Le rejet délibéré du passé est une manière pour le lâche de supprimer des informations qui le gênent.


Les Historiques.


Une brise tiède soufflait et le ciel au-dessus de Twisp était devenu bleu. Les averses sporadiques avaient cessé, le Petit Soleil commençait à décliner vers la ligne d’horizon. Twisp mit de côté l’eau de pluie qu’il avait récupérée : près de quatre litres, Il défit la bâche de son cockpit et la roula de manière à pouvoir la remettre en place rapidement si le temps tournait à nouveau.


Il repensa un instant à la vision qu’il avait eue de Brett tombant amoureux d’une belle Sirénienne. Quelle idiotie! Les Siréniennes tenaient à avoir des enfants normaux. Un Ilien ne pouvait s’attendre qu’à des désillusions dans ce domaine. Qu’un garçon comme Brett montre ses grands yeux chez les Siréniens, et aussitôt les mères s’empressaient de mettre leurs filles à l’abri. Certes, depuis quelque temps, les naissances îliennes commençaient à se stabiliser. Les filles de Gérard étaient un exemple et les quasi-normaux comme Brett devenaient plus nombreux à chaque saison. Cependant, tout cela ne changeait en rien les attitudes de base. Les Siréniens restaient les Siréniens et les Iliens les Iliens, même si les derniers rattrapaient lentement les premiers avec une durée de vie accrue et un taux de déviations mortelles en diminution.


Le signal sonore du détecteur de profondeur retentit une fois, puis plusieurs fois successivement. Il regarda le cadran puis modifia le seuil de déclenchement. Les fonds étaient de plus en plus hauts. Soixante-quinze mètres, à présent. A partir de cinquante, il pourrait essayer de les voir. Un des cadeaux qu’on lui avait remis à son départ était un petit jusant organique, magnifiquement ouvragé, muni à une extrémité d’un dispositif cornéen à mise au point automatique. L’endroit où il fallait mettre les yeux ressemblait à une ventouse. Cette chose ne survivait que si elle était immergée presque tout le temps dans un liquide nutritif. Et elle grandissait inexorablement, au point de devenir trop grosse pour une embarcation comme celle de Twisp. La coutume voulait qu’elle soit transmise, à ce moment-là, au patron d’un bateau plus gros.

Twisp caressait distraitement de la main la surface lisse de l’instrument organique qui se contractait automatiquement à ce contact. Il haussa les épaules. Que pouvait-il espérer découvrir au fond de la mer, même si les eaux baissaient encore ? Il rangea le petit jusant et reporta son attention sur ce qui l’entourait.

La brise était chaude, presque embaumée, et encore saturée d’humidité après les averses. La surface de l’océan était plus calme mais le courant qui le portait était toujours vif et bouillonnant. Il s’étendait droit devant lui à perte de vue et sur plus d’un kilomètre de chaque côté du coracle. Bizarre. Twisp n’avait jamais rien vu de pareil. Cependant, sur Pandore, il ne fallait s’étonner de rien. La seule chose qui ne surprenait jamais, c’était le temps, car il changeait sans cesse, et sans prévenir.

Il regarda vers l’est et vit un petit banc de nuages. Le Petit Soleil était déjà bas sur l’horizon. Bientôt, le Grand Soleil se lèverait, apportant plus de lumière et plus de visibilité. Partout ailleurs, le ciel était bleu. Les nuages de l’est commençaient d’ailleurs à se dissiper, plus vite que la vitesse de son moteur et du courant ne pouvaient les poursuivre. Il sentit le soleil sur ses joues et son bras. Il s’installa plus confortablement à la barre, accueillant la chaleur comme une vieille amie. C’était comme si Pandore lui faisait un clin d’œil pour l’encourager dans son aventure. Il se trouvait maintenant à peu près à l’endroit où la mascarelle avait frappé Vashon et la visibilité devenait excellente. Ses yeux scrutèrent l’horizon à la recherche d’un point qui ne fût pas l’océan. Je suis là, mon garçon.

