Il nous a d’abord fallu créer un mode d’existence sans continents; ensuite, notre souci fut de préserver tous les matériaux et toute la technologie auxquels nous avions encore accès. Louis nous avait laissés avec une équipe de bio-ingénieurs qui représentait à la fois notre malédiction et notre plus puissant héritage. Nous n’avons nul désir de renvoyer notre trop rare et précieuse progéniture à l’âge de pierre.


Hali Ekel, Journal.


Ward Keel se pencha légèrement en avant pour observer les deux jeunes quémandeurs qu’il dominait du haut de son estrade. L’homme était un grand Sirénien marqué au front du tatouage des criminels, un large E bordeaux qui signifiait « expatrié ». Cet homme ne pourrait jamais plus retrouver les riches terres du fond de l’océan et il savait que les Iliens l’acceptaient parmi eux uniquement pour l’effet stabilisateur de son patrimoine génétique. Malheureusement, ses gènes n’avaient rien stabilisé du tout dans ce cas précis et le Sirénien ne devait se faire aucune illusion sur le verdict. Il tenait à la main un chiffon mouillé qu’il passait nerveusement sur les parties découvertes de son corps.


La quémandeuse, sa compagne, était petite et frêle. Sa chevelure d’un blond pâle laissait voir deux amorces de plis occupant l’endroit où auraient dû se trouver ses yeux. Elle était vêtue d’un long sari bleu et, quand elle marchait, au lieu d’un bruit de pas, Keel entendait une sorte de bruissement râpeux. Elle oscillait latéralement et fredonnait entre ses lèvres la plupart du temps.


Pourquoi a-t-il fallu que ce soit elle, ma première affaire de la matinée ? songea Keel. Encore une perversité du sort. Ce matin entre tous!


- Notre enfant mérite de vivre! lança le Sirénien d’une voix qui résonna dans tout le prétoire comme un roulement de tonnerre.


Souvent, la Commission des Formes de Vie avait entendu de semblables protestations, mais Keel avait l’impression que la force de celle-ci s’adressait plutôt à la jeune femme, comme pour bien lui montrer que son compagnon se battait pour tous les deux.

En tant que Juge Suprême de la Commission, il appartenait trop souvent à Keel d’apposer le sinistre paraphe final ou de concrétiser en paroles les plus inexprimables appréhensions des quémandeurs eux-mêmes. Heureusement, il n’en était pas toujours ainsi. Plus d’une fois, ce prétoire avait résonné de grands rires de vie; mais aujourd’hui, pour ce cas précis, les rires n’éclateraient pas.

Keel soupira. Le fait qu’il s’agissait d’un Sirénien, même si les siens l’avaient exclu, rendait toute cette affaire politiquement délicate. Les Siréniens étaient jaloux des naissances qu’ils considéraient comme « normales »; ils surveillaient de près chaque naissance côté surface où était impliqué un parent Sirénien.


- Nous avons examiné attentivement votre dossier, déclara-t-il.


Il jeta un coup d’œil, à sa droite puis à sa gauche, aux autres membres de la Commission qui siégeaient impassibles, leur attention ostensiblement fixée ailleurs, sur la grumelle du plafond en forme de voûte, sur le plancher souple et vivant ou bien sur les dossiers empilés devant eux. Partout sauf sur les quémandeurs. La sale besogne, c’était pour le juge Ward Keel.


Si seulement ils savaient, se disait ce dernier. Je viens de passer aujourd’hui en jugement… comme ils passeront eux-mêmes un jour… devant la plus haute des Commissions des Formes de Vie.


Il ressentait une profonde compassion pour le couple de quémandeurs qui se trouvait devant lui, mais la décision ne pouvait être changée.


- La Commission a établi que le sujet… {pas l’« enfant », songea-t-il; mais le « sujet ») n’est qu’une gastrula modifiée…

- Nous voulons cet enfant!


Le Sirénien abattit son poing sur la barre qui le séparait de l’estrade où siégeaient les juges de la Commission. Les gardes du service de sécurité, au fond du prétoire, devinrent attentifs. La jeune femme continuait d’osciller, mais plus du tout en rythme avec la musique fredonnée par ses lèvres.

