La justice ne se produit pas par hasard; en vérité, comment être sûr que quelque chose d’aussi subjectif ne soit jamais produit?


WARD KEEL, Journal.


Le Tribunal maritime ne statua pas du tout comme Queets Twisp s’y était attendu. Tuer un Sirénien dans ses filets n’avait jamais constitué un accident excusable en mer, même lorsque tous les témoignages indiquaient son caractère inévitable. L’accent était toujours mis sur le défunt et les besoins de la famille sirénienne qu’il laissait. Les Siréniens perdaient rarement une occasion de rappeler qu’ils sauvaient chaque année de nombreux Iliens avec leurs bateaux de sauvetage et leurs équipes de surveillance en mer.


Twisp sortit en se grattant la tête du Quartier maritime au grand hall décoré d’une immense fresque murale ondoyante. Brett sautillait presque de joie à côté de lui en arborant un grand sourire.


- Tu vois? disait-il. Je savais que tu t’inquiétais pour rien. Le juge a dit que ce n’était pas un Sirénien que nous avions dans notre filet. Aucun Sirénien n’a été porté disparu. Nous n’avons tué personne!

- Cesse de sourire stupidement!

- Mais, Queets…

- Ne m’interromps pas! J’avais le nez dans ce filet. J’ai vu le sang. Du sang rouge. Celui des capucins est vert. Tu ne vois pas que le tribunal nous a renvoyés un peu trop rapidement?

- Ils sont très occupés et nous ne sommes que du menu fretin pour eux. Tu l’as dit toi-même… Tu es sûr d’avoir vu du sang? reprit Brett après un instant d’arrêt.

- Beaucoup trop pour qu’il s’agisse de quelques poissons déchiquetés.


Sortis du grand hall, ils s’étaient retrouvés sur la galerie du troisième niveau, avec ses hublots panoramiques battus par l’écume d’une mer fortement houleuse. La météo avait annoncé des vents de cinquante cliques et une pluie probable. Le ciel était gris et cachait l’unique soleil qui avait entamé sa course vers l’horizon. L’autre était déjà couché.


De la pluie ?


Twisp était d’avis que la météo avait commis là une de ses peu fréquentes erreurs. Son instinct de pêcheur lui disait que le vent devrait forcir avant que la pluie puisse tomber aujourd’hui. Il s’attendait plutôt à une éclaircie avant le coucher du soleil.


- Les juges ont autre chose à faire que s’intéresser à tous les paumés qui…


Brett s’interrompit en voyant l’expression d’amertume sur le visage de Twisp.


- Je ne voulais pas dire…

- Je sais ce que tu voulais dire! Nous sommes réellement des paumés, à présent. La perte de nos prises m’a coûté tout ce que je possédais : filets, sonde, recharges pour le bouclier, vivres, godille…


Brett était presque essoufflé d’avoir à aligner son pas sur celui de Queets. Il reprit timidement :


- Nous pourrions peut-être tenter de repartir à zéro avec un peu de…

- Avec quoi? fit Twisp en balayant l’air de son bras démesuré. Je n’ai pas les moyens de nous équiper. Tu sais ce qu’ils me conseilleront, si je m’adresse à l’Union des pêcheurs? De vendre mon bateau et de retourner m’engager à bord d’un suba comme simple membre d’équipage!


La galerie se terminait par une longue rampe qu’ils descendirent sans parler jusqu’aux terrasses du second niveau avec leurs cultures maraîchères intensives. Un labyrinthe de petites allées les conduisit jusqu’à la rambarde élevée qui surplombait l’étendue plus large du premier niveau. Au moment même où ils y arrivaient, des trouées commencèrent à apparaître dans le ciel bouché et l’un des deux soleils de Pandore fit mentir les spécialistes de la météo. La terrasse fut baignée d’une agréable lumière jaune.

Brett tira la manche de Twisp.


- Si tu pouvais emprunter, tu n’aurais pas à vendre le bateau et…

- Des emprunts, j’en ai jusque-là, répondit Twisp en faisant mine de s’étrangler d’une main. J’avais juste fini de les payer quand je t’ai engagé. Jamais plus je ne recommencerai! Je vends le bateau. Cela signifie qu’il faudra que je cède ton contrat à quelqu’un d’autre.


Twisp s’assit sur un tas de grumelle devant la rambarde et contempla la mer. La vitesse du vent diminuait rapidement, comme il l’avait prévu. La houle était toujours forte, mais l’écume jaillissait verticalement en bordure de l’île.


