Les affres du choix sont peut-être notre bénédiction.
W. H. Auden, Archives de la Mnefmothèque.
En cet instant fugace où les dernières lueurs du crépuscule disparaissaient à l’horizon comme la flamme affaiblie d’une torche plongée dans la mer froide, Brett aperçut la tour de lancement. Sa masse grise formait un pont entre l’océan et les nuages bas. Il la montra du doigt.
- C’est ça?
Scudi se pencha en avant pour scruter la demi obscurité.
- Je ne vois rien, dit-elle. Mais d’après les instruments, elle devrait être à une vingtaine de cliques.
- Nous avons perdu du temps avec Twisp et ce Bushka. Que penses-tu de lui?
- De Twisp?
- Non; de l’autre.
- Nous avons des Siréniens comme ça, fit-elle sans s’engager.
- Tu ne l’aimes pas, toi non plus.
- C’est un geignard; peut-être un tueur. Il n’est pas facile d’aimer quelqu’un comme ça.
- Que penses-tu de son histoire?
- Je ne sais pas. Qui nous dit qu’il n’a pas agi de propre chef et que ce n’est pas l’équipage qui jeté par-dessus bord? Il est difficile de se faire une opinion alors que nous n’avons entendu qu’un seul témoignage, le sien. L’hydroptère mordit soudain à la lisière d’une nappe de varech. Ses patins acérés ralentirent l’appareil en se frayant un chemin à travers les thalles enchevêtrés.
- Je n’avais pas vu ce varech! s’écria Scudi. Il pût si sombre… Quelle maladroite je suis!
- Cela peut endommager l’hydroptère?
- Non, fit Scudi en secouant la tête. Mais j’ai blessé le varech. Il faut nous arrêter.
- Blessé le varech? répéta Brett, perplexe. Ce n’est qu’une plante.
- Le varech est bien plus qu’une créature végétale, répliqua Scudi. Il se trouve actuellement dans sa phase sensible de développement. C’est difficile de t’expliquer. Si je te disais tout ce que je sais du varech, tu me croirais aussi folle que Bushka.
Elle réduisit les gaz. Le hurlement des statos s’atténua et le gros bâtiment descendit sur sa coque, ballotté par le mouvement des vagues. Les statos derrière eux n’émettaient plus qu’un faible grondement.
- La nuit, c’est bien plus dangereux pour nous, dit-elle.
Le tableau de bord s’était automatiquement éclairé lorsque la nuit était tombée et le visage de Brett était baigné de cette lumière rouge.
- Allons-nous attendre ici que le jour se lève? demanda-t-il.
- Nous pourrions nous immerger et demeurer au fond. Il n’y a pas plus de soixante brasses.
Voyant que Brett ne répondait pas, elle ajouta :
- Ça ne te plaît pas tellement, de rester au fond?
Il haussa les épaules.
- Il y a trop de profondeur pour jeter l’ancre, dit-elle. Mais nous pouvons nous laisser dériver, si nous faisons attention. Il ne peut rien nous arriver ici.
- Les capucins?
- Comment feraient-ils pour entrer?
- Alors, fermons tout et laissons-nous dériver. Le varech devrait aider l’hydroptère à rester stable. Je suis d’accord avec toi, il n’est pas prudent de nous présenter là-bas pendant la nuit’. Nous voulons être vus par le plus grand nombre possible de gens. Il faut qu’ils sachent qui nous sommes et pourquoi nous sommes là.
Scudi coupa les statoréacteurs. Dans le silence soudain, ils entendirent le clapotement des vagues contre la coque et les craquements légers du bâtiment.
- A quelle distance dis-tu que se trouve la station? demanda Brett en plissant les yeux pour essayer de revoir la tour dans l’obscurité.
- Environ vingt cliques.
Brett, habitué à évaluer les distances par rapport à la hauteur de Vashon au-dessus de l’horizon, émit un petit sifflement.
- Il faut qu’elle soit drôlement haute. Je ne comprends pas pourquoi aucun Ilien ne Ta encore signalée.
- Je pense que nous agissons sur les courants pour éloigner les îles de cette zone.
- Vous agissez sur les courants… murmura Brett en hochant la tête. Puis il demanda : Crois-tu qu’ils nous ont repérés?