Son regard, balayant les flots sur sa gauche, s’arrêta soudain sur une ligne d’écume très nette. Il sentit les poils se hérisser sur sa nuque et un frisson descendit le long de sa colonne vertébrale. Il ne pouvait détacher les yeux de sa découverte.

Une ligne blanche en plein océan!

Une mascarelle ? Non… il l’aurait vue grossir ou s’éloigner. Alors que cette ligne blanche était toujours à la même place, droit devant lui sur la gauche, et devenait de plus en plus distincte à mesure qu’il se rapprochait.

Le sonar indiquait maintenant cinquante mètres de profondeur. Il ressortit le petit jusant de sa boîte et le fixa sur la coque du coracle avec son extrémité cornéenne dans l’eau. Collant la ventouse sur son front, il regarda sous l’eau.

Il fallut un moment pour que ses yeux s’habituent à ce qu’ils voyaient. Cela ne ressemblait pas du tout aux étendues ondulées qu’il avait pu observer quand il travaillait à bord des subas. Ce n’était pas non plus le relief tourmenté et surréaliste des zones de danger. Ce qu’il voyait, c’était un paysage sous-marin en pente, qui grimpait à toute vitesse vers la surface.

Il arracha la ventouse de son front pour consulter le sonar : plus que vingt mètres!

Il regarda de nouveau le fond. Il y avait si peu d’eau qu’il distinguait à présent plusieurs dénivellations aux contours arrondis et irréguliers : des terrasses couvertes de plants de varechs et consolidées par des murs de rocaille. Tout cela était sans nul doute artificiel, arrangé par la main de l’homme.


Un de ces fameux chantiers Siréniens!


Il était au courant d’une partie de leurs travaux et il en avait vu quelques exemples. Mais là, c’était un chantier gigantesque, semblait-il. Les ingénieurs Siréniens faisaient des recherches sur le varech, tout le monde savait cela. Ils essayaient de sélectionner des espèces capables de pousser même sur des terres émergées - si la chose devait exister un jour. Et maintenant que Twisp voyait ces terrasses, il était prêt à croire les Siréniens capables de réaliser n’importe quel projet.

Il avait vu les fins treillis sous-marins tendus sur des kilomètres pour permettre au varech de s’y fixer et de croître à l’abri. Il avait vu les plantations protégées par des murs. Les Iliens protestaient contre ces treillis. Ils avaient peur que leurs subas de pêche ne viennent s’y prendre comme dans un filet. Twisp, pour sa part, était sceptique. Les filets de pêche îliens étaient un danger bien plus redoutable pour les nageurs Siréniens. D’ailleurs, les protestations îliennes n’avaient pas arrêté les travaux des Siréniens.

Il cessa d’observer le fond et se tourna de nouveau vers la ligne d’écume. Le courant argenté qui portait son coracle suivait une trajectoire légèrement incurvée sur la droite qui le faisait passer tout près de cette zone inquiétante. Il estimait qu’elle devait se trouver maintenant à cinq kilomètres de lui. Il percevait d’ailleurs un grondement sourd qui semblait provenir de là.


Ce sont peut-être des treillis sur lesquels se brisent les vagues, songea-t-il.


Les deux coracles étaient secoués par un intense clapot. L’embarcation qu’il remorquait tirait sur son aussière et rendait difficile sa tâche de barreur.


Des brisants! se dit Twisp. Ce sont de vrais brisants que je suis en train de voir!


Les Iliens avaient entendu parler de phénomènes de ce genre, mais ne les avaient jamais pris ai sérieux. Twisp comprit que c’était uniquement parce que les incidents étaient extrêmement rares. Mais la grande île d’Everett, presque de la taille de Vashon, avait signalé une telle ligne d’écume peu avant de heurter le fond dans de mystérieuses circonstances. Cela s’était passé trente ans auparavant. Everett avait été perdue corps et biens.

Le signal sonore du gouvernail automatique retentit.

