Comment les Siréniennes et les Siréniens font-ils l’amour? Toujours de la même manière,
Plaisanterie îlienne.
Les deux coracles, l’un remorquant l’autre, fendaient la surface mouvante de l’océan. Rien n’occupait l’horizon à part la houle grise et les longs rouleaux crêtes d’écume blanche intermittente. Vashon avait depuis longtemps disparu derrière Twisp qui se guidait, pour maintenir son cap, sur la brise invariable et sur son instinct de pêcheur capable de déceler les plus infimes variations de lumière. Armé d’une vigilante patience, il ne jetait que quelques rares coups d’œil à sa radio et à son équipement gonio. Il avait passé toute la nuit à rassembler le matériel dont il avait besoin pour partir à la recherche de Brett. Il avait fallu mettre les coracles à flot, réparer les dégâts causés par la mascarelle et charger tout le nécessaire.
Le matin pandorien était déjà bien avancé. Seul le Petit Soleil était visible dans le ciel, sous la forme d’un point brillant derrière une légère couverture de nuages. Un temps idéal pour la navigation. Le Contrôle de Jusant lui avait communiqué la position exacte de Vashon au moment de la mascarelle et il savait qu’il pourrait commencer à quadriller la mer vers le milieu de l’après-midi.
Si tu t’es débrouillé pour survivre jusque-là, mon garçon, je te retrouverai.
Twisp ne se faisait pas trop d’illusions sur ses chances de réussite. Près de vingt-quatre heures s’étaient déjà écoulées, sans parler des meutes de capucins toujours sur le qui-vive. Il y avait aussi cet étrange courant dans la mer, qui traçait un long sillon au creux des vagues. Heureusement pour Twisp, il filait dans la même direction que lui. Il pouvait même mesurer sa force aux distorsions Doppler qu’il percevait sur sa radio, restée branchée sur la fréquence détresse de Vashon. Il espérait toujours capter un message concernant le sort de Brett.
Il n’était pas du tout impossible que les Siréniens aient retrouvé Brett. Twisp allait peut-être apercevoir une bouée indiquant la présence au fond d’une équipe de travail sirénienne, ou bien un de leurs nageurs rapides, ou encore la proue luisante et rebondie d’un suba en train de faire surface.
Mais rien ne venait troubler son cercle d’horizon restreint.
Quitter Vashon en toute hâte, au nez et à la barbe de la Sécurité, avait été une véritable prouesse. Mais les Iliens avaient l’habitude de s’entraider, même si l’un d’eux s’obstinait à se lancer dans une entreprise insensée. Gérard lui avait fait parvenir toute une cargaison de vivres offerts par ses amis ou pris sur les réserves de la Coupe des As. La Sécurité avait été informée de la disparition de Brett. D’après les sources privées de Gérard, les parents du gosse avaient lancé un appel pour que « quelque chose soit fait », mais ils n’étaient pas venus trouver Twisp. La chose était curieuse. Ils se reposaient entièrement sur les autorités. Twisp, pour sa part, soupçonnait la Sécurité d’être au courant de ses préparatifs, mais de fermer les yeux, en partie pour protester contre les pressions exercées par la famille Norton et en partie… par simple solidarité îlienne. Tout le monde savait qu’il était obligé de faire ce qu’il faisait.
La jetée était le siège d’une activité fébrile quand Twisp était descendu voir s’il y avait un moyen de renflouer son bateau. Malgré le travail qu’ils avaient, les pêcheurs avaient pris le temps de l’aider. Brett était la seule personne portée disparue à l’occasion de cette mascarelle et ils savaient tous ce que Twisp allait tenter.