Keel compulsa l’épais dossier qu’il avait devant lui et en sortit une feuille de plaz bourrée de chiffres et de graphiques.


- L’examen du sujet a révélé qu’il possédait une structure nucléaire abritant un gène réactif, dit-il gravement. Cette structure est telle que les matériaux qui la constituent se retourneront inévitablement contre eux-mêmes en détruisant leurs propres parois cellulaires…

- Laissez-nous au moins garder notre enfant jusqu’au moment de cette destruction! glapit l’homme en passant son linge mouillé sur son visage. Pour l’amour de l’humanité, faites-nous cette faveur!

- Monsieur, répondit Keel, c’est pour l’amour de l’humanité que nous ne pouvons pas accéder à votre demande. Il a été établi que la structure en question serait susceptible de proliférer si une invasion virale de quelque importance affectait le sujet…

- Il s’agit d’un enfant! Pas d’un sujet! Notre enfant \

- Assez! aboya Keel.


Les gardes du service de sécurité se rapprochèrent silencieusement du Sirénien. Keel fit tinter la clochette qui se trouvait à côté de lui et tout mouvement cessa dans le prétoire.


- Nous avons prêté serment de protéger la vie humaine et de perpétuer les formes de vie qui ne constituent pas un danger de déviation mortelle pour l’humanité, reprit-il.


Le Sirénien demeurait figé, impressionné par l’évocation de ces terribles pouvoirs. Même sa compagne avait cessé d’osciller et seul un léger fredonnement continuait à sortir de sa bouche.

Keel aurait voulu leur hurler à tous : « Vous ne voyez pas que je suis en train de mourir ? Je suis en train de crever devant vous! » Mais il se mordit les lèvres, refoulant son impulsion et décidant que s’il devait céder à l’hystérie, il attendrait d’être chez lui. Il se contenta de déclarer d’une voix sonore :


- Le devoir de cette Commission est de prendre les mesures les plus extrêmes pour que l’humanité survive à la pagaille génétique dont Jésus Louis nous a laissé l’héritage. (Il se pencha en arrière et fit un effort pour calmer le tremblement de ses mains et de sa voix.) En aucun cas une décision négative ne nous emplit de plaisir. Rentrez chez vous avec votre compagne. Prenez soin d’elle…

- Je veux un…


La cloche tinta, couvrant la voix de l’homme. Keel ordonna :

- Huissier, reconduisez ces gens! Ils auront droit aux priorités habituelles. Faites procéder à la terminaison du sujet, en conservant les matériaux cités dans les Instructions Spéciales, paragraphe B. La séance est suspendue.

Keel se leva et passa devant les autres membres de la Commission sans accorder un seul regard au reste du prétoire. Les protestations étouffées du Sirénien qu’on emmenait de force résonnèrent longtemps dans son esprit angoissé.

Dès qu’il fut seul dans son bureau, le juge Keel déboucha une petite bouteille de gnou et s’en versa une bonne rasade. Il l’avala d’un trait, frissonna et reprit sa respiration tandis que le liquide clair se mêlait à sa circulation sanguine. Il demeura alors un long moment derrière son bureau, les yeux fermés, le poids de sa tête massive sur une nuque frêle soulagée par les supports moulés de son fauteuil spécial.

Il était incapable de prononcer une sentence de mort, comme ce matin, sans repenser au jour où il avait dû comparaître lui aussi, encore bébé, devant cette même Commission des Formes de Vie. On lui disait qu’il n’était pas possible qu’il se souvienne de cette scène, mais il s’en souvenait, et pas par bribes : il la revoyait entièrement. Sa mémoire remontait jusqu’à la période fœtale, jusqu’au moment d’une naissance tranquille dans une salle de maternité sinistre où l’attendait le réconfort joyeux du sein de sa mère. Il se souvenait parfaitement de la sentence rendue par la Commission. Celle-ci s’inquiétait de la grosseur de sa tête et de la longueur de son cou fragile. Pouvait-on compenser cela par des prothèses? Il comprenait tous les mots. Il y avait en lui un puits génétique auquel il pouvait puiser le langage, bien qu’il eût été incapable de parler lui-même jusqu’à l’âge normal.


