’est bien Queets!


Scudi coupa l’un des statos et manœuvra de manière à se placer au vent des coracles. Brett défit hâtivement les attaches du capot et le fit basculer en arrière. Il se pencha pour crier en direction des deux coracles, qui se trouvaient à une cinquantaine de mètres sous le vent :


- Twisp! Queets Twisp!


Celui-ci s’était mis debout, une main en visière, son bras trop long grotesquement plié contre lui.


- Brett!


- Tes cales sont pleines? lui lança ce dernier. C’était la formule traditionnelle quand deux pêcheurs se rencontraient en mer.


Twisp, toujours debout, faisait danser le coracle presque au point de chavirer et applaudissait des deux mains bien au-dessus de sa tête.


- Tu as réussi, mon garçon! Tu as réussi! Brett se rassit dans la cabine.


- Rapproche-nous d’eux, dit-il à Scudi.

- C’est donc lui, le fameux Queets Twisp!


Elle fit avancer lentement l’hydroptère, décrivit un cercle autour des deux coracles et ouvrit le panneau d’accès lorsqu’ils furent bord à bord avec le coracle de tête.

Twisp agrippa le montant d’un foil et en moins d’une minute se retrouva à l’intérieur de la cabine, ses longs bras autour de Brett, ses larges paumes le tapant dans le dos.


- Je savais bien que je te retrouverais! dit-il. Tout en maintenant Brett au bout d’un de ses bras, il fit de l’autre un geste large qui englobait l’hydroptère, Scudi, les étranges vêtements de Brett et ses lunettes noires.

- Qu’est-ce que c’est que tout ça?


- C’est une longue histoire, répondit Brett. Nous nous dirigeons vers la Station de Lancement sirénienne. As-tu entendu parler de…


Twisp laissa retomber ses bras, la mine soudain grave.


- Nous en venons, dit-il. Ou plutôt, nous y étions presque… (Il se tourna pour indiquer l’homme qui était resté à bord du coracle.) Ce bois d’épave a pour nom Iz Bushka. J’ai essayé de l’accompagner à la station pour une affaire très grave.

- Essayé? s’étonna Scudi. Que s’est-il donc passé ?

- Qui est cette perle rare ? demanda Twisp en lui tendant la main. Je me présente : Queets Twisp.

- Scudi Wang, fit-elle en même temps que Brett.


Ils éclatèrent de rire.

Twisp ne pouvait s’empêcher de la regarder avec de grands yeux. Etait-ce là la jeune et belle Sirénienne dont il avait eu la vision dans son rêve? Non… ridicule!


- Ce qu’il s’est passé à la station, reprit-il en s’adressant à Scudi, c’est qu’ils n’ont pas voulu écouter notre histoire. Ils n’ont même pas voulu nous laisser entrer. Ils nous ont remorqués au large avec un hydroptère plus gros que celui-ci, en nous ordonnant de ne plus nous approcher de la station. Voilà pourquoi nous sommes là.


Il regarda de nouveau autour de lui avant d’ajouter :


- Et vous? Que faites-vous ici? Où est l’équipage  ?

- L’équipage, c’est nous, répondit Brett.


Il expliqua à Twisp pourquoi ils faisaient route .ers la station, comment le juge Keel et eux avaient été menacés et de quelle manière la situation politique semblait évoluer en bas. Bushka entra dans la cabine au moment où Brett finissait son récit. Il devint pâle et sa respiration se fit saccadée.


- Ils nous ont devancés, dit-il. Je suis sûr que c’est trop tard.


Il posa sur Scudi des yeux hagards.


- Wang… Vous êtes la fille de Ryan Wang! Brett, qui commençait à perdre patience, demanda à Twisp :

- Qu’est-ce qu’il a?


- Un poids sur la conscience, répondit le vieux pêcheur en se tournant à son tour vers Scudi : C’est vrai? Vous êtes la fille de Ryan Wang?


- Oui.

- Vous voyez bien! gémit Bushka.


- La ferme! s’écria Twisp. Ryan Wang est mort et j’en ai marre de vous entendre pleurer.


Il se tourna vers Brett et Scudi.


- C’est vrai que vous lui avez sauvé la vie?


- Oui, fit Scudi, avec un léger haussement d’épaules, sans cesser de fixer son tableau de bord.


- Rien d’autre d’important à nous dire?