Toute la nuit, ils avaient apporté du matériel, un sonar, un coracle de rechange, un nouveau moteur, des batteries organiques à base de cellules de poissons gymnotes. Chaque don qu’on lui faisait disait : « Nous savons ce que c’est. Nous sympathisons avec toi. Nous ferions la même chose si nous étions à ta place. »
Finalement, prêt à appareiller, Twisp avait dû attendre nerveusement l’arrivée de Gérard, qui lui avait demandé de patienter un peu. Le tenancier de la Coupe des As était arrivé dans son fauteuil roulant, sa jambe unique tendue en avant comme un éperon destiné à lui frayer la voie. Derrière lui gambadaient ses deux petites filles jumelles, suivies de cinq clients de la taverne qui poussaient des brouettes chargées de vivres.
- Il y en a pour trois semaines à un mois, lui avait dit Gérard en freinant dans un grincement de roues devant les deux coracles qui l’attendaient. Je te connais bien, Twisp. Je sais que tu ne renonceras pas facilement.
Un silence embarrassé était tombé sur les pêcheurs réunis pour voir partir Twisp. Gérard avait dit tout haut ce qu’ils pensaient tous. Mais combien de temps le gosse pouvait-il survivre en plein océan?
Pendant que les deux coracles étaient chargés, Gérard ajouta :
- Les Siréniens ont été prévenus. Ils nous contacteront s’ils apprennent quelque chose. Mais je ne sais pas ce que ça va te coûter.
Twisp avait regardé les deux coracles et tous ses amis qui lui faisaient don de précieux équipements et d’une aide physique non moins appréciable. Déjà, sa dette était grande. S’il revenait… mais il reviendrait, et avec le gosse… cette dette serait un poids. Et dire que quelques heures avant, il était presque prêt à renoncer à son existence de pêcheur indépendant, pour retourner travailler dans les subas! La vie était ainsi faite.
Les petites jumelles de Gérard s’étaient approchées de Twisp à ce moment-là pour le supplier de les faire tourner au bout de ses longs bras. Les coracles étaient presque chargés et une étrange réticence s’était emparée de tous ceux qui étaient présents, y compris Twisp lui-même. Il tendit les bras pour que chacune des petites filles lui agrippe fermement un poignet puis il se mit à tourner sur lui-même, de plus en plus vite, obligeant tout le monde à reculer pour former un large cercle. Les jumelles, ravies, poussaient de petits cris, tout leur corps tendu à l’horizontale. Twisp ralentit progressivement le mouvement. Il transpirait et voyait tout tourner autour de lui. Quand il déposa les fillettes, elles demeurèrent assises sur le sol dur de la jetée, étourdies, incapables de se relever.
- Tu reviendras, tu m’entends? lui avait dit Gérard. Mes filles ne nous le pardonneront jamais, si tu ne reviens pas.
Tout en maintenant son cap, Twisp repensait à l’étrange silence qui avait entouré son départ. Il sentait le vent sur sa joue et le sifflement du courant sous la coque. Son œil guettait la moindre variation de lumière et, dans sa solitude, la vieille maxime des pêcheurs lui mettait un peu de baume au cœur; « Ton meilleur ami, c’est l’espoir. »
Après chaque creux des vagues, il sentait se raidir le câble qui remorquait le deuxième coracle. L’onde porteuse sur sa radio fournissait un léger fond sonore au clapot qui battait la coque. Il se retourna pour regarder l’autre coracle. Seule l’antenne de charge électrostatique dépassait de la bâche. L’embarcation filait bas sur l’eau. Le nouveau moteur ronronnait de manière rassurante à ses pieds. Les batteries organiques n’avaient pas encore commencé à changer de couleur, mais il les surveillait. A moins que la foudre ne tombe sur l’antenne de charge, il faudrait les nourrir avant la tombée de la nuit.
De grosses circonvolutions de nuages gris s’amassaient devant lui. Il allait sans doute bientôt pleuvoir. Il déroula la membrane transparente qu’un pêcheur lui avait donnée et l’étala au-dessus du cockpit en laissant une poche au milieu pour recueillir un peu d’eau potable. L’indicateur de cap sonna tandis qu’il finissait de l’attacher. Il corrigea une petite déviation de cinq degrés et se glissa sous la membrane car la pluie était maintenant imminente. Il pestait à l’idée de réduire ainsi sa visibilité, mais il fallait qu’il reste au sec.