- Cet enfant est unique, avait dit le vieux juge en consultant son dossier médical. Ses intestins devront subir l’implantation périodique d’un rémora pour pallier l’absence des facteurs biliaires et enzymatiques.


Le Juge Suprême avait alors baissé les yeux, tel un géant du haut de son énorme et lointaine estrade, vers le bébé tout nu dans les bras de sa mère.


- Jambes trop courtes et trop épaisses. Pieds déformés : orteils uniarticulés. Six orteils et six doigts. Torse trop long, taille trop rentrée. Visage plutôt étroit pour une… (Ici, le juge s’était éclairci la voix)… tête hypertrophiée.


Le juge avait alors regardé la mère de Keel, notant son bassin particulièrement large. Il était évident qu’il se posait certaines questions anatomiques sans vouloir les formuler à haute voix.


- Malgré toutes ces anomalies, le sujet ne peut être considéré comme un déviant dangereux, avait-il conclu.


Ces paroles se trouvaient déjà dans le rapport médical. La première chose que Keel avait faite, quand il était devenu à son tour membre de la Commission, avait été de prendre connaissance de son propre dossier, qu’il avait parcouru avec la curiosité détachée qui s’imposait.

« Visage plutôt étroit… » Ces mots figuraient en toutes lettres dans le rapport, exactement comme dans son souvenir. « Yeux, l’un bleu et l’autre brun. » Keel eut un sourire en repensant à cela. Ses yeux - l’un bleu et l’autre brun - étaient capables de se tourner jusqu’à l’angle pratiquement droit de ses tempes, ce qui lui permettait presque de voir derrière lui sans avoir besoin de bouger la tête. Ses cils étaient longs et pendants. Quand il se relaxait, ils lui brouillaient sa vision du monde. Le temps avait gravé les rides du sourire aux coins de sa grande bouche lippue. Et son nez épaté, presque de la largeur d’une main, occultait presque sa lèvre supérieure. L’ensemble de ce visage, quand il le comparait à d’autres, donnait l’étrange impression d’avoir été aplati, comme si on avait dû forcer pour le surajouter à sa tête. Mais le trait marquant de sa physionomie, c’étaient ses yeux en coin, qui lui donnaient un air alerte et intelligent.


Ils m’ont laissé vivre parce que je paraissais alerte, se dit le juge Keel.


C’était une chose qu’il recherchait toujours, lui aussi, chez les sujets qu’on amenait devant lui. L’intelligence. L’humanité en avait bien besoin pour se tirer du pétrin dans lequel elle se trouvait. Il y avait aussi les muscles et l’adresse, bien sûr, mais ces dernières qualités n’étaient rien sans l’intelligence pour les guider.

Keel ferma les yeux et rentra un peu plus la tête dans les supports capitonnés de son siège. Le gnou était en train de produire sur lui l’effet désiré. Il n’en buvait jamais sans s’émerveiller qu’une telle boisson pût provenir des sinistres névragyls, qui terrorisaient tellement les premiers pionniers de Pandore, ses ancêtres, au temps où de vraies terres émergeaient de l’océan. C’étaient de petits vers qui s’attaquaient à toute vie productrice de chaleur, dévorant ses centres nerveux et se frayant un chemin jusqu’au cerveau où ils enkystaient leurs œufs. Même les capucins vifs les redoutaient. Mais quand l’océan avait tout recouvert, les névragyls s’étaient reconvertis en un vecteur sous-marin dont l’un des sous-produits de la fermentation était le gnou, aux effets sédatifs, narcotiques et euphorisants.

Keel caressa la petite bouteille et but une nouvelle gorgée.

La porte derrière lui s’ouvrit doucement et un pas familier s’approcha : bruissement des vêtements, odeurs familières. Il ne prit pas la peine de rouvrir les yeux, conscient de donner là une marque singulière de confiance, même pour un Ilien.