Elle enfonça une touche du tableau de bord et une série de bips et de clics sortirent du haut-parleur au-dessus de leurs têtes. Ils avaient déjà entendu ces bruits de temps à autre alors qu’ils niaient sur l’eau à toute vitesse.
- Personne ne nous détecte, dit-elle. Ça ferait un : mit d’enfer, si nous étions dans le champ d’un faisceau. Attention, ça ne veut pas dire qu’ils ignorent notre présence. Ils ne nous cherchent pas en ce moment, c’est tout.
Brett se pencha pour voir ce qui était écrit au-dessous de la touche sur laquelle Scudi avait appuyé : INDICATEUR DE DÉTECTION.
- C’est automatique, expliqua-t-elle. Cela indique si nous sommes pris dans un faisceau de détection.
L’hydroptère fut soudain secoué à contretemps d’une vague. Brett, habitué à l’instabilité des îles et des coracles, fut le premier à retrouver son équilibre. Scudi s’agrippa à son bras pour se redresser.
- Le varech? demanda-t-il.
- Je pense. Nous ferions mieux de…
Elle s’interrompit avec une exclamation étouffée. Elle regardait dans la direction du panneau d’accès, derrière Brett.
Celui-ci pivota pour laisser voir la silhouette d’un Sirénien encadrée dans l’entrée, ruisselant d’eau de mer. Son visage et sa combinaison de plongée étaient grotesquement barbouillés de peinture verte. Il tenait un laztube à la main. Derrière lui, dans l’ombre, se tenait un second Sirénien.
La voix de Scudi, sans force, souffla à l’oreille de Brett :
- Gallow. Derrière, c’est Nakano.
Brett était sidéré qu’ils aient pu arriver jusqu’à eux sans qu’ils s’en aperçoivent. Son esprit tournant un instant à vide essayait de saisir toute l’importance de ce que Scudi venait de lui dire à “oreille. C’était donc là le Sirénien que Bushka accusait d’avoir envoyé Guemes par le fond! Il était grand, souple et musclé. Sa combinaison dé plongée collait à lui comme une seconde peau. Mais pourquoi cette peinture verte? se demandait Brett, dont les yeux ne pouvaient quitter le nez du laztube’.
- C’est la petite Scudi Wang! gloussa le Sirénien. Voilà ce que j’appelle un coup de chance. On peut dire que le sort nous comble ces derniers temps. Hein, Nakano?
- Ce n’est pas un coup de chance si nous nous en sommes tirés quand cet abruti d’Ilien nous a fait couler, grommela Nakano.
- Ah! Tu veux dire que c’est grâce à tes biceps qui ont fait éclater tes liens. Je le reconnais. Où est votre équipage? ajouta-t-il en jetant un coup d’œil autour de la cabine. Nous avons besoin du médecin de bord.
Brett, à qui Gallow s’était adressé, demeura muet. Il songeait que les paroles que venaient d’échanger ce deux Siréniens confirmaient en gros les dires de Bushka.
- Le médecin de bord! insista Gallow.
- Nous n’en avons pas, fit Brett, surpris par l’intensité de sa voix.
Gallow, reconnaissant son accent, eut une grimace de mépris et se tourna vers Scudi pour lui demander :
- Qui est ce mutard?
- Un… un ami. Brett Norton.
Gallow examina Brett dans la lumière rougeâtre puis regarda de nouveau Scudi.
- Il a l’air presque normal, mais c’est tout de même un mutard. Ton père se retournerait dans sa tombe! Jette un coup d’œil, Nakano, veux-tu? ajouta-t-il par-dessus son épaule.
Le spat spat de ses pieds mouillés se fit entendre dans la coursive tandis que Nakano s’éloignait. Le Sirénien reparut bientôt et prononça un seul mot :
- Vide.
- Rien que tous les deux, ironisa Gallow. On se paie une petite croisière sur le gros bateau. C’est idyllique.
- Pourquoi avez-vous besoin d’un médecin? demanda Scudi.
- Et on a tout plein de questions à poser, en plus, fit Gallow.
- Au moins, dit Nakano, nous avons l’hydroptère.