- Un des meilleurs temps pour la pêche que nous ayons eus depuis longtemps, fit Brett.


Twisp dut admettre que c’était vrai.


- Pourquoi nous ont-ils laissés partir si facilement? grommela-t-il. Nous avions un Sirénien dans notre filet. Même toi, tu le sais bien, mon garçon. Il se passe de drôles de choses.

- Ils nous ont laissés partir, c’est la seule chose qui compte. Tu devrais t’en réjouir.

- Et toi, tu devrais grandir un peu, mon garçon.


Twisp ferma les yeux et se laissa aller en arrière contre la rambarde. Il sentait la brise glacée de l’océan sur sa nuque et la chaleur de l’océan sur son crâne.


Trop de problèmes, se dit-il.


- Tu n’arrêtes pas de me dire de grandir un peu, protesta Brett, qui se tenait debout devant lui. Toi aussi, tu pourrais grandir. Si tu voulais emprunter rien que…

- Si tu n’es pas capable de réfléchir, mon garçon, alors, tais-toi.

- Ça n’aurait pas pu être un poisson tripode, par hasard? insista Brett.

- Impossible. Tu crois que je ne suis pas capable de faire la différence? C’était un Sirénien et il s’est fait avoir par les capucins… (Il déglutit.)… Ou alors, c’était une Sirénienne. En tout cas, vu le tour que prennent les choses, sa présence dans les parages n’était pas orthodoxe.


Sans changer de position, Twisp écoutait le gosse qui se dandinait maladroitement devant lui.


- C’est pour cela que tu veux vendre le bateau? Parce que nous avons tué accidentellement un Sirénien qui n’aurait pas dû se trouver là où il était? Tu crois que les Siréniens veulent avoir ta peau maintenant?

- Je ne sais quoi penser.


Twisp rouvrit les yeux pour regarder Brett. Le gosse avait plissé les paupières sur ses yeux immenses et le dévisageait avec acuité.


- Les observateurs Siréniens n’ont soulevé aucune objection quand la cour a rendu son arrêt.

- Tu as raison, fit Twisp en levant un pouce vers le tribunal qu’ils venaient de quitter. Ils sont généralement impitoyables dans les affaires de ce genre. Je me demande ce que nous avons bien pu voir… ou failli voir.


Brett s’assit sur la grumelle à côté de Twisp. Ils écoutèrent un moment le slap-slap-slap des vagues contre le flanc de l’île.


- Je m’attendais à ce qu’ils m’envoient en bas, reprit Twisp, et toi avec. C’est ce qui se passe généralement. Ils t’envoient travailler pour la famille du défunt. Et on ne te revoit pas toujours côté surface.

- C’est moi seul qu’ils auraient envoyé, grommela Brett. Tout le monde est au courant, pour mes yeux. Ils savent que j’y vois presque aussi clair le soir qu’en plein jour. Les Siréniens doivent être intéressés.

- Ne te monte pas la tête, mon garçon. Les Siréniens font très attention de ne pas introduire n’importe quoi dans leur patrimoine génétique. Ils nous appellent des mutards, tu le sais, et ce n’est pas pour nous flatter. Nous sommes des mutants, mon garçon, et quand ils nous font descendre chez eux, c’est pour occuper la combinaison de plongée d’un mort, rien d’autre.

- Peut-être que le travail de celui-là n’était pas indispensable.


Twisp donna un coup de poing dans les organiques élastiques de la rambarde.


- Ou peut-être qu’ils ne voulaient pas qu’on sache côté surface quel était son travail.

- Mais c’est insensé!


Twisp ne répondit pas. Ils demeurèrent silencieux un long moment tandis que le soleil solitaire continuait à descendre. Twisp contemplait l’horizon lointain où le ciel noir et l’eau se mêlaient en une bande incurvée. De l’eau… il y avait de l’eau partout.


- Je peux m’occuper de nous réarmer, fit Brett.


Twisp, surpris, se tourna vers lui, mais sans rien dire. Brett aussi contemplait l’horizon. Twisp s’aperçut que le teint du garçon avait foncé comme celui d’un pêcheur. Quand il était monté pour la première fois à bord du coracle, il était blanc à faire peur. A présent, il était devenu plus sec… plus grand, même.


- Tu n’as pas entendu? fit Brett. Je t’ai dit…

- J’ai entendu. Pour quelqu’un qui pleurait et se lamentait presque tout le temps quand nous étions à la pêche, tu me parais bien impatient de reprendre la mer.