Ou une invitation, se dit-il.


L’amorce d’un sourire narquois effleura les commissures de sa bouche. Il sentait le picotement du gnou sur sa langue et au bout de ses doigts. Même de ses orteils à présent.


Comme si je tendais le cou à la hache du bourreau?


Il y avait toujours ce sentiment de culpabilité après une sentence négative. Toujours au moins un désir inconscient d’expiation. Bien sûr, c’était la Commission qui jugeait, mais il n’était pas idiot au point de se réfugier derrière cette excuse éculée : « Je n’ai fait qu’obéir aux ordres. »


- Vous n’avez besoin de rien, monsieur le Juge?


La voix était celle de son adjointe et quelquefois maîtresse, Joy Marcoe.


- Non, merci, murmura-t-il.


Elle posa une main sur son épaule en disant :


- La Commission souhaiterait rouvrir la séance à onze heures. Dois-je faire annoncer que vous êtes trop…

- Non, j’y serai… Il n’avait pas rouvert les yeux et entendit son pas qui s’éloignait déjà… Joy! dit-il. Tu ne trouves pas cela ironique, avec un tel nom, de travailler dans cette Commission?


Elle revint à ses côtés et il sentit qu’elle posait la main sur son bras gauche. Par un effet du gnou, ce contact se fondait directement à tous ses sens. Plus qu’un contact, c’était une caresse qui concernait le centre vital de son être.


- Aujourd’hui, cela a été particulièrement dur, fit-elle. Mais cela devient de plus en plus rare, n’est-ce pas?


Elle marqua un instant de pause, attendant, présuma-t-il, une réponse. Puis, n’en recevant pas, elle poursuivit :


- Je trouve que Joy est un nom qui convient parfaitement à mon travail ici. Il me rappelle à quel point je désire vous rendre heureux.


Il réussit à esquisser un pâle sourire et rajusta plus confortablement sa tête contre les supports. Il ne pouvait se résoudre à lui parler du rapport médical qu’il venait de recevoir et qui contenait son propre verdict final.


- C’est vrai que tu m’apportes de la joie, dit-il seulement. Réveille-moi à dix heures quarante-cinq.


Elle baissa la lumière avant de sortir.

Le dispositif mobile qui soutenait sa tête commençait à lui irriter la base de la nuque. Il glissa un doigt sous le coussin du fauteuil et régla l’une des attaches de l’appareil. Le côté gauche fut soulagé aussitôt, mais l’irritation se communiqua au côté droit. Le juge soupira et se versa une mesure supplémentaire de gnou.

Quand il leva le verre fragile, la lumière tamisée venant du plafond fît jouer des bulles bleutées dans le liquide froid, aussi rafraîchissant qu’un bon bain vivifiant par un jour de canicule où les deux soleils dardaient leurs rayons brûlants à travers les nuages.

Quelle chaleur pouvait contenir ce verre minuscule! Il contemplait émerveillé la courbe de ses doigts minces autour du pied. Il s’était déchiré un ongle tout à l’heure, en l’accrochant à sa robe. Joy le lui couperait quand elle reviendrait. Elle l’avait sûrement remarqué. Ce n’était pas la première fois et elle savait que ce n’était pas très douloureux.

Son propre reflet sur la courbure du verre attira son attention. La courbe exagérait l’espacement de ses yeux. Les longs cils retombaient presque jusqu’à la naissance de ses pommettes en s’effilant à perte de vue. Il avait du mal à accommoder, de si près. Son nez était quelque chose de gigantesque. Il porta le verre à ses lèvres et l’image se brouilla, disparut.


Pas étonnant que les Iliens fuient les miroirs, songea-t-il.


Pour sa part, il avait toujours ressenti la même fascination devant son image, qu’il se prenait souvent à observer sur n’importe quelle surface polie.

Quel miracle qu’ils aient laissé vivre une créature aussi difforme que lui! Les membres de la Commission qui avait jadis rendu cette sentence pouvaient-ils savoir qu’il serait capable de penser, d’aimer et d’avoir mal? Sa conviction était que les sujets souvent informes qui paraissaient devant cette Commission avaient une parenté avec toute l’humanité pour autant qu’ils fassent preuve de réflexion, d’amour et aussi de souffrance, cette terrible capacité humaine.