Tant que je suis au sec, je ne me sens jamais vraiment malheureux.
Et pourtant, il s’était rarement senti aussi malheureux qu’en ce moment. Avait-il vraiment la plus petite chance de retrouver le gosse? Ou bien son geste faisait-il partie de cette catégorie d’actions futiles que chacun se doit d’accomplir pour préserver son bien-être moral?
C’est peut-être que je n’ai pas tellement d’autres raisons de vivre?
Il chassa de son esprit cette pensée qu’il refusait de considérer. Pour s’occuper de dissiper ses doutes, il prépara une ligne munie d’un grelot qu’il fixa au banc de nage à tribord. Il la garnit d’un tortillon argenté qui brillait sous l’eau puis la laissa filer doucement. Il s’assura que le grelot fonctionnait en tirant sur la ligne d’un coup sec. Le tintement le rassura.
Tout ce dont j’ai besoin, se dit-il. Traîner un poisson mort derrière moi pour attirer les capucins.
Les capucins préféraient généralement les proies au sang chaud; mais quand ils étaient affamés, ils se jetaient sur tout ce qu’ils voyaient bouger.
Un peu comme les humains.
Twisp se laissa aller en arrière, la barre sous l’aisselle droite, et s’efforça de se décontracter. Toujours rien sur la fréquence détresse de la radio. Il tendit la main et tourna le bouton pour capter le programme normal. Il y avait de la musique.
Un autre appareil dont on lui avait fait cadeau était entre ses jambes : un sondeur nautique avec son sonar détecteur de fond et sa mémoire capable de stocker toute une série de positions données. Il l’alluma pour vérifier une position, calcula la distance Doppler à l’aide de la radio et hocha silencieusement la tête.
J’y suis presque.
Quelque part derrière lui, Vashon se laissait porter par un bon courant de sept cliques à l’heure. Le coracle en faisait facilement douze. Un peu trop vite pour traîner une ligne.
La musique de la radio s’interrompit pour faire place à quelques commentaires sur le Juge Suprême Keel. La Commission qu’il présidait n’avait fait aucune déclaration officielle, mais la plupart des observateurs estimaient que son voyage d’études, sans précédent dans les annales, pourrait avoir « une importance capitale pour Vashon et les autres îles ».
Quelle importance capitale? se demandait Twisp.
Keel était une personnalité influente, mais Twisp avait du mal à croire que cette influence pût s’exercer au-delà de Vashon. S’il arrivait qu’une de ses décisions soulève des mouvements d’humeur dans une communauté îlienne ou dans une autre, il n’y avait guère eu de problème majeur depuis son accession à son poste, et cela remontait à pas mal d’années. Preuve, sans doute, que ses décisions étaient sages.
La Psyo, toutefois, avait été invitée à donner son avis sur la mission de Keel, et cela intriguait Twisp. Qu’est-ce que la vieille religion de Nef avait à voir avec le voyage du Juge Suprême? Twisp n’avait, à vrai dire, jamais accordé beaucoup plus qu’une attention passagère à la politique ou à la religion, surtout pour lui prétextes à d’occasionnelles discussions bruyantes avec les habitués de la Coupe des As. Du reste, il s’était toujours senti incapable de comprendre ce qui poussait les autres à se passionner pour des questions comme « les véritables desseins de Nef ».
Allez donc savoir quels étaient les véritables desseins de Nef! En avait-elle seulement eu, des desseins ?
