Il se passe que les mêmes maux et les mêmes désagréments ont troublé toutes les époques de l’histoire.


Nicolas Machiavel, Discours, Archives de la Mnefmothèque.


De son siège aux commandes de l’hydroptère, Brett contemplait les reflets rougeoyants du soleil tardif sur le banc de nuages qui s’étendait devant lui. L’hydroptère bondissait avec aise sur la houle très forte, gagnant de la vitesse à chaque creux pour la reperdre à la crête des vagues. C’était un rythme auquel, inconsciemment, son corps et tous ses sens s’étaient très vite habitués.


Un rideau de pluie gris était en suspens sur la droite à deux cents mètres au-dessus du sommet des vagues. C’était une ligne de grains qui paraissait s’éloigner d’eux.

Brett, dont l’attention se partageait entre la mer houleuse devant lui et l’écran de navigation au-dessus de son front, réduisit brutalement les gaz. L’hydroptère descendit de ses foils et continua d’avancer à faible vitesse à la lisière d’une nappe de varech qui se perdait dans la tempête.

Le changement de rythme avait réveillé les autres qui, à l’exception de Bushka, s’étaient installés comme ils le pouvaient dans la cabine pour récupérer un peu de leur sommeil perdu. Bushka, s‘étant débarrassé de son prisonnier Sirénien qu’il avait enfermé dans la soute avec les rescapés de l’aérostat, occupait la banquette arrière dans un isolement royal, le regard étrangement perdu, le visage figé dans une concentration intérieure. Il caressait distraitement une petite touffe de varech qu’il avait sur les genoux et que Twisp avait ramenée à bord en même temps que le câble de sécurité auquel elle était accrochée. Personne n’y avait fait attention jusqu’au moment où Bushka s’était baissé pour la ramasser. Depuis, il l’avait gardée.

Panille, qui occupait le siège du copilote où il s’était également assoupi, demanda :


- Il y a un problème?


Brett indiqua le point vert qui marquait leur position sur l’écran.


- Nous ne sommes plus qu’à une ou deux cliques, dit-il en pointant l’index en direction de la ligne de grains. L’avant-poste est là-bas.


La voix de Twisp se fit alors entendre derrière eux.


- Bushka, vous êtes bien sûr que vous voulez aller jusqu’au bout?

- Je n’ai pas le choix, fit Bushka.


Sa voix était lointaine. Il caressa un fragment de varech qui avait commencé à se dessécher et qui crissa sous ses doigts.

Twisp fit un signe de tête vers le filet plein d’armes que Bushka avait soustraites aux rescapés de l’aérostat.


- Peut-être qu’il vaudrait mieux que nous soyons tous armés, dit-il.

- J’y pensais, admit Bushka en faisant crisser de nouveau le varech.

- Panille, demanda Twisp, quelles sont les défenses habituelles de ces avant-postes?


Scudi, assise sur le pont face à Twisp, répondit à la place du Sirénien :


- Les avant-postes ne sont pas censés posséder des défenses particulières.

- Il y a des sonars, des détecteurs automatiques contre les capucins, ce genre de chose, dit Panille. Et chaque avant-poste dispose d’un aérostat au moins pour ses observations météorologiques.

- Mais l’armement? insista Twisp.

- Ils n’ont que des outils, pratiquement, fit Scudi.


Bushka poussa du pied le filet plein d’armes à côté de lui.


- Ils ont sûrement des laztubes. Gallow n’est pas du genre à laisser ses hommes sans armes.

- Mais elles ne présentent aucun danger pour nous tant que nous n’avons pas franchi l’enceinte de l’avant-poste, intervint Panille. Nous sommes en sécurité sur la mer.

- C’est la raison pour laquelle j’ai préféré m’arrêter ici, dit Brett. Vous croyez qu’ils ont décelé notre présence?

- Evidemment, dit Bushka. Mais ils ignorent qui nous sommes.


Il arracha quelques lambeaux de varech desséché à sa combinaison de plongée et les laissa tomber. Scudi se leva pour se rapprocher du siège de Brett, sur lequel elle s’appuya.