Issus de quelque obscur et lointain corridor du bâtiment, ou peut-être du fond même de sa pensée, les martèlements sourds d’une batterie de tambours à eau le plongèrent dans une somnolence feutrée.

Des images de rêves épars défilèrent dans son esprit pour se résoudre finalement en un rêve unique particulièrement agréable où il tombait à la renverse avec Joy Marcoe sur son lit. La robe s’écartait, offrant les rondeurs d’une chair douce et palpitante, et Keel sentait en même temps l’émoi de son propre corps - celui du rêve et celui du fauteuil. Il savait que ce rêve était le souvenir de leur premier contact exploratoire. Sa main glissait sous la robe, le long du dos, pressant contre lui les formes tendres de Joy. C’était là qu’il avait découvert le secret de ses vêtements toujours amples, qui laissaient à peine deviner la ligne souple de ses hanches ou de ses cuisses, les bras petits mais vigoureux. Sous son aisselle gauche, Joy abritait un troisième sein. Et dans le rêve du juge, elle riait d’un petit rire gloussant tandis que de sa main errante il découvrait le minuscule mamelon durcissant entre ses doigts. Monsieur le juge…

C’était la voix de Joy, mais le ton n’était pas le bon.


- Monsieur le juge…


Une main secouait son bras gauche. Il sentit le contact du fauteuil et de la prothèse, qui lui faisait mal à la nuque à l’endroit où sa tête massive venait s’articuler.


- Ward, c’est l’heure. La Commission siège dans un quart d’heure.


Il ouvrit les yeux. Joy était penchée sur lui, souriante, la main toujours posée sur son bras.


- Je me suis assoupi, murmura-t-il. (Il bâilla, portant sa main devant sa bouche.) Je rêvais de toi, Joy, ajouta-t-il.

- Quelque chose d’agréable, j’espère, fit-elle tandis que ses joues rosissaient distinctement.

- Comment pourrait-il en être autrement dans un rêve avec toi?


Il souriait en disant cela et les yeux gris de Joy luisaient tandis que la coloration de ses joues s’accentuait.


- Vous êtes trop flatteur, monsieur le Juge, fit-elle en lui tapotant le bras. Après la Commission, vous devez appeler Kareen Ale. D’après sa secrétaire, elle arrivera ici vers treize heures trente. Je lui ai dit que vous aviez un carnet de rendez-vous complet jusqu’à…

- Je la recevrai.


Il se leva et s’appuya au bord de son bureau. Le gnou le laissait toujours un peu groggy quand il se réveillait. Et ces médics qui lui assenaient leur sentence de mort et voulaient en plus qu’il renonce à boire!


Evitez tout choc, évitez toute émotion.


- Kareen Ale profite de son statut pour présumer de votre bienveillance et vous faire perdre votre temps, déclara Joy.


Il n’aimait pas la manière dont elle prononçait le nom de l’ambassadrice sirénienne, en appuyant exagérément sur la deuxième syllabe : « A4é ». Certes, ce n’était pas un nom commode à assumer dans les cocktails du corps diplomatique, mais sur le plan professionnel elle avait droit à tout le respect du juge.

Il se rendit soudain compte que Joy s’en allait.


- Joy! dit-il. Je t’invite à goûter à ma cuisine ce soir.


Elle se raidit dans l’encadrement de la porte et se retourna avec un sourire.


- J’en serai très heureuse. A quelle heure?

- Dix-neuf heures, ça te va?


Elle hocha la tête, une seule fois, et sortit. Cette économie de mouvements et cette grâce qui la caractérisaient la rendaient chère aux yeux du juge. Elle n’avait même pas la moitié de son âge, mais elle possédait cette sagesse qui n’a rien à voir avec l’expérience des ans. Il essaya de se rappeler depuis combien de temps il n’avait pas eu de compagne attitrée.


Douze ans? Non; treize.