Twisp remit le jusant dans sa boîte, fit taire l’alarme d’un coup de pied et tira la barre vers lui en rentrant le ventre pour lui faire de la place. Le coracle était maintenant dans la courbe du grand courant qui le portait toujours vers la ligne d’écume. Ce courant avait pris une impétuosité nouvelle. Il filait et roulait à la surface de la mer en écartant les vagues sur son passage. Il semblait mû par une détermination fougueuse, comme si c’était une entité vivante décidée à détruire tout ce qui lui ferait obstacle. Twisp ne voulait qu’une chose, c’était en sortir. Il n’avait jamais ressenti pareille violence. Il augmenta d’une centaine de tours la puissance du moteur, au risque de faire tout sauter. Soudain, la chose la plus importante du monde était d’échapper à ce courant.

Les coracles furent ballottés dans tous les sens quand ils arrivèrent en bordure du courant et il fut forcé de lutter avec la barre. Puis, tout à coup, il se retrouva de l’autre côté, en eau libre. La ligne d’écume était encore dangereusement proche, mais il savait qu’il pouvait s’en sortir. Il augmenta encore la puissance. Il était maintenant au maximum. Le ruban argenté du courant rétrécissait à mesure qu’il s’en éloignait. Il formait une large courbe évitant la ligne d’écume, puis se perdait au loin.

Et si le gosse avait été pris là-dedans? se demanda Twisp. Mais Brett pouvait être n’importe où.

Il se pencha sur ses instruments, calcula sa distance par rapport à Vashon sur son indicateur Doppler et s’apprêta à faire le point en observant le soleil pour pouvoir signaler le secteur dangereux. A cet instant, une lumière rouge clignota sur sa radio. C’était un signal provenant d’une autre île. Il se retourna pour régler son récepteur et identifia la petite île de l’Aigle, qui passait au nord-est. Elle était cependant trop loin pour qu’il pût demander une vérification de sa distance et de sa position. Dans la mémoire de son indicateur de profondeur, il n’y avait rien non plus qui ressemblât à la topographie sous-marine de ce secteur.

Grâce à l’observation du soleil, au point estimé et au signal Doppler de Vashon, il put cependant établir que le courant argenté l’avait fait dévier de dix cliques à l’ouest de la route prévue. Le courant avait accru sa vitesse, mais le détour lui avait fait reperdre le temps gagné par rapport à son objectif, qui était l’endroit où la mascarelle avait frappé Vashon.

Il coda les coordonnées de la barrière d’écume, les introduisit dans l’émetteur automatique et déclencha le signal. Il disait, pour tous ceux qui étaient à l’écoute : « Zone de brisants, danger! »

Twisp se remit à scruter l’océan, le front plissé et la main en visière. Pas le moindre signe de présence sirénienne. Pas la moindre bouée ni le moindre drapeau. Le mystérieux courant n’était plus qu’un mince fil d’argent qui se perdait dans le lointain. Il ajusta son cap et se prépara à une ou deux heures de navigation à l’estime. Encore quelques instants et il se retrouverait plongé dans cet état de torpeur vigilante d’où tout fait inhabituel le tirerait instantanément.

Il n’eut pas longtemps à attendre. Derrière lui, un fracas assourdissant explosa, fait de sifflements de vapeur jaillissante et de claquements stridents qui recouvrirent le murmure de son moteur et le clapotis des vagues contre sa coque.

Il se retourna juste à temps pour voir bondir de l’eau le nez d’un suba Sirénien qui retomba sur le côté en soulevant une gerbe d’écume. Le métal de la coque avait un éclat dur et mordoré. Twisp eut le temps d’entrevoir tout une panoplie d’outils qui hérissaient la coque et qui tournaient frénétiquement à vide. Quand le suba retomba, à moins de cent mètres de Twisp, il donna naissance à une onde qui souleva les deux coracles et lui permit, tout en barrant pour ne pas chavirer, de mieux voir le vaisseau couché qui oscillait puis se remettait peu à peu dans la bonne position.

Instinctivement, Twisp ramena la barre contre son ventre dès qu’il le put pour virer de bord afin de se porter au secours du suba en détresse. Car cela ne faisait pour lui aucun doute. Aucun suba ne pouvait manœuvrer ainsi - et encore moins ces petites merveilles siréniennes de métal dur - sans assommer les trois quarts de son équipage. Ces gens étaient en danger.

