Ne jamais avoir foi en l’amour d’un grand homme.
Proverbe îlien.
De la plate-forme d’observation où il se trouvait, le juge Keel assistait à un spectacle de cauchemar. Les plates de sauvetage ne cessaient d’arriver dans le petit bassin d’accostage, sortant des sas qui bordaient le mur de l’esplanade en contrebas. Les équipes de triage se déplaçaient entre les rangées de corps qui encombraient le pont. Les chirurgiens opéraient certains blessés sur place tandis que d’autres étaient évacués sur des brancards. Les morts - et Keel n’avait jamais vu tant de morts à la fois - étaient empilés comme de la viande de boucherie contre le mur de gauche. Une grande baie transparente située au-dessus des sas permettait de voir la mer à l’extérieur et la file de plates qui attendaient leur tour devant chaque sas. Des équipes mobiles triaient les morts et les blessés à mesure de leur arrivée.
Derrière Keel, Brett laissa échapper une brève exclamation tandis que les fragments d’une mâchoire inférieure roulaient sur le pont, tombés d’un grand sac en transit vers une pile grandissante d’autres sacs semblables adossés au mur. Scudi, qui se tenait aux côtés de Brett, fut secouée de sanglots silencieux.
Keel était désemparé. Il commençait à comprendre pourquoi Kareen Ale avait envoyé Scudi les chercher. Ale elle-même n’avait pas dû bien saisir au début l’énormité de la catastrophe. En voyant arriver les premières plates, elle avait dû vouloir que les Iliens fussent témoins du fait que les Siréniens faisaient tout ce qui leur était physiquement possible pour aider les rescapés.
Particulièrement la sale besogne qui consiste à trier les morts, se dit-il.
Il apercevait la chevelure rousse de Kareen Ale parmi les médecins qui s’occupaient des rares survivants répartis sur l’esplanade. A voir les piles de cadavres, il était clair que les blessés formaient une infime minorité.
Scudi se rapprocha de lui sans quitter des yeux l’esplanade en contrebas.
- Il y en a tellement! souffla-t-elle.
- Comment est-ce arrivé? demanda Brett. Keel hocha silencieusement la tête. C’était cela, la vraie question. Mais il ne voulait pas faire de conjectures. Il attendait d’avoir des certitudes.
- Tellement! répéta Scudi, mais plus fort.
- Au dernier recensement, la population de Guemes s’élevait à dix mille âmes, fit le juge.
Il fut surpris lui-même par les mots qui venaient de sortir de sa bouche. Dix mille âmes. Il était donc vrai que les enseignements de Nef remontaient à la surface en période de crise.
Il savait qu’il aurait dû user de ses prérogatives pour exiger des explications. Il le devait aux autres sinon à lui-même. Déjà, la Psyo ne le lâcherait pas dès l’instant où il remettrait les pieds sur Vashon. Simone Rocksack avait encore de la famille sur Guemes, il en était presque certain. Elle allait entrer dans une terrible fureur, malgré la dignité de ses fonctions, et elle disposait d’un pouvoir avec lequel il fallait compter.
Si je remets jamais les pieds sur Vashon.
Le juge se sentait écœuré par le spectacle qu’il avait sous les yeux. Il remarqua que Scudi essuyait furtivement ses larmes. Elle avait les paupières rouges et gonflées. Oui, elle avait été soumise à de rudes épreuves, elle aussi, depuis le début de la crise.
- Inutile de rester ici avec nous, Scudi, lui dit-il. Si on a besoin de vous en bas…
- J’ai été libérée de mes obligations, dit-elle. Elle frissonnait, mais son regard ne se détachait pas de ce qui se passait sur l’esplanade.
Le juge non plus ne pouvait lever les yeux de cette scène horrible. Les abords des sas avaient été divisés en couloirs à l’aide de cordes marquées de couleurs différentes. Les brancardiers faisaient continuellement la navette entre les sas et les équipes médicales.