Peut-être y avait-il en ce moment un renouveau de l’ancienne religion chez les Iliens. Il s’agissait là, en tout cas, de l’une des pierres d’achoppement cachées entre Iliens et Siréniens. Comme si la bipolarisation de la planète n’était pas déjà assez forte! Les diplomates faisaient état « des différences fonctionnelles » entre les deux populations. Les Iliens revendiquaient la suprématie dans les domaines de l’agriculture, du textile et de la météorologie. Les Siréniens s’étaient toujours vantés de posséder le corps le mieux adapté au retour à la vie continentale.
Stupides querelles!
Twisp avait toujours constaté pour sa part que le niveau mental d’un groupe d’humains - qu’ils fussent Siréniens ou bien Iliens - baissait à mesure que le nombre de ses membres augmentait.
Le jour où l’humanité aura résolu ce problème-là, tout lui sera permis!
Twisp avait l’intuition que quelque chose d’important était en préparation. Mais comme il se sentait loin de tous ces problèmes, au milieu de l’océan! Ici, il n’y avait ni Nef, ni Psyo, ni fanatiques religieux. Rien qu’un agnostique endurci.
Nef et Dieu ne faisaient-ils qu’Un? Qui s’en souciait, maintenant que Nef les avait abandonnés pour de bon ici ? Et aucun autre aspect de Nef ne comptait vraiment.
Une longue lame déferlante souleva aisément le coracle à une hauteur qui faisait presque le double des vagues environnantes. Il profita de ce bref avantage pour jeter un coup d’œil à la ronde et distingua une masse qui flottait droit devant à une assez grande distance. Cela se déplaçait dans l’étrange courant argenté qui accroissait la vitesse de son propre coracle. Il scruta les flots devant lui jusqu’à ce qu’il aperçoive la masse inconnue de beaucoup plus près. Il se rendit compte à ce moment-là qu’il s’agissait en réalité de plusieurs objets agglutinés. Il lui fallut quelques secondes de plus pour identifier les objets.
Des capucins!
Le plus étrange était que ses couacs n’avaient pas bronché. Il les regarda tout en posant la main sur le bouton du champ protecteur, prêt à repousser la meute dès qu’elle attaquerait. Mais aucun des capucins ne bougea.
C’est bizarre, se dit-il. Je n’ai jamais vu des capucins demeurer immobiles.
Il redressa la tête, soulevant la bâche de son cockpit, et regarda attentivement devant lui. Lorsque le coracle fut assez près, il compta sept adultes et plusieurs jeunes étroitement serrés les uns contre les autres au centre du groupe. La masse était ballottée par les flots comme une plaque de grumelle noire.
Ils sont morts, se dit Twisp. Une meute entière de capucins, tous morts. Qu’est-ce qui a bien pu les tuer?
Twisp réduisit les gaz, le doigt toujours posé sur le bouton du champ de protection, au cas où… Mais il ne s’agissait pas d’une ruse pour l’attirer. Ils étaient bien morts. Ils avaient formé un cercle de défense, chaque adulte lié par les deux pattes arrière à un autre de chaque côté. A l’intérieur du cercle se trouvaient les petits. A l’extérieur, crocs et pattes antérieures faisaient face au danger. Quel danger?
Twisp les contourna lentement pour mieux les examiner. Depuis combien de temps dérivaient-ils ainsi? Il aurait voulu s’arrêter pour en dépouiller au moins un. La fourrure de capucin rapportait toujours un bon prix. Mais cela lui aurait fait perdre un temps précieux, et il ne restait pas beaucoup de place à bord des coracles.
Sans compter la puanteur.
Il se rapprocha encore du groupe. De près, il était facile de voir de quelle manière les capucins avaient pu s’adapter si vite à la vie aquatique. Grâce à leurs poils creux contenant des millions et des millions de petites poches d’air qui s’étaient transformées en un système de flottaison efficace lorsque l’océan avait submergé toutes les terres de Pandore. La légende disait qu’autrefois les capucins redoutaient l’eau et que leurs poils creux les isolaient à la fois du froid nocturne et du soleil torride qui régnait sur les déserts de rocaille. La fourrure de capucin permettait de fabriquer de magnifiques couvertures, à la fois chaudes et légères.