Au moment où Twisp virait, le panneau d’accès du suba se releva brusquement et un homme vêtu seulement d’un pantalon de treillis vert s’avança en titubant sur la coque. Le kiosque était déjà à fleur d’eau. Le suba s’enfonçait de nouveau. Une vague arracha l’homme à son perchoir. Il se mit à nager droit devant lui, à grands mouvements désordonnés, dans une direction qui coupait obliquement la route de Twisp. Bientôt, le suba disparut complètement derrière le nageur dans un grand bruit de succion accompagné d’une énorme bulle d’air.

Twisp vira légèrement pour intercepter le nageur: Mettant ses grosses mains en porte-voix, il cria :


- Ohé! Par ici!


Le nageur ne changea pas de direction.

Twisp fit un large cercle et coupa le moteur pour s’arrêter à sa hauteur. Il lui tendit la main.

Dans l’ombre du coracle, l’homme leva vers Twisp un regard effrayé en ignorant la main offerte.


- Montez à bord, lui dit Twisp.


C’était une formule îlienne traditionnelle. Les Iliens évitaient d’instinct les questions, même implicites, du genre : « Au nom de Nef, que vous est-il arrivé? »

Le nageur accepta la main tendue et Twisp le hissa à bord. Le coracle faillit chavirer quand l’homme essaya maladroitement d’agripper un banc de nage. Twisp le poussa vers le centre et reprit la barre en main.

L’homme demeura un instant hébété, regardant autour de lui tandis qu’une petite mare se formait dans le fond du coracle. Son torse nu et son visage étaient pâles, mais n’avaient pas la blancheur de la plupart des Siréniens.


C’est peut-être un de ceux qui vivent beaucoup côté surface, se dit Twisp. Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer à bord de ce suba?


L’homme avait l’air plus âgé que Brett, mais beaucoup plus jeune que Twisp. Son treillis vert, gorgé d’eau, était devenu presque noir.

A l’endroit où le suba avait disparu, il n’y avait plus qu’un léger remous de surface.

- Des ennuis? demanda Twisp.

De nouveau, c’était une approche typiquement îlienne, une façon laconique de dire : « Je suis prêt à vous donner l’aide que vous me demanderez. »

L’homme s’adossa au rouf et prit plusieurs inspirations tremblantes.

77 récupère, se dit Twisp en l’examinant du regard. Il était petit et plutôt trapu, avec une tête un peu trop grosse pour lui.


Un Ilien?


Il posa la question à haute voix, en espérant que son caractère brutal sortirait l’homme de son état de choc.

L’autre ne répondit pas, mais fronça les sourcils.

C’était toujours une réaction. Twisp entreprit: alors de détailler à loisir cet étrange personnage surgi des profondeurs. Ses cheveux châtain foncé collaient à un front large. Ses yeux marron contemplaient Twisp sous d’épais sourcils broussailleux. Il avait un grand nez, une grande bouche et un menton carré. Ses épaules étaient larges et ses bras puissants se prolongeaient par des poignets effilés et des mains longues et délicates. Ses doigts n’étaient fragiles qu’en apparence car leur extrémité était lisse et calleuse. Twisp avait déjà vu des doigts semblables chez des personnes qui passaient beaucoup de temps devant un clavier.

Désignant du pouce l’endroit où le suba s’était immergé, Twisp demanda :


- Ça vous ennuie de me dire ce qui s’est passé ?

- Je me suis échappé, fit l’autre de sa voix de ténor léger.

- La trappe d’accès du suba était encore ouverte quand il a plongé.


C’était une constatation et son interlocuteur pouvait l‘interpréter comme il le voulait.


- Le reste du suba était protégé, répondit-il. Seul le compartiment des machines sera inondé.


- C’était un suba Sirénien. Autre constatation. L’homme s‘écarta du rouf.


- Nous ferions mieux de ne pas traîner par ici, dit-il.

- Je suis à la recherche d’un ami, déclara Twisp. Il est tombé à la mer quand cette mascarelle a frappé notre île.