- Ils ont en plus des cisailles, des héliarcs, des champs protecteurs, des bras manipulateurs, des engins excavateurs… Tous ces outils sont des armes puissantes. N’oublions pas ce qui s’est passé à Guemes, ajouta-t-elle en se tournant vers Bushka.


Panille hocha la tête en direction de la coursive.


- Ceux qui sont dans la soute, dit-il, pourraient peut-être nous renseigner sur ce qui nous attend là-bas.

- Tout cela est ridicule! fit Brett. Quelles chances avons-nous contre Gallow et ses hommes?

- Nous attendrons la tombée de la nuit, dit Bushka. L’obscurité est un facteur d’égalisation. Vous dites, ajouta-t-il en s’adressant à Scudi, que vous avez travaillé dans cet avant-poste. Vous pouvez donc nous établir un plan indiquant les accès, l’emplacement de la centrale d’énergie, des machines et des véhicules. Tout ce qui pourra nous servir.


Scudi regarda Brett, qui haussa les épaules. Twisp jeta un coup d’œil au laztube que tenait Bushka, puis le regarda dans les yeux.


- Vous tenez vraiment à ce que nous les attaquions tous ensemble?

- Evidemment.

- Sans armes?


- Notre meilleure arme sera l’effet de surprise. Twisp éclata de rire.


- Laissez-moi parler à Kareen, dit Panille. Il est impossible qu’elle soit dans leur camp. Elle a peut-être appris quelque chose de…

- On ne peut pas lui faire confiance, coupa Bushka. Elle était avec Ryan Wang et maintenant elle est avec Gallow.

- C’est faux!

- Les humains se sont toujours laissé mener par le sexe, ironisa Bushka.


Le visage foncé de Panille s’assombrit encore de colère, mais il demeura silencieux l’espace d’un battement. Puis il s’exclama :


- Le varech! Le varech saura nous donner les renseignements dont nous avons besoin!

- Il ne faut pas non plus faire confiance au · varech, dit Bushka. Toutes les créatures de l’univers voient d’abord leur propre intérêt. Nous ignorons ce que désire ou craint le varech.


Panille regarda la touffe desséchée de varech à ses pieds.


- Scudi, demanda-t-il, que peux-tu nous dire sur le varech? De nous tous, tu es celle qui l’a fréquenté le plus.

- C’est la fille de Ryan Wang! hurla Bushka. Son avis est celui de l’ennemi!

- Je pose la question là où j’ai des chances d’obtenir une réponse, rétorqua Panille. Et si vous n’avez pas l’intention de vous servir de cette arme, cessez de la brandir dans tous les sens!


Se détournant de l’Ilien sidéré, Panille s’adressa à nouveau à Scudi :


- D’après ton expérience, quelle est la portée de communication du varech?

- Toute la planète. Et c’est presque instantané.

- A ce point?

- Ce que le varech apprend, poursuivit Scudi en haussant les épaules, il ne l’oublie plus jamais. Nous avons transmis de nombreux rapports, ajouta-t-elle en voyant le regard surpris de Panille. Mais nos superviseurs ne descendent jamais au fond. Ils attribuent cela à un phénomène de narcose et nous interdisent de redescendre pendant huit jours.

- Connais-tu autre chose qui pourrait nous aider?

- Il y a des points faibles. Le jeune varech sert uniquement de conducteur. Le varech évolué a une présence en soi.

- Je ne comprends pas bien, dit Twisp.

- Si vous touchez un morceau de varech adulte et moi un jeune, nous communiquerons. Mais récemment… un autre phénomène est apparu.


Bushka n’a pas tort; le varech a acquis une certaine autonomie d’action.


- Il a appris à tuer, dit Bushka.

- Je l’ai toujours connu capable de communiquer, fit Scudi, mais pas de prendre des initiatives.

- Combien de personnes peuvent vivre à l’intérieur de l’avant-poste? lui demanda Bushka.


Elle retourna la question quelques instants dans sa tête.


- Ils ont de quoi loger, nourrir et équiper environ trois cents personnes. Mais il y a les nouvelles terres derrière les fortifications. Elles pourraient contenir beaucoup plus de monde.