De nouveau, il eut la tentation d’en dépouiller quelques-uns. Ils étaient tous en très bon état. Mais il aurait fallu qu’il se débarrasse d’une partie de sa cargaison pour leur faire de la place. Et il n’avait rien emporté d’inutile.
L’un des capucins possédait un large capuchon qui flottait autour de sa hideuse tête lisse comme une collerette de cuir noir. Les spécialistes disaient qu’il s’agissait d’un caractère régressif. La plupart des capucins avaient perdu leur capuchon dans le mer pour devenir de puissantes et lisses machines à tuer hérissées de crocs en forme de sabre et de griffes acérées qui pouvaient atteindre, chez les plus gros spécimens, près de quinze centimètres de long.
Soulevant un coin de la bâche, il prit un grappin avec lequel il attira le capucin à la collerette noire En le retournant légèrement, il constata avec sur prise qu’il avait le ventre brûlé. Une marque pro fonde lui entaillait la moitié du corps, du bréchet jusqu’à l’abdomen.
Brûlé par en dessous ?
Quelque chose avait surpris et exterminé toute la meute. Mais quoi?
Il redressa la barre et poursuivit sa route dans le courant scintillant en suivant les indications du compas et le signal donnant la position relative de
Vashon. Il y avait toujours de la musique à la radio. Bientôt, le mystérieux groupe de capucins disparut derrière lui à l’horizon.
Les nuages étaient un peu moins bas à présent et il ne pleuvait toujours pas. Pour tenir son cap, il observait le point brillant au milieu des nuages, le compas incertain et les lignes parallèles d’embruns sur la bâche transparente au-dessus de sa tête, qui lui donnaient une assez bonne idée de sa direction relative.
Ses pensées revenaient sans cesse aux capucins. Il était persuadé que c’étaient des Siréniens qui les avaient tués par en dessous, mais de quelle manière? Peut-être un suba. En tout cas, si les Siréniens possédaient de telles armes, les Iliens étaient pratiquement sans défense devant eux.
Mais qu’est-ce qui me fait penser que les Siréniens pourraient nous attaquer?
Si tout séparait Iliens et Siréniens, l’idée de guerre sur Pandore appartenait à l’histoire ancienne et aux documents datant des Guerres des Clones. En fait, il fallait reconnaître que les Siréniens ne ménageaient jamais leurs efforts pour sauver des vies îliennes.
Cependant, pour ceux qui vivaient sous l’eau, les occasions de se cacher ne manquaient pas. Et il était notoire, par exemple, que les Siréniens convoitaient Vata. Ils demandaient toujours qu’elle soit « transférée en un lieu plus sûr et plus confortable au fond de la mer ».
« Vata est la clef de la conscience du varech », disaient les Siréniens. Et ils le répétaient si souvent que c’en était devenu un cliché. Cependant, la Psyo semblait du même avis. Twisp ne croyait pas tout ce que disait la Psyo, mais il ne faisait part de son scepticisme à personne.
D’après Twisp, il s’agissait plutôt de rivalités entre ceux qui détenaient le pouvoir. Vata, à force de vivre indéfiniment à côté de son compagnon, Duque, était devenue pratiquement une sainte pour les Pandoriens. Il était facile de raconter n’importe quelle histoire pour expliquer pourquoi elle continuait d’attendre dans son bassin sans rien faire.
- Elle espère le retour de Nef, disaient certains.
Mais Twisp connaissait un spécialiste que la Psyo faisait venir de temps à autre pour vérifier et entretenir le liquide nutritif dans lequel baignaient Vata et Duque, et il souriait de toutes ces histoires.
- Elle survit, c’est tout, disait-il. Et je suis sûr qu’elle ne s’en rend même pas compte elle-même!