- Je n’ai jamais pleuré…

- Je plaisantais, mon garçon, fit Twisp en arrêtant ses protestations d’un geste de la main. Tu te vexes trop facilement.


Brett rougit en regardant le bout de ses chaussures.


- Comment te procurerais-tu l’argent? demanda Twisp.

- Mes parents pourraient me le prêter et je te le prêterais à mon tour.

- Tes parents ont de l’argent?


Twisp étudia le gosse. En fait, cette révélation ne le surprenait pas. Depuis qu’ils se connaissaient, Brett n’avait pas une fois parlé de ses parents et Twisp, par discrétion, s’était abstenu de poser des questions, conformément à l’étiquette îlienne.


- Ils ne sont pas loin du Centre, dit Brett. Juste l’anneau après la Commission et les labos.


Twisp laissa échapper un sifflement entre ses dents.


- Que font donc tes parents pour loger si près du Centre?

- Ils sont dans l’épandage. Ils ont fait fortune avec de la merde.


Twisp éclata de rire tandis que la mémoire lui revenait soudain.


- Norton! Brett Norton! Tes parents sont les Norton?

- Le Norton, rectifia Brett. Ils forment une équipe, mais ils signent comme un seul artiste.

- Peinture pure merde, rigola Twisp.

- Ils ont été les premiers. Et ce n’est pas de la merde, ce sont des nutriments. Des boues organiques traitées.

- Ainsi, tes parents remuent de la merde, reprit Twisp pour le taquiner.

- Ecoute! Je croyais en avoir fini avec ça quand j’ai quitté l’école. Tu ferais bien de grandir un peu, Twisp!

- D’accord, d’accord, fit ce dernier en souriant. (Il tapota la grumelle à côté de lui.) Je sais ce que c’est que l’épandage. C’est avec ça que nous nourrissons l’île.

- Ce n’est pas si simple, dit Brett. J’ai grandi au milieu de tout cela, alors j’en connais un bout sur la question. Il y a les déchets des usines de poisson, le compost des agrariums, les ordures ménagères… à peu près n’importe quoi… sans oublier la merde, bien sûr. Ma mère a été le premier chimiste à découvrir un procédé pour colorer les nutriments, comme on le fait partout aujourd’hui, sans que la grumelle en souffre.

- Pardonne à un vieux pêcheur ignorant, lui dit Twisp. Nous vivons entourés d’organiques morts, comme la membrane qui constitue la coque de mon coracle. Côté île, on se contente de prendre un sac de nutriment, de le mélanger avec un peu d’eau et d’en badigeonner les murs quand ils deviennent un peu trop gris.

- Tu n’as jamais essayé les produits colorés pour décorer tes murs?

- Je laisse cela aux artistes comme tes parents. Moi, je n’ai pas grandi comme toi au milieu de toutes ces choses. Quand j’étais gosse, les seules décorations sur nos murs étaient des graffiti bien ternes : brun sur gris. On nous avait appris qu’il ne pouvait pas y avoir d’autre couleur parce que les murs et les plafonds et tout le reste ne pouvaient pas les absorber. Et si nos organiques mouraient… (Il haussa les épaules.) Comment tes parents sont-ils tombés sur cette découverte?

- Ce n’est pas par hasard! Ma mère était chimiste et mon père était doué pour la décoration. Un jour, ils sont sortis avec toute une équipe et ils ont peint une immense fresque en couleurs sur le dôme radar près du bord d’épandage. C’était avant que je naisse.

- Deux grands événements historiques, plaisanta Twisp. La première peinture pure merde et la naissance de Brett Norton. (Il secoua la tête en affectant un air grave :) Mais le deuxième, c’était du permanent. Parce que aucune peinture ne dure plus d’une semaine ou deux.

- Ils ont leurs archives, fit Brett, un peu sur la défensive. Des holos et des trucs comme ça. Certains de leurs amis musiciens ont composé des partitions pour accompagner leurs spectacles et leurs expositions.

- Comment ça se fait que tu as laissé tout ça? demanda Twisp. L’argent, la vie facile, les relations influentes…

- Tu ne sais pas ce que c’est, quand un gros bonnet vient te tapoter la joue en disant : « Voilà notre nouvel artiste en herbe. »

- Et ce n’était pas ce que tu voulais?


Brett tourna si vivement le dos à Twisp que celui-ci comprit que le gosse lui cachait quelque chose.