Un groupe de Siréniens émergea de sous la plate-forme où Keel se trouvait en compagnie de Brett et Scudi. Ils commencèrent à ouvrir les sacs pour identifier les morts. Certains ne contenaient que des fragments d’os et des lambeaux de chair. Les Siréniens travaillaient avec une efficacité de professionnels, mais leurs muscles étaient contractés. Ils paraissaient plus pâles que de coutume, même pour des Siréniens. Plusieurs d’entre eux photographiaient les visages ou les marques d’identification. D’autres prenaient des notes sur des mémoplaques. Le juge connaissait ces appareils. Kareen Ale avait essayé de persuader sa Commission d’adopter le système, mais il n’y avait vu qu’un moyen de renforcer la dépendance économique des îles à l’égard des Siréniens. « Tout ce qui est noté sur une mémoplaque est enregistré et classé par un ordinateur central », avait expliqué Kareen Ale.
Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas enregistrer, songea Keel.
Quelqu’un toussa derrière lui. Il se tourna pour voir Lonfinn, accompagné d’un autre Sirénien. Lonfinn portait sous le bras gauche un coffret de plaz.
- Monsieur le Juge, dit-il, je vous présente Miller Hastings, du service d’Immatriculation.
Contrastant avec la stature trapue de Lonfinn, Hastings était un homme de haute taille, aux yeux bleus perçants, aux cheveux bruns et à la mâchoire carrée. Les deux Siréniens étaient vêtus d’impeccables complets en drap gris - ce genre de costume soigneusement repassé et entretenu que le juge Keel avait appris à associer au pire zèle bureaucratique Sirénien.
Hastings s’était tourné vers Brett, qui se tenait à quelques pas de lui.
- On nous a dit que nous trouverions ici un certain Brett Norton, déclara-t-il. Il y a certaines formalités à accomplir. Pour vous aussi, j’en ai bien peur, monsieur le Juge.
Scudi passa derrière Keel et alla prendre la main de Brett. La vision panoramique du juge lui permit de noter cela avec une certaine surprise. Elle paraissait nettement effrayée.
Hastings fixa les lèvres de Keel.
- Nous avons pour tâche, monsieur le Juge, de vous aider à affronter cette terrible…
- Merde! fit Keel.
Brett se demandait s’il avait bien entendu. Mais la stupéfaction qu’il pouvait lire sur le visage de Hastings lui confirma que le Président et Juge Suprême de la Commission des Formes de Vie avait bien dit : « Merde. »
Keel s’était tourné de manière à garder un œil sur les deux hommes et l’autre sur le spectacle macabre qui se déroulait sur l’esplanade en contrebas. Ce partage de son attention déroutait visiblement les deux Siréniens. Pour Brett, il était naturel. Tout le monde savait que certains Iliens avaient la possibilité de faire cela.
Hastings effectua une nouvelle tentative.
- Nous savons que ce sont des moments difficiles pour vous, monsieur le Juge, mais nous sommes préparés à cela et nous avons mis au point des procédures qui…
- Ayez la décence de vous retirer avant que je me mette en colère, fit Keel. Il n’y avait pas le moindre tremblement dans sa voix.
Hastings jeta un coup d’œil au coffret que tenait Lonfinn, puis à Brett.
- Cette réaction d’hostilité était à prévoir, dit-il. Mais plus tôt nous réussirons à supprimer cette barrière, plus vite nous…
- Je vous le répète, dit Keel, laissez-nous. Nous n’avons rien à vous dire.
Les Siréniens échangèrent un regard. Brett pouvait lire sur leurs visages qu’ils n’avaient pas la moindre intention de se retirer.
- Le jeune homme doit décider lui-même, fit Hastings d’une voix assurée et même cordiale. Qu’en dites-vous, Brett Norton? Quelques simples formalités.
Brett déglutit. La main de Scudi dans la sienne était moite de transpiration. Ses doigts entrelacés aux siens étaient raides comme des baguettes. Quel jeu jouait Keel? Plus important encore, pouvait-il espérer gagner? Keel était un Ilien puissant, digne d’admiration. Mais ils n’étaient pas sur une île.
Brett carra les épaules. Il venait de prendre sa décision.
- Fichez-moi la paix avec vos formalités, dit-il. Si vous aviez la moindre décence, vous ne viendriez pas ici en un pareil moment.
Hastings expira un long souffle d’air, presque un soupir. Son visage s’était assombri et il ouvrit la bouche pour parler mais le juge Keel lui coupa la parole.
- Ce que veut dire ce jeune homme, c’est que vous êtes inconscients de venir nous trouver avec vos formalités pendant que vos frères entassent les cadavres de nos frères contre le mur que vous voyez en face.