Joy rendait l’attente tellement plus excitante pour lui. Son corps souple était complètement glabre, ce qui l’émoustillait d’une manière qu’il n’aurait pas encore crue possible.

Il soupira en essayant de se concentrer sur la session imminente de la Commission.


De vieilles faces de pet, se dit-il. Un coin de sa bouche se releva involontairement. Mais des faces de pet très intéressantes quand même.


Les cinq membres de la Commission faisaient partie des gens les plus influents de Vashon. Une seule autre personne pouvait rivaliser avec Keel dans sa situation de Juge Suprême : c’était Simone Rocksack, la Psychiatre-aumônière, qui jouissait d’un large soutien populaire et servait de contrepoids aux pouvoirs de la Commission. Simone pouvait agir sur les événements de manière subtile et détournée; le juge Keel n’avait qu’à ordonner pour être obéi.

Il se rendit compte, curieusement, qu’il avait beau connaître très bien les membres de la Commission, il éprouvait toujours de la difficulté à se rappeler leur visage. Bah… le visage, ce n’était pas ce qu’il y avait de plus important; c’était surtout ce qu’il y avait derrière. Il porta un doigt à son nez, à son front distendu, comme si dans un geste magique sa main voulait évoquer lès traits oubliés des quatre autres vieux juges.

Il y avait Alon, leur benjamin, avec ses soixante-sept ans. Alon Matts, le plus grand bio-ingénieur de Vashon depuis une trentaine d’années.

Théodore Carp était le cynique du groupe et il portait bien son nom. Certains l’appelaient « l’homme-poisson » en raison de son aspect physique. Il ressemblait vraiment à un poisson. Sa peau très pâle, presque translucide, recouvrait un long visage étroit et des mains aux doigts trop courts qui ressemblaient à des moignons de nageoires dépassant à peine des manches de sa robe de juge. Ses lèvres pleines et protubérantes ne souriaient jamais. A aucun moment sa candidature au siège de Juge Suprême n’avait été considérée sérieusement.


Ce n’est pas un animal politique, songea Keel. Quelle que soit la gravité de la situation, il faut savoir sourire à certains moments.


Il secoua la tête en gloussant intérieurement. Il aurait peut-être fallu faire de cela un critère pour la Commission dans les cas douteux. La capacité de sourire, de rire…


- Ward! appela quelqu’un. Un jour, tu passeras de vie à trépas sans t’en apercevoir, tellement tu seras perdu dans tes rêves.


Il se retourna pour voir deux autres personnes qui marchaient derrière lui dans le couloir. Les avait-il dépassées sans s’en rendre compte ? C’était bien possible.


- Carolyn… fit-il en hochant la tête. Et Gwynn… C’est vrai; avec un peu de chance, j’aimerais bien mourir ainsi. Etes-vous en forme, toutes les deux, après la séance de ce matin ?


Carolyn Bluelove tourna vers lui son visage sans yeux et soupira.


- Une matinée difficile, fit-elle. Sans surprise, bien sûr, mais pénible quand même.

- Je ne vois pas pourquoi la Commission doit siéger pour une affaire comme celle-là, Ward, déclara Gwynn Erdsteppe. Tu te mets dans une situation inconfortable. Tu nous mets tous dans une situation inconfortable. Nous ne devrions pas avoir à nous fustiger ainsi en public dans des cas si tranchés. Ne pourrait-on canaliser une partie des tragédies en dehors de ce prétoire?

- Ils ont le droit de faire entendre leur voix et d’entendre la voix de ceux qui les condamnent sans appel. Autrement, où irions-nous? Le pouvoir de vie et de mort est quelque chose d’affreux. Pour l’exercer, nous devons nous entourer d’autant de garde-fous que possible. C’est une décision qui ne devrait jamais être facile à prendre.

- Dans ce cas, que sommes-nous? insista Gwynn.

- Des dieux, fit Carolyn en prenant le bras de Keel. Voulez-vous conduire deux vieilles divinités gâteuses dans votre prétoire, monsieur le Juge Suprême?

- Volontiers, répondit Keel.