Il s’avança dans la cabine et Brett put l’examiner en détail. Il avait un corps massif et des bras aussi épais que le torse de certains hommes. Son visage couturé donnait le malaise à Brett.
Gallow s’avança vers l’un des sièges de pilotage. Il se pencha pour lire les cadrans.
- Nous vous avons vus arriver, dit-il en lançant à Scudi un regard fielleux. Vous sembliez bien pressés et vous vous êtes arrêtés tout d’un coup. C’est intéressant, d’autant plus que vous êtes seuls à bord. Que faites-vous ici?
Scudi regarda Brett, qui rougit. Nakano s’esclaffa.
- Pas possible! railla Gallow. Les nids d’amour sont de plus en plus sophistiqués, à notre époque. Voyez-moi ça!
- C’est honteux! renchérit Nakano en faisant claquer sa langue.
- Cet hydroptère est recherché, Scudi Wang! fit soudain Gallow en se rembrunissant d’une manière qui glaça Brett. Vous l’avez volé. Qu’en dis-tu, Nakano? On dirait que les Capucins verts ont capturé un couple de desperados.
Brett regarda les dessins grotesques qui recouvraient les combinaisons des deux Siréniens. Les taches et les lignes vertes se prolongeaient par des motifs analogues sur leur visage.
- Les Capucins verts? interrogea Scudi.
- C’est nous, expliqua Gallow. Ces combinaisons forment un camouflage parfait sous l’eau, particulièrement à proximité du varech. Et nous passons pas mal de temps dans le varech; pas vrai, Nakano ?
- On aurait mieux fait de le laisser nous achever, grommela celui-ci. Le varech…
Gallow le fit taire d’un geste impérieux.
- Nous avons monté notre base avec un suba et une poignée d’hommes. Ce serait dommage de gâcher tout ce talent au profit du varech.
Brett reconnaissait en Gallow un de ces personnages qui aiment bien s’écouter parler et même plus, qui aiment se vanter à tout propos.
- Avec un tout petit suba et cet hydroptère, continua le Sirénien en coupant l’air de sa main, nous pouvons faire en sorte qu’il n’y ait jamais trop de terres émergées. Inutile d’ère aux postes de commande pour tirer les ficelles. Il suffit de saboter le travail de ceux qui y sont. Bientôt, tout le monde viendra me manger dans la main.
Scudi prit une profonde inspiration, comme pour se relaxer avant de demander :
- Est-ce que Kareen fait partie de votre organisation ?
Le regard mobile de Gallow rencontra presque celui de Scudi.
- Elle est… notre clause d’assurance.
- Notre coffre-fort inviolable, ajouta Nakano, et ils éclatèrent bruyamment de rire comme font généralement les hommes quand ils viennent d’échanger des plaisanteries particulièrement grossières ou cruelles.
Brett remarqua, d’après le soupir que poussa Scudi, qu’elle semblait soulagée par la réponse de Gallow. Etait-elle enfin libérée de ses doutes sur la collusion qui avait pu exister entre son père et Gallow ?
- Et ce médecin? demanda Nakano.
La nuit totale était tombée sur l’océan et la cabine n’était éclairée que par les voyants rouges et .es lumières des cadrans. Un halo rouge macabre entourait les deux Siréniens. Debout derrière les sièges de pilotage, ils se rapprochèrent l’un de autre et tinrent une conversation à voix basse tandis que Brett et Scudi se regardaient, indécis. Brett se demandait s’ils avaient une chance de j enfuir par le panneau d’accès qui avait livré passage aux deux Siréniens. Auraient-ils le temps ce gagner la porte extérieure? Mais Guemes avait été détruite par un suba. Ces Siréniens n’étaient pas venus à la nage de la station. Leur suba devait être à proximité, probablement juste sous la coque ce l’hydroptère. Et ils avaient besoin d’un médecin.
- Je pense que vous avez besoin de nous, dit-il à haute voix.
- Tu penses? fit Gallow en haussant un sourcil d’un air supérieur. Les mutards ne pensent pas.
- Vous avez un blessé. Quelqu’un a besoin d’un médecin, reprit Brett. Comment allez-vous trouver de l’aide?
- Il est perspicace, pour un mutard, fit Gallow.