Le silence se fit plus lourd entre les deux groupes. Brett ne se sentait pas d’attache familiale particulière avec les corps déchiquetés que l’on était en train de ramener des profondeurs, mais il décida que les Siréniens n’avaient pas besoin de savoir cela.
C’est eux contre nous.
Il y avait cependant la main de Scudi dans la sienne. Brett avait l’impression que la seule personne sirénienne à qui il pût faire confiance était Scudi. Et peut-être aussi ce médic qui l’avait aidé dans la coursive. Shadow Panille. Il avait les yeux clairs et… il n’était pas indifférent.
- Ce n’est pas nous qui avons fait périr ces gens, déclara Hastings. Je vous prie de noter, monsieur le Juge, que c’est nous qui faisons la sale besogne qui consiste à les ramener, à identifier les morts et à soigner les survivants.
- C’est très noble de votre part, dit Keel. J’étais justement en train de me demander combien de temps il faudrait pour qu’on en arrive à cette question. Vous n’avez pas encore parlé d’honoraires, bien sûr.
Les deux Siréniens avaient pris une mine sinistre, mais ils ne parurent pas particulièrement choqués par les paroles du juge.
- Il faut bien que quelqu’un paie, dit Hastings. Personne côté surface ne dispose des moyens nécessaires pour…
- Vous ramassez les morts et vous faites payer leurs familles côté surface. Je suppose que c’est une affaire rentable.
- Personne n’aime travailler pour rien, fit Hastings.
Le juge tourna un œil dans la direction de Brett, puis reprit sa posture première.
- Et quand vous repêchez quelqu’un qui est encore en vie, vous l’hébergez et vous le nourrissez, sans oublier de tenir les comptes, naturellement.
- Je ne veux rien du tout pour ma part! protesta Scudi.
Ses yeux lançaient des éclairs dans la direction du juge aussi bien que dans celle de Hastings.
- Je respecte cela, Scudi. Je ne vous visais pas, fit le juge. Mais il semble que vos compatriotes ici présents aient un point de vue différent. Brett ne possède pas d’équipement de pêche à saisir. Il n’a ni filets, ni sonar, ni bateau coulé. Avec quoi rachètera-t-il sa vie? Peut-être en épluchant les oignons pendant dix ans dans une cuisine sirénienne ?
- Monsieur le Juge, dit Hastings, je ne comprends vraiment pas votre insistance à envenimer les choses.
- J’ai été attiré ici sous de faux prétextes! s’écria Keel. Je n’ai jamais pu m’éloigner assez de mes… « hôtes » pour pisser tranquillement. Regardez! (Il pointa l’index en direction de la baie vitrée qui donnait sur l’océan puis l’abaissa vers l’esplanade.) Tous ces cadavres mutilés, brûlés, déchiquetés.
Guemes a été attaquée! Je suis sûr qu’une reconstitution prouvera qu’elle a été éperonnée par en dessous, par un suba à coque rigide!
Pour la première fois, Hastings parut sur le point de perdre son sang-froid. Ses yeux roulèrent d’un côté puis de l’autre et ses sourcils se touchèrent au-dessus de son nez crochu. Il serra les mâchoires et murmura entre ses dents :
- Ecoutez-moi! Je ne fais qu’appliquer la loi sirénienne. Si je juge que…
- Je vous en prie, interrompit Keel. Juger est mon métier et j’ai plus d’expérience que vous dans ce domaine. Vous me faites l’effet d’une paire de sangsues. Je n’aime pas les sangsues. Veuillez nous laisser.
- Puisqu’il s’agit de vous, fit Hastings, je n’insisterai pas pour le moment. Mais ce jeune garçon…
- Est sous ma protection, dit Keel. Ce n’est ni le moment ni le lieu pour nous proposer vos services.
Lonfinn fit un pas de côté, bloquant discrètement le passage.
- C’est à lui de décider, insista Hastings.
- Le juge vous a demandé de vous retirer, déclara Brett.
Scudi serra très fort la main de Brett et s’adressa à Hastings :
- Faites ce que vous dit le juge. Je réponds d’eux. L’ambassadrice Ale m’a chargée personnellement de les accompagner ici. Votre présence est importune.
Hastings la regarda dans les yeux comme s’il avait envie de lui dire : « Voilà de bien grands mots pour une petite fille. » Mais il ravala son dépit. Son index droit montra le coffret de plaz que tenait Lonfinn puis retomba.
