Les symboles, c’est pas pour du beurre.
Duque Kurz.
Avant-poste n° 22, le 19 (?) alki 468
Quand ils m’appellent « monsieur le Juge », je sens se figer dans mes mains la balance de la justice et de la vie. Je ne suis pas pour eux Ward Keel, l’homme à la grosse tête, au long cou et à la démarche raide, mais une espèce de dieu capable de discerner le bon chemin et de s’y maintenir. Il ne saurait en résulter que du bien. Le bon dieu, c’est le bien; le diable, le mal. Les mots-symboles sont la chair de notre monde. Nous les tenons pour acquis; nous fondons nos actions sur eux.
Le ressentiment, c’est un espoir qui a mal tourné. Je dois admettre que nos crises ont été légion, mais nous avons toujours vécu pour leur faire face et c’est une chose qu’aucun dieu n’a jamais promise.
Simone Rocksack croit savoir ce que Nef a promis. C’est son métier, dit-elle. Elle explique aux fidèles la volonté de Nef et ils la croient sur parole. Mais les Historiques sont là. Il suffit de les lire. Ma conclusion personnelle est que nous ne sommes pas là pour être punis ni récompensés. Nous sommes là, c’est tout. Ma tâche, en tant que Juge Suprême, consiste à faire en sorte que nous soyons là aussi nombreux que possible.
L’existence même de la Commission est fondée sur la science et la peur. La question, à l’origine, est très simple : tuer ou aider à vivre. Ne pas hésiter à administrer la mort si la vie représente un danger. Mais à une époque où la mort est si répandue, ce pouvoir absolu de vie et de mort a entouré la Commission d’une aura qu’elle n’aurait jamais dû accepter. La Commission s’est substituée à la loi.
H est vrai que la Psyo revendique la loi de Nef, et il est également vrai que son peuple l’applique. Nous rendons à Nef ce qui lui est dû. Ensemble, nous préservons le cours de l’humanité.
Le cours, le flot. Nous autres Iliens comprenons bien ces notions de courant. Les conditions changent, les temps changent. Le changement est dans l’ordre des choses. La Commission elle-même reflète ces fluidités. Dans la plupart des cas, le droit est une question de contrats et d’arrangements particuliers. Les tribunaux arbitrent des litiges privés.
La Commission s’occupe de survie et rien d’autre. Il est vrai que cela confine à la politique; car la politique, c’est la survie du groupe. Nous sommes autonomes, nous comptons nos nouveaux membres, et nos décisions sont aussi absolues qu’on peut l’être dans nos îles. Les Iliens se défient de tout ce qui est fixe. La rigidité de la loi leur fait aussi peur que l’académisme figé d’une froide statuaire.
Je crois qu’une partie du plaisir que nous procure tout art provient de sa nature transitoire. L’art doit se renouveler constamment et s’il veut surmonter l’épreuve du temps, il ne peut le faire que sur le théâtre de la mémoire. Nous autres Iliens avons le plus grand respect pour l’esprit. C’est un lieu très intéressant, un outil qui sert de base à tous les autres outils, une chambre de tortures, un havre de repos et un réservoir de symboles. Tout ce que nous avons est fondé sur les symboles. Grâce aux symboles, nous créons plus que ce qui nous a été donné à l’origine; nous devenons plus que la somme de nos constituants.
Celui qui menace l’esprit ou son pouvoir créateur de symboles met en danger la matrice de l’humanité elle-même. J’ai essayé d’expliquer tout cela à Gallow. Il a la capacité d’entendre, mais il s’en fiche.