- Je… je ne pense pas, dit-elle.


Twisp croisa le regard de Brett et décida de déballer toutes les mauvaises nouvelles. Il indiqua Bushka du pouce :


- Ce gibier de capucin était aux commandes du suba qui a détruit Guemes. Il prétend qu’il ne savait pas ce qu’il faisait jusqu’à ce que le nez du suba se plante dans le cœur de l’île. D’après lui, c’est un officier Sirénien qui l’a manipulé. Quelqu’un qui s’appelle Gallow.

- Gallow… murmura Scudi.

- Tu le connais? demanda Brett.

- Je l’ai rencontré plusieurs fois. Avec mon père et Kareen Ale, à plusieurs reprises…

- Qu’est-ce que je vous avais dit? interrompit Bushka en tirant Twisp par la manche.


Twisp se dégagea d’une secousse, agrippa le poignet de Bushka, le tordit puis le repoussa brusquement.


- Et moi, je vous ai dit de la fermer, répliqua-t-il.


Brett et Scudi s’étaient levés pour faire face à Bushka. Celui-ci recula encore.


- Pourquoi me regardez-vous comme ça? dit-il. Twisp peut vous raconter toute l’histoire. Je n’ai rien pu faire pour les arrêter…


Il s’interrompit tandis que les trois autres le regardaient en silence.


- Ils n’ont pas confiance en vous, déclara enfin Twisp, et moi non plus. Mais si Scudi vous livrait purement et simplement à ceux de la station, cela servirait peut-être un peu trop les intérêts de ce Gallow. S’il joue le rôle que vous dites, il doit avoir des gens dans toute la place. Vous pourriez disparaître, Bushka.


Twisp se gratta la nuque et reprit à voix basse :


- Quoi que nous fassions, nous devons réussir du premier coup. Nous n’aurons pas l’occasion d’ajuster notre tir. Je propose que Brett et moi nous prenions les coracles pour regagner Vashon.

- Pas question, dit Brett d’une voix ferme. Scudi - moi nous restons ensemble.

- Je pourrais aller seule à la station, proposa Scudi. S’ils voient que Brett et moi ne sommes plus ensemble, ils comprendront qu’ils n’ont aucune chance d’empêcher que votre histoire soit rendue publique.

- Pas question! répéta Brett en la prenant par I épaule. Nous formons une équipe. Nous restons m semble.


Twisp jeta à Brett un regard furieux, puis son expression se radoucit.


- Alors, c’est comme ça? fit-il.


- C’est comme ça, lui répondit Brett sans lâcher épaule de Scudi. Tu pourrais m’ordonner de rentrer avec toi, puisque je suis toujours ton apprenti. Mais je ne t’obéirais pas.


- Dans ce cas, murmura Twisp, il vaut mieux que je m’abstienne de t’ordonner quoi que ce soit.


Il sourit pour atténuer l’amertume de ces paroles.


- Que faisons-nous, alors? demanda Brett. Bushka les fit sursauter quand il prit la parole :


- Laissez-moi prendre l’hydroptère et me présenter seul à la station. Ce serait…

- Une bonne occasion pour prévenir vos amis et leur permettre de liquider les occupants de deux coracles sans défense, acheva Twisp.


Bushka devint encore plus pâle.


- Mais puisque je vous dis que je ne suis pas…

- Vous êtes une donnée inconnue pour l’instant, fit Twisp. Voilà ce que vous êtes. Si votre histoire est vraie, vous êtes encore moins malin que vous n’en avez l’air. N’importe comment, nous ne pouvons pas nous permettre de vous faire confiance. Pas quand notre vie est en jeu.

- Laissez-moi au moins y aller avec les coracles.

- Ils vous remorqueraient au large comme la dernière fois. Un peu plus loin, peut-être.


Twisp se tourna vers Brett et Scudi.


- Vous êtes décidés à rester ensemble, tous les deux?


Brett hocha affirmativement la tête. Scudi fit de même.


- Dans ce cas, Bushka et moi nous repartons avec les coracles, reprit Twisp. Une chose est certaine, il vaut mieux nous séparer. Mais nous devons absolument rester en contact. Nous laisserons branché notre système de repérage. Tu connais la fréquence, mon garçon?

- Oui, mais…

- Il doit bien y avoir un gonio portable à bord de ce monstre, fit Twisp en regardant autour de lui.