- Très bien, dit-il. Nous voulions vous simplifier les formalités, mais puisque vous ne voulez rien savoir…
Il jeta un coup d’œil rapide à l’esplanade en contrebas avant d’ajouter :
- Quoi qu’il en soit, j’ai pour instructions de vous reconduire dans les appartements de Ryan Wang. C’est peut-être une erreur de vous avoir fait venir ici.
- Je ne désire pas rester, dit le juge Keel. J’en ai vu assez.
Sa voix était redevenue affable et diplomatique. Mais le double sens de sa dernière remarque n’échappa guère à Brett, qui songea :
Ce vieux capucin a plus d’un tour sous son capuchon!
Cette pensée ne le quittait pas tandis qu’ils retournaient en silence dans le vaste appartement de Wang. Il se félicitait d’avoir aligné son attitude sur celle du juge. Même Scudi en avait fait autant. Elle ne lui lâchait pas la main depuis tout à l’heure malgré les regards nettement désapprobateurs que lui lançaient de temps à autre Lonfinn et Hastings. Cette attitude de Scudi lui était d’un réconfort inappréciable.
Une fois à l’intérieur de la grande pièce aux coussins moelleux, Keel déclara :
- Nous vous remercions de vos attentions, messieurs. Nous vous contacterons si nous avons encore besoin de vous.
- Vous entendrez parler de nous, c’est certain, fit Hastings avant de refermer derrière lui la porte ovale.
Keel marcha jusqu’à la porte et appuya sur le bouton qui en commandait l’ouverture. Mais rien ne se produisit. La porte était bloquée de l’extérieur. Le juge regarda Scudi.
- Ces hommes étaient au service de mon père, dit-elle. Je ne les aime pas.
Elle lâcha la main de Brett et alla s’asseoir sur un coussin acajou, le menton dans les genoux et les mains entrelacées autour de ses jambes. Les rayures jaunes et vertes de sa combinaison suivaient la courbure de son corps.
- Brett, dit le juge, je vais parler ouvertement car l’un de nous sera peut-être capable de remonter côté surface pour avertir les autres îles. Mes soupçons sont confirmés à chaque instant. Je suis persuadé que le mode de vie îlien tel que nous le pratiquons actuellement est menacé d’extinction.
Scudi leva le menton et le considéra avec consternation. Brett ne trouvait plus sa voix.
Keel regardait Scudi, dont la posture lui rappelait un certain mollusque aux multiples rangées de pattes, qui se roulait en boule dès qu’il était dérangé.
- Il a toujours été dit, reprit Keel, que le mode de vie îlien était provisoire, en attendant le retour à la terre.
- Mais Guemes… murmura Brett, sans pouvoir continuer plus loin.
- Précisément… Guemes… répéta le juge.
- Non! s’écria Scudi. Ce n’est pas possible que des Siréniens aient fait une chose pareille. Nous avons toujours protégé les îles!
- Je vous crois, Scudi, fit le juge en relevant la tête, malgré la douleur que lui causait sa nuque, comme il le faisait lorsqu’il rendait un jugement au sein de sa propre Commission. Mais il se passe en ce moment des choses dont les gens ne se rendent pas compte. Aussi bien ceux de la surface que ceux d’en bas.
- Vous croyez vraiment que ce sont des Siréniens? lui demanda Scudi.
- Nous devons réserver notre jugement jusqu’à ce que nous ayons des preuves suffisantes. Cependant, cela me paraît être l’hypothèse la plus probable.
Scudi secoua la tête. Dans ses yeux, Brett lut un refus mêlé de tristesse.
- Des Siréniens ne pourraient pas faire ça, murmura-t-elle.
- Il ne s’agit pas du gouvernement Sirénien. Il arrive que la politique d’une nation suive une direction et que le peuple en suive une autre. Il arrive également que les événements échappent au contrôle des uns et des autres.
Que veut-il dire par là ? se demanda Brett.
- Les Siréniens comme les Iliens n’ont jusqu’ici toléré que des formes de gouvernement assez souples, poursuivit Keel. Si vous prenez mon cas, je suis le Juge Suprême de l’une des instances les plus puissantes qui soient. Celle qui décide si chaque nouveau-né de nos îles doit vivre ou mourir. Il plaît à certains de m’appeler Président et à d’autres Juge Suprême. Mais je n’ai pas le sentiment de rendre la justice.