- Mais c’est vrai qu’elle possède des gènes du varech? avait demandé Twisp.
- Bien sûr. Nous avons pratiqué des examens pendant que les observateurs Siréniens et autres théoriciens religieux farfelus avaient le dos tourné. Il suffit de quelques cellules, vous savez. La Psyo en deviendrait blême. Vata a des gènes du varech, je peux vous l’affirmer.
- Les Siréniens seraient donc dans le vrai?
- Là, vous m’en demandez trop, avait répondu le spécialiste en riant. Beaucoup d’entre nous possèdent des gènes du varech. Pourtant, nous sommes tous différents. Peut-être a-t-elle tiré les bonnes cartes. Ou, pour autant que nous le sachions, peut-être Jésus Louis était-il en réalité Satan, comme le prétend la Psyo. Et Pandore, l’œuvre de prédilection de Satan.
Ces révélations n’avaient pas tellement changé les opinions de Twisp.
Tout ça, c’est de la politique. Et la politique, c’est pour les nantis.
Ces derniers temps, tout se résumait à cela : payer des impôts et soutenir la bonne formation politique. Si vous étiez protégé par quelqu’un de bien placé, vous pouviez vous en sortir sans que cela vous coûte la plus grande partie de vos biens. Autrement, vous n’aviez aucune chance. Les rivalités mesquines, l’envie, la jalousie, voilà ce qui gouvernait réellement Pandore. Et aussi la peur. Combien de fois avait-il lu la peur sur les visages des Siréniens confrontés aux Iliens les plus transformés par rapport à leurs normes ? Des gens que même Twisp, à vrai dire, se prenait à traiter intérieurement de « mutards ». Cette peur confinait à l’horreur et à la répulsion. Mais à la base de ces sentiments, il y avait toujours la politique. « Nef vénérée, priaient les Siréniens terrorisés quand ils mettaient bas leur masque, faites que ni moi, ni ceux que j’aime ne soyons un jour affligés d’un tel corps! »
Le signal sonore interrompit la sombre rêverie de Twisp. C’était son sonar qui indiquait que la profondeur ici était inférieure à cent mètres. Il regarda la mer autour de lui. Le courant argenté avait été rejoint des deux côtés par des affluents. Twisp sentait des remous sous la coque de son coracle. Il distingua aussi dans l’eau des débris qui flottaient : quelques morceaux de varech et aussi des fragments d’os. Sans doute des os de couacs, pour flotter ainsi.
Cent mètres.
Ce n’était pas beaucoup. Tout juste le tirant d’eau de Vashon en son centre. Il savait que les Siréniens préféraient construire sur des fonds de ce genre. Etait-ce un secteur Sirénien? Il rechercha des signes de leur présence : une plate-forme de plongée, les remous d’un suba en train de remonter ou d’un hydroptère sur le point de crever la surface. Mais il ne vit que l’océan et le courant qui continuait à porter son coracle. Il y avait tout de même beaucoup de débris de varech dans ce courant. C’était peut-être un secteur que les Siréniens étaient en train de replanter. Souvent, dans des discussions de pêcheurs, Twisp lui-même avait soutenu la politique sirénienne à cet égard. Plus de varech signifiait plus d’abris et de nourriture pour les poissons, et par conséquent une meilleure reproduction. Le poisson était vital pour les Iliens comme pour les Siréniens. Et si les pêcheurs savaient le trouver plus vite, ce n’en était que mieux.
Son indicateur de profondeur lui indiquait que le fond demeurait à quatre-vingt-dix mètres. Les Siréniens avaient de bonnes raisons de préférer des eaux peu profondes. Le varech s’y plaisait davantage. Les échanges commerciaux avec les îles étaient facilités, à condition bien sûr que leur passage demeure libre. Sans compter tous les bruits qui couraient sur les projets Siréniens pour créer de nouvelles terres émergées.