- Tu n’es pas content de mes services? demanda Brett.

- J’ai été très content de toi, mon garçon. Tu as encore pas mal à apprendre, mais c’est normal pour un premier contact.


Brett ne répondit pas et Twisp vit que son regard était dirigé vers la grande fresque marine qui décorait le mur du second niveau. Ses couleurs criardes luisaient à la lumière ambrée du coucher de soleil.


- C’est une de leurs fresques? demanda Twisp. Brett hocha la tête sans se retourner.


Twisp regarda de nouveau le mur décoré. Ces fresques en couleurs étaient devenues si courantes, depuis quelque temps, sur les cloisons, les ponts ou les plafonds, qu’on finissait par prendre l’habitude de passer devant sans les remarquer. Certaines avaient des formes géométriques anguleuses qui contrastaient avec lés rondeurs feutrées de la vie îlienne. Les plus demandées, celles qui avaient rendu célèbre un artiste comme Norton, étaient de grandes frises historiques qui, à peine appliquées, commençaient à virer au gris, la couleur des murs affamés. Cette scène marine était une nouveauté dans le répertoire de Norton : une abstraction, une étude écarlate sur la fluidité du mouvement. Elle semblait briller d’un feu intérieur, face à la lumière rasante du soleil couchant, comme si elle abritait un monstre rougeoyant ou un chaudron de sang bouillonnant.

Le soleil avait presque disparu sous l’horizon et la surface de la mer scintillait de mille feux croisés qui se reflétèrent un instant au sommet de la fresque. Puis le soleil se coucha, laissant derrière lui un halo particulier à Pandore.


- Brett, pourquoi tes parents n’ont-ils pas racheté ton contrat? demanda Twisp. Avec les yeux que tu as, j’ai l’impression que tu aurais fait un fameux peintre.


La silhouette obscure qui se trouvait devant Twisp se tourna, floue contre le fond plus clair de la fresque.


- Je n’ai jamais mis mon contrat en vente, fit Brett.


Twisp détourna les yeux, étrangement ému par la réponse du gosse. C’était comme s’ils étaient soudain devenus des amis beaucoup plus proches. Cette réponse contenait implicitement un ciment qui unissait leurs expériences en mer, là où chacun dépendait de l’autre pour sa survie…


77 ne veut pas que je mette son contrat en vente, se dit Twisp.


Il s’en voulait d’avoir été si borné. Ce n’était pas juste pour la saison de pêche. Brett pouvait aller pêcher avec qui il voulait après avoir été l’apprenti de Queets Twisp. Rien qu’à cause de cela, son contrat avait augmenté de valeur. Il soupira. Non… simplement, le gosse ne voulait pas se séparer d’un ami.


- J’ai encore du crédit à la Coupe des As, fit-il. Allons prendre un café… ou n’importe quoi.


Twisp attendit. Dans l’obscurité grandissante, il perçut le bruissement des chaussures de Brett. Les lumières en bordure de l’île s’allumèrent, remplissant leur office de balises en l’absence des deux soleils. Elles commencèrent par briller d’un éclat bleuté, phosphorescent comme la crête des vagues parce que la nuit était chaude, puis cet éclat s’intensifia encore à mesure que les organiques chauffaient. Du coin de l’œil, Twisp vit Brett s’essuyer furtivement la joue au moment où les lumières s’allumaient.


- Nous n’allons pas briser comme ça une si bonne équipe, reprit Twisp. Allons-y.


Il n’avait encore jamais invité le gosse à passer une soirée à la Coupe des As, que presque tous les pêcheurs fréquentaient pourtant. Il se leva et vit avec satisfaction que Brett redressait le menton.


- Avec plaisir, murmura ce dernier.


Ils suivirent silencieusement une série de coursives baignées de la même phosphorescence bleutée et arrivèrent à l’entrée du café. Twisp laissa le gosse admirer l’entrée en forme d’arcade revêtue d’une épaisse toison de laine. Quand ils furent à l’intérieur, il lui montra ce qui avait rendu la Coupe des As célèbre dans toutes les îles : son mur donnant sur l’extérieur. Du pont au plafond, c’était une immense toison ininterrompue, un caracul bouclé d’un blanc chatoyant.


- Comment font-ils pour le nourrir? chuchota Brett.

- Il y a un espace vide derrière. Ils appliquent le nutriment de ce côté.