- Je ne peux pas croire que quelqu’un veuille éliminer froidement les îles, dit Scudi.
- En tout cas, quelqu’un a éliminé Guemes, fit le juge.
L’un de ses yeux se tourna tristement vers Brett tandis que l’autre demeurait fixé sur Scudi.
- Cela mériterait d’être examiné de plus près, n’est-ce pas? ajouta-t-il.
- Oui, fit Scudi, la tête toujours dans les genoux.
- J’apprécierais beaucoup une aide de l’intérieur, continua le juge. Mais d’un autre côté, je ne voudrais pas mettre en danger la personne qui m’aiderait.
- Que vous faut-il? demanda-t-elle.
- Des renseignements. Des bulletins d’information récents destinés au public Sirénien. Des statistiques sur le marché du travail. Quelles sont les catégories professionnelles où il y a encore des débouchés, lesquelles sont saturées. J’ai besoin de savoir ce qu’il se passe exactement ici. Et il me faut des études comparables sur la population îlienne immigrée.
- Je ne comprends pas, dit Scudi.
- On m’a dit que vous « équationnez » les vagues, reprit le juge en lançant un regard à Brett. Je veux faire la même chose avec la société sirénienne. Il m’est impossible de faire comme si j’avais affaire à une politique sirénienne traditionnelle. Je soupçonne même les Siréniens de ne pas se rendre compte qu’ils ne sont plus en phase avec leur politique traditionnelle. Les actualités peuvent fournir des clés pour ces fluctuations. Le marché du travail aussi. Il donne des indices qui permettent de prévoir les changements profonds et de comprendre leurs causes.
- Mon père avait un pupitre com dans la pièce où il travaillait, dit Scudi. Vous devriez pouvoir en tirer certains de ces renseignements. Mais… je ne suis pas bien sûre de comprendre comment… vous équationnerez tout cela.
- L’assimilation des données, c’est une chose que les juges connaissent bien, fit Keel. Et je me flatte d’être un assez bon juge. Procurez-moi cette documentation, si vous le pouvez.
- Peut-être pourrions-nous essayer de voir certains des Iliens qui habitent ici? suggéra Brett.
- Tu te méfies déjà de la paperasse, hein? dit le juge en souriant. Mais nous ferons ce que tu dis plus tard. Pour le moment, cela risquerait d’être dangereux.
Il a de bons instincts, songea-t-il. Scudi prit ses tempes entre ses mains et ferma les yeux.
- Les Siréniens ne sont pas des assassins, dit-elle. Nous sommes incapables de faire cela.
Keel la regarda longuement. Il se disait soudain qu’au fond d’eux-mêmes, les Siréniens et les Iliens n’étaient pas tellement différents.
V océan.
Jamais auparavant il n’avait pensé à l’océan tout à fait de cette manière. Comment leurs ancêtres avaient-ils dû s’adapter à lui? Il était toujours là, immuable et infini. C’était une source de vie en même temps qu’une menace de mort. Pour Scudi et son peuple, l’océan représentait un grand silence oppressant, étouffant chaque bruit dans ses profondeurs, parcouru de puissants courants qui parfois remontaient jusqu’à la lumière de la surface. Pour les Siréniens, le monde était silencieux et lointain, mais pourtant lourd au-dessus de leurs têtes. Pour les Iliens, l’océan était bruyant, fantasque et exigeant. Il demandait un réajustement constant des équilibres et des idées.
Le résultat était, chez les Iliens, cette vivacité que les Siréniens trouvaient charmante et « pittoresque »! Les Siréniens, par contraste, étaient souvent posés, réfléchis, et mesuraient leurs décisions comme s’ils étaient en train de façonner des pierres précieuses.
Le regard de Keel allait de Scudi à Brett et de Brett à Scudi. Il était clair que Brett était amoureux. Mais n’était-ce pas le simple attrait de la différence ? Etait-il pour elle un simple mammifère exotique, ou bien un homme? Le vieux juge espérait que quelque chose de plus qu’une simple attirance sexuelle entre adolescents avait pris forme ici. Il ne se croyait pas assez stupide pour penser que les différences entre Iliens et Siréniens trouveraient une solution dans les ébats d’une chambre à coucher. Mais l’humanité était encore vivante chez ces deux-là et il la sentait à l’œuvre. Cette pensée avait quelque chose de rassurant.