Ils continuèrent leur chemin dans le couloir, leurs pieds nus s’enfonçant avec un bruit à peine audible dans le biorevêtement du pont.

Un peu plus loin devant eux, une équipe d’ouvriers silencieux badigeonnait du liquide nutritif sur les parois du corridor. A grands coups de leurs larges brosses, les hommes de l’équipe étalaient du bleu foncé, du vert et du jaune vifs. Il faudrait environ une semaine pour que ces couleurs soient absorbées et que les parois retrouvent la teinte gris-brun qui indiquait qu’elles devaient être de nouveau nourries.

Gwynn avait laissé Keel marcher devant avec Carolyn. Sa démarche pesante leur faisait presser le pas et empêchait Keel de se concentrer sur les menus propos de Carolyn.


- Est-ce que l’une de vous connaîtrait par hasard l’objet de la présente réunion? demanda-t-il. Ce doit être quelque chose de désagréable parce que Joy n’a pas voulu me donner de détails.

- Le Sirénien de ce matin, grogna Gwynn. Il a présenté un recours devant la Psychiatre-aumô-nière. Je me demande pourquoi ils s’obstinent ainsi.

- Curieux, fit Carolyn.


Le juge Keel trouvait cela très curieux, lui aussi. Il avait fallu qu’il siège cinq années entières dans cette Commission avant qu’un seul recours soit présenté devant la Psychiatre-aumônière. Mais depuis cette année…


- La Psyo n’est qu’une figure de proue, déclara Gwynn. Pourquoi perdent-ils leur temps et le nôtre à…

- Celui de la Psyo aussi, interrompit Carolyn. Le métier d’émissaire des dieux ne laisse pas beaucoup de loisirs.


Keel continuait à marcher tranquillement au milieu des deux pair esses tandis qu’elles rouvraient le sempiternel débat. Il s’isola dans ses pensées, comme il avait appris à le faire depuis de nombreuses années. Les gens occupaient trop de place dans sa vie pour qu’il en reste encore pour les dieux. Particulièrement en ce moment, où la vie qui brûlait en lui était devenue doublement précieuse.


Huit pourvois devant la Psyo rien que pour cette saison. Et chaque fois, un Sirénien est impliqué.


Cette subite prise de conscience lui faisait voir sous un jour extrêmement intéressant le rendez-vous qu’il avait cet après-midi, juste après cette session, avec Kareen Ale.

Les trois juges étaient arrivés devant la porte ovale de leur petite salle de réunion. C’était une pièce bien éclairée, bien équipée, aux murs couverts de livres, bandes, holos et autres accessoires d’information. Matts et l’homme-poisson étaient déjà en train de suivre l’exposé préliminaire de Simone Rocksack sur le grand écran. Naturellement, elle ne s’était pas déplacée. La Psyo s’éloignait rarement du bassin qui nourrissait Vata et Duque. Les quatre protubérances qui constituaient la majeure partie de son visage s’inclinaient et ondulaient tandis qu’elle parlait. Celles de ses deux yeux étaient particulièrement mobiles.

Keel et les deux femmes s’assirent sans faire de bruit. Keel régla le dossier de son fauteuil pour soulager le poids de sa tête.


- Et qui plus est, disait la Psyo, on leur a refusé le droit de voir leur enfant. N’est-ce pas là un traitement particulièrement inhumain de la part d’une Commission chargée de respecter les formes de vie humaines?


Carp eut une réaction immédiate :


- Ce n’était qu’une gastrula, Simone. Un simple amas de cellules avec un trou au milieu. Personne n’aurait rien gagné à voir cette créature exhibée en public…

- Les parents de cette « créature » peuvent difficilement être considérés comme un public, monsieur le Juge. Et n’oubliez pas que le mot « créature » implique l’existence d’un Créateur. Je vous rappelle que je porte le titre de Psychiatre-aumônière. Quels que soient les préjugés que vous pouvez avoir en ce qui concerne ma fonction religieuse, je puis vous assurer que ma formation de psychiatre a été tout à fait complète. En empêchant ce jeune couple de voir à quoi ressemblait sa progéniture, vous l’avez frustré d’un adieu, d’une fin qui lui aurait permis d’accepter son chagrin et de continuer à vivre une vie normale. Au lieu de cela, vous avez ouvert la porte aux spéculations, aux larmes et aux cauchemars sans fin qui dépassent largement le cadre d’un deuil normal.