Il s’éclaircit la voix avant d’ajouter :


- Ça vous ennuie de me donner votre nom?

- Iz Bushka.


Twisp avait l’impression d’avoir déjà entendu ce nom, mais il fut incapable de se rappeler dans quelles circonstances. Et maintenant qu’il le regardait bien, il était presque sûr d’avoir vu ce visage… dans une coursive de Vashon, peut-être… ou bien ailleurs.


- Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés? demanda-t-il.

- Comment vous appelez-vous?

- Twisp. Queets Twisp.

- Nous ne nous connaissons pas, dit Bushka.


Il regarda de nouveau d’un air effrayé la surface de l’océan autour des deux coracles.


- Vous ne m’avez pas dit, fit Twisp, énonçant une nouvelle constatation, à quoi vous avez échappé.

- A des gens qui… devraient être morts, dans notre intérêt à tous. Bon sang! J’aurais dû les tuer, mais je n’en ai pas eu le courage!


Twisp, choqué, garda le silence. Est-ce que tous les Siréniens parlaient de tuer avec une telle désinvolture? Quand il retrouva sa voix, il répliqua :


- Mais vous les avez envoyés par le fond avec une chambre des machines inondée!

- Et ils étaient sans connaissance, également. Mais ne vous inquiétez pas pour eux. Ce sont des Siréniens. Ils s’en sortiront quand ils se réveilleront. Je vous dis qu’il ne faut pas traîner dans ces parages.

- Peut-être que vous ne m’avez pas bien compris, Iz. Je suis à la recherche d’un ami qui a été porté disparu sur Vashon.

- Si votre ami est toujours vivant, il est en sécurité au fond. Il n’y a rien d’autre à la surface à part vous sur au moins vingt cliques à la ronde. Vous pouvez me croire, j’étais en train de regarder. J’ai fait surface parce que je vous ai vu.


Twisp se tourna pour regarder la ligne d’écume blanche au loin.


- Ça, c’est à la surface, dit-il.

- La barrière? Bien sûr; mais il n’y a rien d’autre. Ni poste Sirénien, ni quoi que ce soit.


Twisp trouvait intéressante la manière dont Bushka prononçait à chaque fois le mot « Sirénien ».


C’est de la peur ou du dégoût?


- Je sais où il y a une station de sauvetage, reprit Bushka. Nous pourrions y être demain matin à l’aube. Si votre ami est encore vivant…


Il ne termina pas sa phrase.


77 parle un peu comme un Ilien et agit beaucoup comme un Sirénien, se dit Twisp. Mais où donc ai-je déjà vu cette tête-là?


- Vous avez appelé cela la barrière, dit-il à haute voix en dirigeant son regard vers la ligne d’écume.

- Les Siréniens sont en train de créer des terres émergées. C’en est une petite partie.


Twisp se laissa pénétrer lentement par la signification de ces derniers mots, sans chercher à savoir s’ils étaient vrais ou non. Dans le premier cas, la chose était fascinante. Mais il avait d’autres capucins à fouetter pour le moment.


- Ainsi, dit-il, vous avez sabordé un suba et vous avez échappé à des gens que vous préféreriez savoir morts.


Il ne croyait pas la moitié de ce que lui avait raconté Bushka. L’hospitalité de la mer disait qu’il fallait écouter, mais on n’était pas obligé d’être d’accord.

Bushka jeta un nouveau regard nerveux à l’océan qui les entourait. Le Grand Soleil s’était levé mais en cette saison il n’effectuait qu’un passage rapide au-dessus de l’horizon et bientôt le crépuscule tomberait sur eux. Twisp avait faim et il se sentait irrité.


- Vous n’auriez pas une serviette et des couvertures? demanda Bushka. Je me gèle les fesses.


Soudain contrit d’avoir manqué à ses devoirs envers celui qu’il venait de repêcher, Twisp murmura :


- Vous trouverez tout ce qu’il faut dans le poste derrière vous.


Tandis que Bushka sortait une couverture roulée et une serviette, Twisp ajouta :


- Et vous êtes remonté à la surface parce que vous m’aviez repéré et que vous espériez que je vous sauverais.