- Mon père s’intéressait au sort des Iliens comme à celui des Siréniens, dit Scudi. C’est lui qui a financé les débuts du service de Recherche et Sauvetage tel qu’il fonctionne actuellement.
- Montrez-moi cette pièce, dit le juge. Je voudrais me servir de son pupitre com.
Elle se leva et marcha jusqu’à une porte ovale située de l’autre côté de la salle.
- Par ici, dit-elle.
Keel fit signe à Brett de ne pas bouger. Peut-être que si sa présence ne troublait pas la jeune fille, elle serait capable de réfléchir plus clairement, c’est-à-dire de manière moins défensive et plus objective.
Demeuré seul dans la grande salle, Brett se tourna vers la porte verrouillée. Le juge, Scudi et lui étaient coupés des réalités que le monde extérieur Sirénien aurait pu leur révéler. Kareen Ale avait voulu leur montrer ces réalités, mais d’autres s’y étaient opposés. Il y avait là, jugeait Brett, toutes les clés de leur situation présente.
Que ferait Queets à ma place? se demanda-t-il.
Il était peu probable que Queets se fût croisé les bras en contemplant stupidement une porte ovale qui le coupait de l’extérieur. Brett se leva, marcha jusqu’à la porte et passa le doigt sur le métal lisse qui formait l’encadrement du panneau de sortie.
J’aurais dû interroger Scudi sur leurs systèmes de communication et de transport des marchandises, se dit-il.
Il ne se souvenait même pas des coursives par lesquelles il était passé. Tout ce qu’il retenait, c’était qu’elles étaient peu fréquentées - par rapport aux critères îliens.
- A quoi penses-tu?
La voix de Scudi juste à son oreille l’avait fait sursauter. Il ne l’avait pas entendue approcher sur la moquette épaisse.
- Tu n’aurais pas un plan des lieux? demanda-t-il.
- Il doit y en avoir un quelque part. Je vais chercher.
- Merci.
Brett continuait à contempler la porte d’entrée. Comment était-elle verrouillée? Il songea aux îles, où un simple couteau pouvait fendre n’importe quelle cloison organique. Seuls les laboratoires, les locaux de la Sécurité et ceux où se trouvait Vata pouvaient résister plus ou moins à l’effraction. Mais c’était plutôt dû à la surveillance dont ils faisaient l’objet qu’à la solidité de leurs murs.
Scudi revint bientôt avec une mince liasse de feuillets imprimés sur lesquels des symboles codés indiquaient l’emplacement de toutes les installations de la station. Elle mit les feuillets dans la main de Brett comme si elle lui abandonnait une partie d’elle-même. Sans savoir l’expliquer, il trouva ce geste poignant.
- Nous sommes ici, dit-elle en montrant une zone de carrés et de rectangles marqués R.W.
Il étudia les feuillets un par un. Ils n’avaient rien à voir avec la topographie mouvante des îles, où tout était conditionné par l’action et par l’idiosyncrasie de matériaux organiques favorisant l’individualité. Les îles étaient faites sur mesure, façonnées, équipées, ornées à la demande pour satisfaire les besoins synergétiques de leurs systèmes vitaux et de ceux qui vivaient dessus. Les schémas que Brett tenait en main hurlaient l’uniformité : rangées de cabines identiques, longues coursives en ligne droite, corridors de service, puits d’accès et canalisations aussi directs qu’un rayon de soleil irisant la poussière. Son esprit avait du mal à se concentrer sur toute cette uniformité, mais il l’y forçait tout de même.
- J’ai demandé au juge, fit Scudi, si Guemes n’avait pas pu être détruite par un volcan.
Brett leva un instant les yeux de ses schémas.
- Qu’a-t-il répondu?
- Qu’il y aurait eu plus de brûlés et moins de corps mutilés.
Elle pressa ses deux mains contre ses paupières en ajoutant :
- Qui a bien pu faire… une chose pareille?
- Le juge a raison sur un point, dit Brett. Le plus urgent est de découvrir qui.
Il reprit son étude des feuillets et de leurs mystérieux diagrammes. En fait, ils n’étaient pas si compliqués que cela. Il comprenait la raison pour laquelle les Siréniens éprouvaient toujours de la difficulté à s’orienter sur une île. Les Iliens n’utilisaient pas de plans. La plupart faisaient uniquement confiance à leur mémoire.