- Est-ce que Gallow a trois cents partisans? demanda Brett en se tournant vers Bushka.

- Bien plus que ça.

- Alors, nous ne pouvons pas les affronter, dit Twisp. Tout cela est insensé.

- Je vais tuer Gallow, dit Bushka.

- Rien que ça? fit Twisp. Et ensuite, tout le monde rentrera tranquillement à la maison?


Bushka évitait le regard de Twisp.


- C’est bon, dit-il finalement en faisant décrire un arc de cercle à son arme. Allons voir ce que Kareen Ale a à nous dire. Mettez le pilote automatique, Brett.

- Pourquoi? s’étonna ce dernier.

- Nous allons tous descendre dans la soute, dit Bushka. Vous marcherez lentement. Pas de geste brusque.


Personne n’avait envie de discuter avec cette lueur inquiétante dans son regard. Brett et Scudi passèrent les premiers dans la coursive. A l’entrée de la soute, Bushka fit signe à Twisp de s’occuper du sas.


- Ouvrez d’abord le panneau extérieur, ordonna-t-il. Nous aurons peut-être besoin de jeter quelque chose par-dessus bord.

Lentement, à contrecœur, Twisp obéit. Une bouffée d’air saturé de sel et d’iode s’engouffra à l’intérieur. Le bruit de l’eau contre la coque se faisait entendre avec force.

- Ouvrez la soute mais écartez-vous, dit Bushka.

Twisp souleva la barre de sécurité, libéra la clenche et fit glisser la porte.

Sans avertissement, Brett fut renversé par quelque chose de long et de glissant qui était arrivé par-derrière. Comme un serpent, un énorme tentacule de varech s’était glissé à l’intérieur de la soute où il avait plaqué les prisonniers contre la paroi. D’autres tentacules avaient suivi, transformant la coursive en un tambour sonore. Brett agrippa une poignée pour recouvrer son équilibre et aperçut Bushka, prisonnier du varech, le visage perdu dans une sorte d’extase. Il avait les deux bras en l’air, le laztube toujours dans sa main droite. Des lanières de varech lui caressaient le visage et les mains. Partout, sur le pont, il y avait du varech en mouvement, comme des serpents sans fin.

Une ramification s’écarta des prisonniers pour onduler vers Brett. Des filaments arborescents se hissèrent jusqu’à son visage qu’ils entourèrent délicatement.

Brett entendit un sifflement. C’était celui du vent contre la coque, mais dissocié, chaque composante tonale séparément identifiable. Il sentait tous ses sens amplifiés. Le contact des parois, des personnes qui l’entouraient… beaucoup de personnes… des milliers… Il perçut alors la présence de Scudi, avec ses pensées distinctes, comme un don que lui faisait le varech. Bushka également était là, en extase, buvant à l’immense réservoir de la mémoire du varech. Un paradis pour un historien : l’histoire à la source.


Scudi parla à l’intérieur de sa tête : « La fusée est lancée. Elle va récupérer les caissons. »

Brett la vit lui aussi, traînée de feu ascendante qui embrasa la couverture de nuages et devint une simple lueur orange contre le gris du ciel avant de disparaître entièrement. Accompagnant cette vision, il y avait une grande interrogation, une curiosité profonde qui n’était pas humaine. La fusée, dans cette pensée, était un merveilleux objet d’anticipation, lancé à la découverte d’immenses surprises.

La pensée et la vision une fois disparues, Brett se retrouva assis sur le pont dans la coursive de l’hydroptère, le regard tourné vers la soute. Bushka était là, adossé à la paroi en train de sangloter. Le reste de la soute était vide et le varech avait disparu.

A ce moment-là, Brett entendit les autres. La voix de Scudi lui parvint, anormalement forte.


- Brett ? Tout va bien ?


Il se remit debout. Scudi était là, suivie des autres, mais Brett n’avait d’yeux que pour elle.


- Tant que tu es à mes côtés, dit-il, tout ne peut qu’aller bien.


L'effet Lazare
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