Tout en se frottant vigoureusement les cheveux avec la serviette, Bushka répondit :


- Si je les avais laissés respirer plus longtemps le gaz carbonique, je les aurais tués. Je n’ai pas pu m’y résoudre.

- Allez-vous m’expliquer de qui il s’agit?

- Ce sont des gens qui vous tueraient en prenant leur petit déjeuner, sans en perdre une miette!


Quelque chose dans la manière dont Bushka disait cela fit frissonner Twisp. Cet homme avait l’air de croire à ce qu’il disait.


- Je suppose que vous n’avez pas de C.D.R. à bord, reprit Bushka non sans une pointe d’affectation dans la voix.


Twisp réprima de nouveau son irritation et découvrit l’instrument qui était à ses pieds. Ce compensateur de déviation relative était l’un des objets à bord dont il tirait le plus de fierté. L’aguille de compas en haut du cadran pointait actuellement dans une direction très éloignée de leur route.

Bushka se rapprocha pour se pencher sur le C.D.R.


- Les compas Siréniens sont plus précis, dit-il, mais celui-ci fera l’affaire.

- Ils ne sont pas plus précis pour naviguer d’une île à l’autre, protesta Twisp. Les îles se déplacent et il n’existe aucun point fixe de référence.


Bushka s’agenouilla devant le C.D.R. et commença à le régler avec une assurance qui indiqua à Twisp que ce n’était pas la première fois qu’il se servait de ce type d’instrument. La flèche rouge en haut du boîtier sauta sur une nouvelle position.


- Cela devrait nous y conduire, fit Bushka en secouant la tête. Quelquefois, je me demande comment nous avons fait pour calculer une seule position sans utiliser d’instruments Siréniens.


Nous? releva intérieurement Twisp.


- Vous êtes îlien, accusa-t-il, réprimant sa fureur avec peine. Et nous ne sommes que des arriérés, n’est-ce pas?


Bushka se releva et retourna s’asseoir près du poste.


- Vous devriez vous frotter encore avec cette serviette, lui lança Twisp. Surtout derrière les oreilles!


Bushka ignora ses sarcasmes et s’adossa plus confortablement au rouf.

Twisp donna un peu plus de puissance au moteur et régla son cap selon les indications de la flèche rouge.


Autant aller voir cette station de sauvetage!


Il pestait intérieurement contre Bushka. Sans doute un de ces Iliens qui avaient choisi de s’établir définitivement au fond de la mer et qui étaient devenus plus Siréniens que les Siréniens eux-mêmes.


- Il faut que vous me disiez ce qui s’est passé à bord de ce suba, déclara-t-il enfin. J’ai le droit de savoir à quoi je me trouve mêlé.


La mine sombre, Bushka revint s’asseoir à côté de Twisp et commença à lui raconter son voyage avec Gallow. Quand il en arriva à l’île de Guemes, Twisp l’interrompit pour demander :


- Vous étiez aux commandes?

- Je vous jure que je ne savais pas ce qu’il voulait faire.

- C’est bon. Continuez. Que s’est-il passé ensuite ?


Bushka reprit son récit après la destruction de l’île. Pendant qu’il parlait, Twisp ne cessa de le regarder durement. A un moment, il posa même la main sur le panneau derrière lequel il cachait son laztube, sous le capot du gouvernail. C’était une arme sirénienne qui lui avait coûté la moitié d’une cargaison de murelles. Mais il se calma en se demandant : Et s’il mentait?

Lorsque Bushka se tut, Twisp médita un instant sur ce qu’il venait d’entendre.


- Ainsi, dit-il, vous avez sanglé les membres de l’équipage inconscients, y compris Gallow, dans leur fauteuil, et vous les avez envoyés par le fond. Qu’est-ce qui vous fait croire que vous ne les avez pas tués?

- Leurs sangles étaient suffisamment lâches pour qu’ils puissent se libérer facilement en revenant à eux.

- A votre place, j’aurais… (Twisp secoua plusieurs fois la tête.) Vous vous rendez compte, je suppose, que c’est votre parole contre la leur, et que c’était vous qui teniez les commandes?