Il ferma les yeux et vit clairement devant ses paupières les indications du schéma qu’il tenait à la main. Scudi faisait les cent pas derrière lui. Il rouvrit les yeux.
- Peut-on sortir d’ici? demanda-t-il en désignant la porte verrouillée.
- Je sais comment l’ouvrir, dit Scudi. Où voudrais-tu aller?
- Côté surface.
Elle contempla la porte ovale en secouant négativement la tête.
- Dès que nous aurons franchi cette porte, ils seront avertis par un signal électronique.
- Que feraient-ils si nous partions d’ici ensemble?
- Ils nous rattraperaient. En tout cas, ils essaieraient. Ils auraient toutes les chances de réussir. Personne ne peut rien faire ici sans que quelqu’un le sache. Mon père a créé une organisation efficace. Il s’est entouré pour cela de gens comme Hastings. Il dirigeait une entreprise énorme - d’alimentation. Il faisait beaucoup de commerce avec les Iliens.
Elle détourna les yeux puis les reposa sur Brett en désignant d’un geste large les murs qui les entouraient.
- Tout cela lui appartenait. Tout ce secteur de la station, jusqu’à la tour d’accostage. Tout.
Elle traça du doigt la zone indiquée sur le feuillet que Brett tenait à la main. Brett eut un mouvement de surprise. Ce secteur était aussi grand que certaines îles. Et il avait appartenu à son père! Cela voulait dire qu’elle en hériterait probablement. Scudi n’était pas une Sirénienne comme les autres, une simple étudiante qui apprenait à équationner les vagues.
Elle avait vu sa réaction et lui toucha le bras.
- Je mène ma propre vie, dit-elle. Comme le faisait ma mère. Mon père et moi, nous nous connaissions à peine.
- Vous vous connaissiez à peine? répéta Brett, choqué.
Lui-même ne fréquentait pas beaucoup ses parents, mais il n’aurait certainement pas pu dire qu’il ne les connaissait pas.
- Jusqu’à très peu de temps avant sa mort, poursuivit Scudi, il habitait le Nid, qui se trouve à dix kilomètres d’ici. Je ne le voyais pratiquement jamais. Juste avant de mourir - elle prit une profonde inspiration - il est venu voir ma mère, dans la chambre que je partageais avec elle, et ils ont eu une longue conversation. Je ne sais pas de quoi ils ont parlé, mais elle était furieuse quand il est reparti.
Brett repensait à ce qu’elle avait dit. Son père était immensément riche. Une entreprise comme celle qu’il dirigeait ne pouvait pas, sur une île, appartenir à une seule personne, mais à toute la communauté, ou à une association.
- Il contrôlait une grande partie de la production alimentaire des îles, reprit Scudi dont les joues s’empourprèrent. Parfois, il distribuait des pots-de-vin pour arriver à ses fins. Je le sais parce qu’il m’arrivait d’écouter aux portes. Et quand il n’était pas là, souvent, je me servais de son pupitre com.
- Quel est l’endroit que tu appelles le Nid? demanda Brett.
- C’est une petite ville dont la population comprend un fort pourcentage d’Iliens. C’est là que les premiers pionniers se sont installés juste après les Guerres des Clones. Tu en avais entendu parler?
- Oui. D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous originaires de là-bas.
Ward Keel se tenait depuis un moment dans l’ombre du couloir qui conduisait au bureau de Ryan Wang. Il écoutait leur conversation en se demandant s’il devait l’interrompre pour demander quelques explications à Scudi. Jusqu’à présent, l’angoisse qui perçait dans la voix de celle-ci l’avait empêché de le faire.
- Est-ce que ces Iliens du Nid travaillaient pour votre père? demanda-t-il finalement.
Elle répondit sans tourner la tête :
- Quelques-uns, oui; mais aucun Ilien n’occupe ici de position clef. Ils sont tous embauchés par l’intermédiaire d’une agence gouvernementale. Je pense que c’est l’ambassadrice Ale qui la dirige.
- Il me semble qu’une telle agence devrait être dirigée par un Ilien, fit Brett.
- Mon père et elle devaient se marier, continua Scudi. Il s’agissait d’un arrangement politique entre les deux familles… des questions qui n’ont plus beaucoup d’importance, aujourd’hui.
- Ton père et l’ambassadrice… cela aurait permis de mettre dans le même lit les pouvoirs du gouvernement et le contrôle du ravitaillement, dit Brett.