Il était encore tôt et les clients étaient peu nombreux. Personne ne semblait faire attention à eux. Brett enfonçait légèrement la tête dans ses épaules, en s’efforçant de tout voir sans en avoir l’air.


- Pourquoi ont-ils choisi la laine? murmura-t-il tandis qu’ils se frayaient un passage entre les tables vers le mur bouclé.

- Cela isole du bruit quand il y a une tempête, répondit Twisp. Nous sommes contre la mer.


Ils s’attablèrent tout près du mur. La table et les fauteuils étaient recouverts de la même membrane séchée et tendue que les coracles. Brett s’assit précautionneusement dans un fauteuil et Twisp se rappela qu’il avait eu la même réaction la première fois qu’il était monté dans le coracle.


- Tu n’aimes pas les meubles morts, lui dit-il.

- Je n’y suis pas habitué, c’est tout, fit Brett en haussant les épaules.

- Les pêcheurs les préfèrent. Ils restent comme ils sont et n’ont pas besoin qu’on leur donne à manger. Qu’est-ce que tu prends?


^ Twisp fit un signe à Gérard, le patron, dont la tête énorme et les épaules émergeaient derrière le comptoir surélevé. Son visage souriant était démesurément large et encadré de grosses touffes de cheveux noirs. Il les regardait d’un air interrogateur.


- J’ai entendu dire qu’ils ont du vrai chocolat, chuchota Brett.

- Gérard mettra dedans quelques gouttes de gnou, si tu veux.

- N… non, merci.


Twisp leva deux doigts de sa main droite surmontés de la paume de sa main gauche - cela signifiait deux chocolats dans le code maison - puis il cligna de l’œil une fois pour avoir une dose de gnou dans le sien. Au bout d’un moment, Gérard fit signe que la commande était prête. Les habitués connaissaient le problème de Gérard. Ses jambes étaient soudées en une seule colonne que terminaient deux pieds sans orteils. Le propriétaire de la Coupe des As était astreint à se déplacer dans un fauteuil mécanique de fabrication sirénienne, ce qui montrait que les affaires ne marchaient pas trop mal après tout. Twisp se leva pour aller chercher la commande au bar.


- Qui est ce gamin? demanda Gérard en faisant glisser deux tasses sur le comptoir. Le gnou est dans la bleue, ajouta-t-il en tapant du plat de la main sur la tasse bleue pour mieux se faire comprendre.

- Mon nouveau contrat, répondit Twisp. Brett Norton.


- Je vois. Il est du Centre? Twisp acquiesça.


- Ses parents font de la peinture à merde, reprit Gérard.

- Je me demande pourquoi j’étais le seul à l’ignorer jusqu’ici.

- C’est parce que tu as toujours la tête dans tes filets, dit Gérard. Son front sillonné se pencha en avant tandis que ses yeux verts pétillaient d’amusement.

- Je me demande ce qui a bien pu l’amener à se lancer dans la pêche, murmura Twisp. Si je croyais à la malchance, je dirais qu’il m’a porté malheur. Mais c’est un brave garçon.

- J’ai appris que tu as perdu tes prises et ton équipement. Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant ? demanda Gérard en levant le menton vers l’endroit où Brett était assis, en train de les observer. Ses parents ont pas mal d’argent, ajouta-t-il.

- C’est ce qu’il m’a dit lui-même, fit Twisp en équilibrant les deux tasses pour les emporter. A plus tard.

- Que la pêche soit bonne, dit Gérard. C’était une réponse machinale et il fronça les sourcils en s’apercevant qu’il venait de dire cela à un pêcheur sans filets.

- On verra bien, fit Twisp en retournant vers la table. Il remarqua que les oscillations du pont sous ses pieds s’étaient sensiblement accrues.


Peut-être bien qu’une tempête se prépare. Ils burent tranquillement leur chocolat et Twisp sentit l’action bienfaisante du gnou sur ses nerfs.

Quelque part derrière le comptoir, quelqu’un se mit à jouer de la flûte, et quelqu’un d’autre l’accompagna sur un tambour à eau.


- De quoi étiez-vous en train de parler? demanda Brett.

- De toi.


Le visage de Brett rosit de manière perceptible sous l’éclairage tamisé du café.


- Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous disiez?

- Il semble que tout le monde à part moi sait que tu viens du Centre. C’est pour cela que tu n’aimes pas les meubles morts.

- Je me suis habitué au coracle.