Bushka enfouit son visage dans la couverture drapée autour de lui. Ses épaules se mirent à trembler et ce n’est qu’au bout de quelques clignements que Twisp comprit que l’autre sanglotait.

Pour Twisp, c’était la manière la plus absolue pour un homme de mettre son âme à nu devant un autre. Il n’avait plus aucun doute sur la véracité de l’histoire. Bushka leva vers lui un visage baigné de larmes :


- Vous ne savez pas encore tout, dit-il. Vous ne savez pas quel imbécile je suis, et comme je me suis laissé berner.


Il déballa tout d’un ton monocorde. Il décrivit l’Ilien ambitieux qui rêvait de devenir Sirénien, et la manière dont Gallow avait mis ce rêve d’innocent à profit pour l’exploiter et le compromettre.


- Pourquoi n’avez-vous pas ramené le suba à cette station de sauvetage? demanda Twisp.

- C’était trop loin. De plus, comment savoir qui est avec eux et qui est contre eux? C’est une organisation secrète. La plupart des Siréniens ignorent son existence. Quand je vous ai vu… je n’ai eu qu’une idée, m’éloigner à tout prix de ces hommes et de leur maudit suba!


C’est un hystérique, songea Twisp. A haute voix, il demanda :


- Vous croyez que les Siréniens vont vous féliciter d’avoir sabordé un de leurs subas?


Bushka fut secoué d’un bref rire amer.


- Les Siréniens ne laissent rien se perdre. Ce sont les plus grands nettoyeurs de tous les temps. Tout ce qui va au fond leur appartient.

- Votre récit est intéressant, Iz, fit Twisp en hochant la tête. Mais je vais vous dire ce qu’il s’est réellement passé. Pour tout ce qui concerne Guemes, je vous crois et…

- Tout est vrai!

- J’aimerais bien ne pas vous croire, mais ce n’est pas le cas. Je crois aussi que vous vous êtes laissé entraîner par ce Gallow, mais je suis sûr que vous n’êtes pas aussi innocent que vous le prétendez.

- Je vous jure que j’ignorais totalement ses intentions!

- D’accord, Iz; je vous crois. Je vous crois quand vous dites que vous êtes remonté parce que vous m’aviez repéré sur les écrans du suba. Vous vouliez que je vous repêche.


Bushka plissa le front.


- Quand vous vous êtes jeté à l’eau, continua


Twisp en hochant la tête, vous avez pris soin de nager dans une direction différente pour être sûr que j’irais vous chercher au lieu de me diriger d’abord vers le suba. Vous aviez l’intention de vous faire passer pour un Sirénien, de vous faire conduire à cette station et d’y utiliser vos informations sur la destruction de Guemes pour vous faire adopter de force par les Siréniens. Vous vouliez monnayer votre…


- Vous vous trompez! Je vous le jure!


- Ne jurez pas, dit Twisp. Nef vous écoute. Bushka ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis se ravisa et garda le silence. Souvent, le nom de Nef produisait son effet sur les Iliens, même s’ils se disaient incroyants.


- Que faisiez-vous, côté surface? demanda Twisp. De quelle île êtes-vous?

- De l’Aigle. J’étais… historien, et technicien au contrôle des pompes.

- Vous êtes allé à Vashon?

- Une ou deux fois.

- C’est probablement là que je vous ai vu. J’oublie rarement un visage. Historien… Vous travaillez beaucoup à l’intérieur. Cela explique votre teint blanc.

- Vous rendez-vous compte, demanda Bushka, de la quantité de documents historiques conservés par les Siréniens? Ils ne savent même pas eux-mêmes tout ce qu’ils possèdent. Ni quelle valeur cela peut avoir.

- Ainsi, votre Gallow vous avait jugé digne d’enregistrer ses faits et gestes pour la postérité?

- C’est lui qui l’a dit.

- Faire l’histoire et écrire l’histoire, ce n’est pas tout à fait la même chose. Vous vous en êtes aperçu, j’espère?

- Nef peut en témoigner.


L'effet Lazare
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