- Vous n’êtes pas en mesure de forcer un médecin de la station à vous suivre, poursuivit Brett imperturbablement. Mais vous pourriez vous servir de nous comme monnaie d’échange.
- Ils échangeraient peut-être la fille de Ryan Wang contre un médecin, admit Gallow. Mais toi, tu es tout juste bon à donner à manger aux poissons.
- Si vous lui faites du mal, je ne coopère pas, dit Scudi.
- Qui parle de coopérer?
- Vous avez besoin de nous, insista Brett.
- Nakano vous mettra tous les deux en pièces si je lui en donne Tordre. Voilà pour votre coopération.
Brett garda le silence. Il étudiait les deux hommes dans la lumière sanguine de la cabine. Pourquoi attendaient-ils tellement? Ils disaient qu’ils avaient besoin d’un médecin. Twisp répétait tout le temps qu’il fallait savoir lire au-delà des mots quand on avait affaire à des gens qui posaient et fanfaronnaient. Gallow correspondait à coup sûr à cette description. Nakano semblait différent. Beaucoup plus dangereux. Twisp se plaisait à harceler de tels personnages de remarques provocatrices qui les forçaient à se découvrir.
- Ce n’est pas n’importe quel médecin qu’il vous faut, dit-il. C’est un médecin bien particulier.
Les deux Siréniens, surpris, se tournèrent vers Brett.
- A quoi joues-tu, petit ? murmura Gallow.
Le sourire qui brilla dans la pénombre de la cabine ne désarma pas pour autant Brett.
Il est nerveux, se dit-il. Cherchons encore.
Il connaissait la crainte des Siréniens que les mutants îliens deviennent un jour télépathes et il jouait là-dessus.
- Tu crois que… commença Nakano.
- Tais-toi! lança Gallow.
Brett avait saisi dans son expression une hésitation qui n’était pas apparue dans sa voix. Cet homme maîtrisait parfaitement son organe vocal.
C’était son instrument de propagande numéro un en même temps que son sourire toujours prêt.
- L’autre hydro ne devrait pas tarder, fit Nakano.
Un hydroptère particulier avec un médecin particulier et une cargaison particulière, se dit Brett.
Il jeta un coup d’œil à Scudi. Son visage fatigué lui apparaissait plus clair dans la pénombre de la cabine.
- Vous n’avez pas besoin de nous comme monnaie d’échange mais comme facteur de diversion, reprit Brett en portant un doigt à chaque tempe et en réprimant un sourire satisfait.
Gallow haussa un sourcil comme une barre noire au milieu du vert camouflage.
- Je n’aime pas beaucoup ça, fit Nakano.
Il y avait de la peur dans la voix du colosse.
- Il a fait une déduction, dit Gallow. C’est tout. Regarde-le. Il est presque normal. Peut-être qu’il y a une cervelle là-dessous, après tout.
- Mais il est tombé pile sur…
- Ferme-la, Nakano! avertit Gallow sans quitter Brett des yeux. Et pourquoi, reprit-il, aurions-nous besoin d’un facteur de diversion?
Brett ôta ses doigts de ses tempes et laissa percer son sourire.
- C’est simple, dit-il. Vous ne saviez pas que vous alliez nous trouver à bord. Il fait nuit dehors et vous avez vu un hydroptère. C’est tout.
- Pas trop mal pour un mutard, fit Gallow. Peut-être qu’il y a encore de l’espoir pour toi.
- Vous avez été obligé de vous pencher sur le tableau de bord pour lire la plaque d’identification de l’appareil avant de vous apercevoir que c’était l’hydroptère recherché.
- Continue, dit Gallow en hochant la tête.
- Vous pensiez qu’il s’agissait d’un autre hydroptère, un appareil avec une force de sécurité à bord. Vous êtes venus armés pour cela.
Nakano s’était détendu, visiblement soulagé. Le raisonnement de Brett avait écarté ses soupçons quant à ses pouvoirs de télépathie.
- C’est intéressant, dit Gallow. Mais c’est tout!
- Nous attendons l’autre hydroptère, dit Brett. Autrement, pourquoi seriez-vous en train de perdre votre temps avec nous? Si la force de sécurité fait irruption à bord de notre hydroptère pour capturer Scudi et moi, elle vous fournira l’occasion que vous attendez.