- Il y en a un dans chaque paquetage de survie, dit Scudi en touchant du pied le petit sac orange qu’elle avait glissé sous son siège.


Twisp se pencha pour le regarder. Il se redressa en disant :


- Je vois que vous les tenez prêts.

- Chaque fois que nous le jugeons nécessaire, fit Scudi.

- Je propose que nous vous suivions avec les coracles, déclara Twisp. Si vous êtes obligés d’abandonner l’appareil, vous pourrez nous retrouver. Et vice versa.

- A condition qu’ils soient encore vivants, grommela Bushka.


Twisp étudia Brett pendant quelques instants. Le gosse était-il assez adulte pour prendre sa propre décision? On ne pouvait lui faire honte devant sa jeune compagne. C’était vrai qu’ils faisaient équipe. Ils étaient unis par un lien avec lequel Twisp ne pouvait espérer rivaliser. La décision appartenait au gosse et c’était justement cela qui, aux yeux de Twisp, faisait de lui un homme. La main de Brett serra l’épaule de Scudi.


- Nous avons déjà montré ce que nous sommes capables de faire ensemble, dit-il. Nous sommes arrivés jusqu’ici. Ce que nous allons accomplir maintenant présente des risques mais tu dis toi-même, Twisp, que la vie ne donne jamais de garantie.


Twisp sourit. Il avait dit : « Ce que nous allons accomplir. » Le gosse avait déjà décidé, et sa jeune compagne était d’accord. Il n’y avait pas à discuter. Très bien, mon ami, dit-il. Trêve de discussion, Et sans regret. Vous avez bien compris, Bushka? C’est nous qui assurons les arrières.


- Combien de temps pouvez-vous tenir? demanda Brett.

- Tu peux compter vingt jours au moins, si tu en as besoin.

- Dans vingt jours, il ne restera peut-être pas une seule île à sauver, dit Brett. Nous avons intérêt à agir plus vite que ça.


Twisp prit deux paquetages pour les coracles et descendit en poussant devant lui Bushka qui rechignait.

Scudi passa un bras autour de la taille de Brett et l’attira contre elle.


- Nous ferions mieux de passer ces combinaisons tout de suite, dit-elle. Nous n’en aurons peut-être pas le temps plus tard.


Elle tira la sienne de dessous son siège et l’étala sur le dossier. Brett l’imita. Il n’éprouvait plus aucune gêne à l’idée de se déshabiller devant elle. Peut-être à force de voir tous ces Siréniens évoluer sous l’eau avec pour tout vêtement une ceinture lestée et quelques outils de travail. Peut-être était-ce aussi, se dit-il, le fait d’être resté, depuis qu’ils s’étaient enfuis du hangar aux hydroptères, avec sa chemise ouverte sur son torse nu. Cela lui procurait un sentiment de sécurité, d’intégrité dans sa propre peau. En outre, il était aidé par le fait que Scudi n’avait manifesté aucune réaction, ni dans un sens, ni dans un autre. Cette attitude lui plaisait. Il lui était aussi reconnaissant de n’avoir fait, cette fois-ci, aucun commentaire sur sa pudeur. Il commençait à s’habituer à la désinvolture des Siréniens devant la nudité. Mais il commençait seulement. Quand Scudi ôta son corsage, en le faisant glisser par-dessus sa tête, il suivit chaque tressautement de ses petits seins fermes et se dit qu’il aurait eu bien du mal à détourner les yeux. Il voulait continuer à la contempler indéfiniment. Elle se défit de ses chaussures en deux mouvements souples et laissa tomber son pantalon derrière le siège de pilotage. Elle avait une toute petite touffe de poils noirs frisés, soyeux… et tentateurs.

Il s’aperçut soudain qu’elle avait penché la tête et s’était tournée légèrement, non pas pour lui dire de ne pas regarder mais pour lui faire savoir qu’elle sentait son regard.


- Tu as un très beau corps, dit-il. Je ne peux pas m’empêcher de te regarder.

- Toi aussi, tu es beau, fit-elle en se rapprochant pour poser une main à plat sur son torse. J’avais envie de te toucher, ajouta-t-elle à voix basse.

- Oui, fit Brett, parce qu’il ne trouvait rien d’autre à répondre.