- Tout le monde n’a pas envie de se payer des organiques, fit Twisp. Ils sont chers à entretenir, et ils ne sont pas pratiques pour les petites unités de pêche. On ne sait jamais comment ils vont réagir quand ils rencontrent un banc de poissons. Pour les subas, c’est autre chose, ils sont spécialement étudiés.


Un sourire naquit au coin des lèvres de Brett.


- Tu sais, dit-il, la première fois que j’ai vu ton bateau et que je t’ai entendu l’appeler coracle, j’ai cru que ce mot voulait dire « carcasse ».


Ils éclatèrent de rire ensemble. Twisp surtout sous l’effet du gnou. Brett le regarda avec étonnement.


- Mais tu es ivre!

- Mon garçon, fit Twisp en imitant l’intonation de Brett, je crois bien que je vais me soûler. Et je vais même commander un autre gnou.

- Mes parents se cuitent parfois après une exposition, fit Brett.

- Et toi tu n’aimes pas ça. Eh bien, mon garçon, mets-toi bien dans la tête que je ne suis pas tes parents. Ni l’un ni l’autre.


Une sirène hurla à ce moment-là dans le corridor juste à l’entrée du café. Le bruit faisait vibrer le mur.


- Mascarelle! hurla Brett. Il faut essayer de sauver ton bateau!


Il courait déjà vers le corridor au milieu d’une cohue de pêcheurs blêmes.

Twisp se mit debout en chancelant et les suivit en faisant signe à Gérard d’attendre pour verrouiller la porte étanche. Déjà, à l’extérieur, quelques lames déferlaient sur le pont. La coursive était remplie de gens qui couraient vers les écoutilles. Twisp cria à Brett :


- Reviens! C’est trop tard! Reste à l’intérieur! Brett disparut au bout de la coursive sans se retourner.


Twisp découvrit un câble de sécurité qui conduisait à l’extérieur et le suivit jusqu’à la bordure. Tous les projecteurs étaient allumés, jetant des reflets crus sur les visages affolés des gens qui couraient dans toutes les directions en s’appelant. Brett était sur le plan incliné devant le coracle, renforçant ses amarres et jetant dans la cabine tout l’équipement qui lui tombait sous la main. Lorsque Twisp arriva à côté de lui, Brett amarra un long filin autour du taquet à l’avant du coracle. Le vent hurlait à leurs oreilles et les lames passaient maintenant par-dessus la grumelle de la jetée, remplissant d’écume blanche les eaux normalement protégées du lagon.


- Il faut le couler, nous le récupérerons plus tard! cria Brett.


Twisp l’aida en se disant que le gosse avait dû apprendre cela en écoutant de vieux marins. Parfois, cela marchait en effet. De toute manière, c’était leur seule chance de sauver le coracle. Tout au long de la berge, d’autres bateaux avaient été sabordés et l’on ne voyait plus que leurs amarres qui plongeaient verticalement dans l’eau. Twisp découvrit un tas de grosses pierres près de la jetée et les passa à Brett qui les lança dans le coracle. Quand le bateau fut prêt à sombrer, Brett sauta à l’intérieur et attacha une bâche au-dessus des pierres.


- Ouvre les vannes et saute! hurla Twisp. Brett passa la main sous la bâche. Un puissant jet d’eau monta du fond du bateau. Twisp allongea son bras démesuré vers Brett au moment précis où la mascarelle balayait le lagon et atteignait le bord du coracle.


Le bout des doigts de Brett avait effleuré la main de Twisp au moment où le coracle sombrait. L’amarre du taquet avant lui fouetta le bras droit en ripant. Twisp voulut la saisir et se brûla la main. Il se mit à hurler :


- Brett! Mon garçon!


Mais le lagon était devenu un enfer de rage blanche et deux autres pêcheurs l’avaient saisi chacun par un bras et entraîné, trempé jusqu’aux os et toujours hurlant, dans la coursive qui conduisait à la Coupe des As. Gérard, dans son fauteuil mécanique, verrouilla derrière eux la porte étanche pour empêcher l’eau d’entrer.


- Attends! Le gosse est encore là-bas! cria Twisp en se jetant contre la toison élastique.


Quelqu’un lui versa de force entre les lèvres quelques gouttes de gnou presque pur. Le liquide coula sur son menton et dans sa bouche. Il l’avala et en ressentit aussitôt l’effet apaisant. Mais ce n’était pas assez pour chasser le souvenir des doigts de Brett effleurant sa main.


- Je le tenais presque! sanglota Twisp.


L'effet Lazare
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