- Quelle occasion?
La voix de Gallow7 indiquait que tout cela l’amusait. Quant à Nakano, il redevenait nerveux.
- Vous voulez vous emparer de quelqu’un qui se trouve à bord de l’autre hydroptère, continua Brett. Un médecin. Et vous voulez aussi vous emparer de la cargaison. Ce qui est nouveau, c’est que vous voyez maintenant l’occasion de mettre la main sur deux hydroptères au lieu d’un. Et intacts. Car vous auriez été obligés d’endommager l’autre appareil pour l’arrêter. Vous n’avez qu’un suba à votre disposition.
- Tu sais, dit Gallow, tu pourrais me servir. Tu veux te joindre à nous?
Brett répondit sans réfléchir :
- Je préfère bouffer de la merde.
Gallow se raidit, le visage soudain durci. Nakano ricanait. Peu à peu, l’expression de Gallow redevint diplomatique; mais il y avait toujours dans ses yeux une lueur meurtrière qui faisait regretter à Brett d’avoir ouvert la bouche.
Scudi, comme si elle redoutait les conséquences de ce qu’avait dit Brett, s’était écartée de lui pour se rapprocher du tableau de bord.
Nakano se pencha pour dire quelque chose à .oreille de Gallow. Il n’avait pas fini de chuchoter lorsque son pied partit comme un éclair en direction de la main de Scudi, qui se tendait vers la manette d’éjection, entre les deux sièges.
Scudi fit un bond en arrière en poussant un cri de douleur et en serrant son poignet dans sa main gauche. Brett fît un pas vers Nakano, mais le colosse leva la main pour l’arrêter.
- Du calme, gamin. Elle n’a rien de cassé. Ce D était qu’un avertissement.
- Elle voulait éjecter le cockpit, dit Gallow.
Il y avait dans sa voix une surprise non feinte. Il regarda Scudi d’un air furieux. Les deux hommes se tenaient sur le joint léger qui marquait la séparation entre l’avant de la cabine et l’arrière.
- Il nous aurait déchiquetés en explosant, fit Nakano. Ce n’est pas très gentil, ça.
- Elle est bien la fille de son père, dit Gallow.
- Vous voyez pourquoi vous avez besoin de notre coopération, murmura Brett.
- Et vous, vous avez besoin d’une bonne corde et d’un bâillon, lança Gallow.
- Si vous faites cela, que se passera-t-il quand I autre hydroptère arrivera? demanda Brett. S’ils ne nous voient pas à l’intérieur, ils se méfieront. Ils enverront un ou deux hommes à bord et les autres seront sur le qui-vive.
- On dirait que tu as un marché à me proposer, mutard.
- J’en ai un.
- Parle.
- Scudi et moi, nous restons ici, bien visibles. Nous faisons comme si notre hydroptère avait une avarie. De cette manière, ils ne soupçonneront rien.
- Et ensuite?
- Vous nous relâchez à proximité d’un avant-poste pour que nous puissions rentrer chez nous.
- Ça me paraît raisonnable. Qu’est-ce que tu en dis, Nakano?
Le colosse se contenta de grogner.
- Marché conclu, mutard, fit Gallow. J’avoue que tu m’amuses.
Sa voix débordait de traîtrise. Ne se rendait-il pas compte, se disait Brett, que ses intentions étaient absolument transparentes? Un sourire onctueux ne peut cacher éternellement un mensonge.
Gallow se tourna vers Nakano.
- Jette un coup d’œil à l’extérieur. Regarde si tout va bien.
Nakano disparut par le panneau arrière. Gallow se mit à fredonner entre ses lèvres tout en hochant la tête d’un air content de lui. Scudi se rapprocha de Brett. Elle se tenait toujours le poignet.
- Ça va? demanda Brett.
- C’est douloureux, c’est tout.
- Nakano n’y a pas mis toute sa force, leur dit Gallow. Il est capable de vous broyer la gorge d’une seule main. Comme ça.
Il fit claquer ses doigts pour mieux illustrer son propos.
Nakano reparut quelques instants plus tard, encore ruisselant d’eau de mer.