Gwynn profita du premier silence de la Psyo pour répliquer :


- Ce que vous dites ne ressemble pas à une requête en faveur de la forme de vie en question. Puisque c’est là le rôle d’un recours, je vous demanderai de bien vouloir préciser vos intentions dans cette affaire. Serait-il possible que vous cherchiez seulement à vous servir de la procédure des recours pour vous constituer publiquement une plate-forme politique?


Les nodules qui garnissaient le visage de la Psyo se rétractèrent comme s’ils avaient été frappés puis reprirent lentement leur position normale au bout de leurs longs pédoncules.


Un bon psychiatre doit avoir un visage impassible, se dit Keel. Simone a certainement la tête de l’emploi.


La voix de la Psyo s’éleva de nouveau, plus doucereuse que jamais :


- Je m’en remets en cette matière à la décision du Juge Suprême.


A ces mots, Keel se trouva brusquement tiré de sa semi rêverie. Les débats prenaient un tour surprenant - si l’on pouvait appeler cela des débats. Il se racla la gorge et concentra toute son attention sur l’écran. Ces quatre nodules semblaient à la fois vouloir verrouiller son regard et se fixer sur sa bouche. Il se racla de nouveau la gorge et articula soigneusement :


- Votre Eminence, il est clair que nous n’avons pas procédé dans cette affaire avec toute la délicatesse nécessaire. Au nom de cette Commission, je vous exprime ma reconnaissance pour la franchise de votre appréciation. Il arrive que, dans l’angoisse de notre tâche, nous perdions de vue les difficultés imposées aux autres. Votre critique, faute de meilleur terme, est notée et il en sera tenu compte.


Cependant, la remarque du juge Erdsteppe est pertinente. Vous abusez de la procédure de recours en nous soumettant une question qui ne constitue nullement un appel en faveur d’une forme de vie déviante condamnée par nous. Souhaitez-vous dans ces conditions maintenir votre recours ?


Il y eut un silence sur l’écran, puis un soupir à peine audible :


- Non, monsieur le Juge Suprême, je ne le souhaite pas. J’ai pris connaissance du dossier médical et, dans cette affaire, mes conclusions sont les mêmes que les vôtres.


Keel entendit le grognement sourd émis par Carp et Gwynn à côté de lui.


- Peut-être vaudrait-il mieux que nous nous rencontrions de manière moins solennelle pour discuter de ce genre d’affaire, dit-il. Cela vous siérait-il, Votre Eminence?


La tête s’inclina légèrement en avant et la voix susurra :


- Oui, oui; ce serait très utile. Nos secrétariats conviendront d’une date. Je remercie la Commission de m’avoir écoutée.


L’écran devint blanc avant que Keel pût lui répondre. Tandis que ses collègues murmuraient, il se prit à se demander : Où diable veut-elle en venir? Il savait qu’il devait y avoir dans tout cela un rapport avec les Siréniens et le chatouillement qu’il ressentait entre les omoplates lui disait que l’affaire était plus sérieuse que ne le suggérait cette conversation.


Nous saurons bientôt à quel point c’est sérieux, se dit-il. Si c’est très grave, le rendez-vous sera pour moi tout seul.


Ward Keel avait étudié un peu la psychiatrie, lui aussi, et il n’était pas du genre à gaspiller un talent.


Il résolut de faire particulièrement attention aux détails lors de son entrevue prochaine avec Kareen Ale. L’initiative de la Psyo coïncidait trop bien avec l’arrivée de l’ambassadrice sirénienne pour que ce fût le simple fait du hasard.


En fait, je crois que je vais annuler ce rendez-vous, se dit-il, et prendre quelques contacts à la place. Il vaut mieux que cette rencontre ait lieu sur mon propre terrain, à l’heure que je choisirai.


L'effet Lazare
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