Il était étonné lui-même de la rapidité de sa déduction.
- Tout cela, c’est de l’histoire ancienne, fit Scudi. Elle va probablement épouser GeLaar Gallow, maintenant.
Elle avait prononcé ces mots avec une amertume qui laissait Brett rêveur. Il lisait dans ses yeux la misère et la confusion, la frustration de faire partie d’un jeu dont les règles lui échappaient.
Dans l’ombre du couloir où il était toujours, le juge Ward Keel hocha la tête. Il était sorti du bureau de Wang avec un sentiment de fureur impuissante. Tous les éléments étaient là pour l’œil capable de les discerner. Les glissements d’influence. La concentration progressive et impitoyable du pouvoir entre les mains de quelques-uns. L’accent mis sur l’identité locale. Un mot issu des Historiques ne cessait de lui marteler la mémoire : Etatisation. Pourquoi l’emplissait-il d’un tel sentiment de consternation?
Les continents vont être restaurés.
Le bon temps revient.
C’est pour cela que Nef nous a donné Pandore.
A nous, les Siréniens, et non aux Iliens.
La gorge du juge se nouait quand il essayait de déglutir. A la base de tout, il y avait le programme concernant le varech et il était trop tard pour le laisser se perdre ou pour le ralentir. Il fallait le récupérer. Les justifications ne manquaient pas. Le pupitre com de Ryan Wang était plein de ces justifications : Sans le varech, les soleils continueraient à fatiguer la croûte de Pandore; des séismes et des éruptions volcaniques la ravageraient comme cela s’était produit des générations auparavant.
La lave formait des plateaux sous-marins le long des lignes de faille. Le programme Sirénien tirait parti de cet avantage. La dernière mascarelle avait été la conséquence d’un soulèvement volcanique et non des poussées gravitationnelles qui s’exerçaient sur l’océan de Pandore.
- J’aimerais visiter le Nid et rencontrer les Iliens qui y vivent, était en train de dire Brett. Peut-être que c’est là que nous trouverons certaines réponses.
La vérité sort de la bouche des enfants, se dit Keel.
Scudi secoua négativement la tête.
- Ils nous retrouveraient facilement. Les mesures de sécurité y sont beaucoup plus strictes qu’ici. Il y a des badges, des papiers…
- Alors, il faut remonter le plus vite possible côté surface. Le juge a raison. Il veut que nous prévenions les Iliens de ce qui se passe ici.
- Et que se passe-t-il, à ton avis?
A cet instant, le juge sortit de l’ombre en disant :
- On est en train de modifier Pandore. Physiquement, socialement et politiquement. Voilà ce qu’il se passe. L’existence que nous menons ne sera plus possible, ni côté surface, ni sous la mer. Je pense que le père de Scudi rêvait de grandes choses. Il voulait transformer Pandore. Mais quelqu’un s’est emparé de son rêve pour en faire un horrible cauchemar.
Il s’arrêta devant les deux jeunes gens qui le regardaient, consternés.
Je me demande s’ils sont capables de sentir ces choses, se dit-il.
La cupidité et la corruption allaient prendre le pouvoir sur cette nouvelle Pandore.
Scudi montra du doigt le schéma que Brett tenait à la main.
- La Station de Lancement et l’Avant-poste n° 22, dit-elle. Regardez! Ils ne sont pas trop loin de la route actuelle de Vashon. L’île doit être au moins à une journée de ce point, mais…
- Que suggérez-vous ? demanda Keel.
- Je pense que nous pourrions arriver jusqu’au Poste 22. J’y ai travaillé. De là, je pourrai calculer la position exacte de Vashon.
Keel regarda le feuillet que tenait Brett. Une vague de nostalgie l’avait soudain envahi. Se retrouver chez lui… avec Joy pour veiller sur son bien-être. Bientôt, il allait mourir. Si seulement il pouvait le faire dans un environnement familier…
A peine conçue, cette pensée fut refoulée. S’échapper? Il n’en avait pas l’énergie, ni la capacité physique. Il ne ferait que retarder les autres. Mais l’enthousiasme de Scudi et la manière dont Brett réagissait le réconfortaient. Ils étaient capables d’y arriver. Il fallait avertir les îles de la situation.
- Voici ce que nous allons faire, dit-il, et le message que vous transmettrez aux Iliens.