- Nous sommes au milieu du varech, dit-il. Il nous stabilise. Le suba est juste sous la coque. Ils ne s’apercevront de sa présence que lorsqu’il sera trop tard pour eux.
- Parfait, déclara Gallow. Où allons-nous mettre ces deux-là en attendant que ce soit l’heure de leur petit numéro?
Il parut réfléchir pendant quelques secondes, puis ajouta :
- Nous allons allumer toutes les lumières de la cabine et nous les mettrons dans l’entrée. On les apercevra de loin.
- Nous serons juste à côté, dit Nakano. Vous comprenez ce que ça veut dire ?
Comme Brett ne répondait pas, Scudi murmura :
- Nous comprenons.
- Dès qu’ils seront là, dit Brett, nous nous précipiterons à l’avant pour tout éteindre. De cette manière, ils seront obligés de monter à bord.
- Parfait! dit Gallow. Excellent!
Il adore vraiment le son de sa voix, pensa Brett.
Il prit le bras de Scudi, en faisant attention à son poignet.
- Viens. Allumons ces lumières et mettons-nous tout de suite devant le panneau d’entrée.
- Nakano, ordonna Gallow, tu vas escorter nos amis à l’arrière. Veille à ce qu’ils soient bien à la vue.
Il se baissa vers le tableau de bord et actionna une série de commutateurs. L’hydroptère s’illumina.
Le panneau ouvert… Brett fut soudain pris d’un doute. Il se pencha vers Scudi pour murmurer :
- Les capucins?
Elle le tira en direction de la coursive qui conduisait au panneau arrière. Elle lui répondit en chuchotant :
- Nos chances ne sont pas meilleures avec les verts.
Survivre, cela consiste à respirer coup par coup.
C’était l’un des dictons favoris de Twisp. Brett songea que si Scudi et lui s’en tiraient cette fois-ci, i faudrait que Twisp sache de quelle manière il les avait aidés. Il s’agissait de bien observer et de réagir spontanément. Quelque chose qu’on ne pouvait enseigner, mais qu’on pouvait apprendre à faire.
- Dépêchez-vous un peu, tous les deux! ordonna Nakano.
Ils le suivirent dans la coursive qui débouchait sur la porte extérieure ouverte. Une lumière crue illuminait l’encadrement ovale. Au-delà, dans l’obscurité, les vagues alourdies par le varech venaient heurter la coque.
- Attendez ici, fit Nakano. Et tâchez d’être en pleine lumière quand je reviendrai.
Il retourna par où ils étaient descendus.
- Que fait l’autre dans la cabine? demanda Brett.
- Il est probablement en train de mettre les commandes hors d’état de marche. Ils n’ont pas envie que nous filions avec l’hydroptère.
- Evidemment.
Elle regarda derrière elle, en direction du coffre où Brett avait trouvé les équipements de survie.
- Si ce n’était le suba là-dessous, nous pourrions plonger tout de suite, dit-elle.
- Il n’y a personne à bord du suba. Ils ne sont que deux. Ou peut-être trois, avec celui qui a besoin d’un médecin. Mais il ne peut pas faire grand-chose contre nous.
- Comment le sais-tu?
- C’est évident, d’après ce qu’ils ont dit et la manière dont ils réagissent. De plus, souviens-toi de ce que disait Bushka. Ils étaient trois.
- Qu’attendons-nous, alors?
- Qu’ils aient fini de saboter les commandes. Nous n’avons pas envie qu’ils se lancent à notre poursuite avec ce truc-là.
Il alla ouvrir le coffre et sortit deux nouveaux paquetages. Il en lança un à Scudi en demandant :
- Tu crois qu’ils ont eu assez de temps?
- Je… pense que oui.
- Moi aussi.
Scudi sortit un cordon d’une poche extérieure de son paquetage. Elle en attacha une extrémité à la ceinture de Brett et l’autre à la sienne.
- Nous restons ensemble, dit-elle. Allons-y!
A l’autre bout de la coursive, la voix puissante de Gallow retentit soudain :
- Hé, vous deux! Où allez-vous?
- Voir si l’eau est bonne, lui cria Brett.
Et en se tenant par la main, ils sautèrent dans l’océan.