H mit sa main gauche sur son épaule, sentit les muscles fermes sous la chaleur de la peau souple et douce. Son autre main se posa aussi sur l’épaule de Scudi et elle l’embrassa. Il souhaita ardemment qu’elle aime cela autant que lui. Ce fut un baiser tendre et prolongé. Quand elle se pressa contre lui et que ses seins s’écrasèrent contre son torse, il sentit les deux petits bouts durs de ses mamelons. Quelque chose d’autre durcit contre la cuisse souple et musclée qui se collait à lui. Scudi lui caressa les épaules puis, refermant ses deux bras autour de sa nuque, l’embrassa fougueusement, sa langue malaxant la sienne. A ce moment-là, l’hydroptère fit une embardée et ils roulèrent enlacés sur le pont en riant.


- Comme c’est charmant, dit-il.

- Et froid.


Elle avait raison. Les soleils s’étaient couchés au moment où Twisp et Bushka les avaient quittés. 1 air commençait à devenir vif. Ce n’était pas tant m dureté du pont qui gênait Brett que le contact du métal froid avec sa peau moite. Quand ils se redressèrent, cela fit un bruit de succion. Cela lui rappelait le jour où, encore enfant, il s’était fait enlever par un ami des plaques entières de peau morte sur son dos qui pelait pour avoir pris trop de soleil.

Il aurait voulu rester ainsi avec Scudi toute l’éternité, mais déjà elle faisait mine de se relever entre deux mouvements désordonnés de l’hydroptère. Il lui donna la main pour l’aider, mais ne la lâcha pas.


- Il va bientôt faire nuit, murmura-t-il. Nous aurons peut-être du mal à trouver la station. C’est-à-dire que… sous l’eau, c’est encore plus obscur.

- Je connais bien le chemin. Et ta vision nocturne nous aidera. Il vaut mieux y aller tout de suite…


Ce fut lui qui l’embrassa, cette fois-ci. Elle se laissa aller contre lui l’espace d’un battement, tendre et docile, puis le repoussa gentiment. Elle ne lui lâcha pas les mains, mais il y avait dans son regard une incertitude que Brett prit pour de la peur.


- Qu’y a-t-il?

- Si nous restons ici… tu sais bien ce que nous avons envie de faire.


La gorge de Brett était sèche. S’il parlait, sa voix serait rauque. Il préféra la laisser s’expliquer. Il n’était pas sûr de savoir quelle était cette chose qu’ils avaient envie de faire. Si elle voulait lui donner quelques clés, il était prêt à l’écouter. Il ne fallait surtout pas qu’elle soit déçue. Il ignorait tout de ce qu’elle attendait exactement de lui. Bien plus, il ignorait quelle expérience elle avait au juste dans ce domaine et il était important qu’il le sache.

Elle lui pressa doucement les mains.


- Tu me plais, lui dit-elle. Tu me plais énormément. S’il y a un garçon avec qui j’aimerais… faire ça, c’est bien toi, Brett. Mais je ne veux pas être enceinte.


Il rougit. Pas parce qu’il était gêné, mais parce qu’il était furieux contre lui-même de n’avoir pas pensé à ce qui était évident. La transition entre enfant et parent pouvait se faire d’un seul coup et lui non plus ne se sentait pas prêt.


- Ma mère avait seize ans, elle aussi, expliqua Scudi. Comme elle m’aimait assez pour s’occuper de moi, cela lui prenait toute sa liberté. Elle n’a jamais connu l’indépendance que toutes les autres avaient. Elle s’en est tirée vaillamment et j’ai appris beaucoup de choses avec elle. Mais je ne fréquentais pas beaucoup les autres enfants.

- Elle a sacrifié une vie d’adulte et toi une vie d enfant?

- Oui. Pour ma part, je ne regrette rien. C’est la seule existence que je connaisse et elle me plaît. Je l’apprécie deux fois plus depuis que je suis avec Mais je ne veux pas recommencer comme ma mère.


Il hocha gravement la tête, la prit par les épaules et l’embrassa de nouveau. Cette fois-ci, ils ne se serrèrent pas l’un contre l’autre mais leurs mains restèrent agrippées et Brett était heureux.


- Tu ne m’en veux pas? demanda-t-elle.

- Je ne pense pas qu’il me soit possible de t’en vouloir pour quoi que ce soit. De plus, nous allons rester ensemble pendant très longtemps. Je ne veux pas être loin de toi le jour où la réponse sera


L'effet Lazare
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