Twisp espérait qu’il découvrirait au moins une station sirénienne qui lui dirait s’ils avaient des nouvelles du gosse. Mais le peu qu’il savait sur eux lui donnait également envie, indépendamment du reste, d’établir un contact qui le fascinait à l’avance.
L’esprit de Twisp commença à bâtir des fantasmes. Il rêvait que les Siréniens avaient sauvé Brett. Sa main effleurant l’eau, il ramassa une poignée de varech et la vision se précisa. Brett avait été découvert par une jeune et belle Sirénienne dont il était tombé amoureux, quelque part dans les pro fondeurs de la mer.
Bon sang, qu’est-ce qu’il m’arrive?
Son rêve éveillé s’écroula tandis qu’il se ressaisissait. Cependant, il dut faire un violent effort pour le chasser de nouveau, car il avait tendance à revenir par bribes.
L’espoir, c’est une chose, se disait-il. Mais les fantasmes sont une autre chose… qui peut être dangereuse.
La Foi n’a peut-être pas connu de meilleure époque, mais nous n’en sommes pas pour autant à l’Age de Foi.
Flannery O’Connor, Correspondance, Archives de la Mnefmothèque.
Ceux qui surveillaient Vata ce jour-là déclarèrent que sa chevelure était devenue vivante, qu’elle s’enroulait d’elle-même autour de son visage et de ses épaules, A mesure qu’augmentait l’agitation de Vata, ses frissons se muaient en une convulsion continue de plus en plus intense. Sa chevelure épaisse se lovait autour d’elle et faisait d’elle une boule fœtale soyeusement hérissée.
Les convulsions décrurent puis cessèrent en deux minutes douze secondes. Quatre minutes et vingt-quatre secondes plus tard, les tentacules de ses cheveux redevinrent une chevelure normale qui s’étalait comme d’habitude autour d’elle à la surface du bassin. Elle demeura dans cette position rigide pendant trois périodes de veille de ses gardiens.
La Psyo ne fut pas la première à faire le rapprochement entre cette agitation dans le bassin et la catastrophe de Guemes. Elle ne devait pas être la dernière non plus. Toutefois, elle fut la seule à ne pas être surprise.
Non, pas maintenant! s’était-elle dit, comme s’il était possible de trouver un moment plus adéquat pour faire mourir des milliers de personnes. C’était pour cela qu’elle avait besoin de Gallow. Le fait accompli ne l’empêchait pas de vivre, mais ce n’était pas elle qui aurait pu l’accomplir. Et rien de tout cela, au demeurant, n’adoucissait les horreurs qu’elle était forcée d’imaginer tandis que Vata se tordait dans son bassin.
Ces cheveux enroulés autour d’elle!
Cette pensée hérissait le plus fin duvet sur la nuque et les épaules de la Psyo.
Dès que les premières convulsions de Vata l’avaient saisie, Duque s’était raidi puis avait sombré rapidement dans un état de choc. Le seul son cohérent qu’il avait émis avait été un « M’man » strident, rapidement étouffé.
Les méditechs présents, aussi bien Iliens que Siréniens, s’étaient précipités au bord du bassin.
- Qu’est-ce qu’il a? demanda une jeune assistante. Elle n’avait pas de menton et son nez était crochu, mais elle possédait une certaine beauté. La Psyo remarqua ses grands yeux verts et ses longs cils blancs qui battaient pendant qu’elle parlait.
Simone Rocksack montra du doigt les écrans de contrôle de l’autre côté du bassin, au-dessus du centre de surveillance :
- Rythme cardiaque élevé, rapide. Agitation. Respiration courte. Tension artérielle en baisse constante. Il s’agit d’un choc caractérisé. Il n’a subi aucun traumatisme. L’apoplexie et l’hémorragie interne ont été écartées.
Elle s’éclaircit la voix avant d’ajouter :
- C’est un choc psychogène. Il a été terrorisé par quelque chose.