Les Historiques affirment qu’un système double ne saurait favoriser la vie. Pourtant, nous l’avons bien trouvée sur Pandore. Vie hostile et implacablement meurtrière, sauf en ce qui concerne le varech, mais vie tout de même. Et nous avons attiré sur nos têtes la colère de Nef en déséquilibrant cette planète par l’extermination du varech. Nous ne sommes qu’une poignée de survivants soumis aux terribles caprices des deux soleils et de l’océan sans limites. Que nous ayons survécu malgré tout sur nos précaires radeaux de clones représente à la fois notre victoire et notre malédiction. C’est l’avènement d’une ère de folie.
Hali Ekel, Journal.
Duque perçut une odeur de chair brûlée et de cheveux roussis. Il fronça les narines, huma l’air puis gémit. Son bon oeil larmoyait et lui fit mal quand il voulut le forcer à s’ouvrir du coin du pouce. Sa mère était dehors. « Dehors »… Une des paroles qu’il savait à peu près prononcer, comme « M’man » ou « brûlant ». Mais il eût été incapable de définir la nature ou la forme de ce « dehors ». Il savait seulement vaguement qu’il habitait sur un radeau de clone ancré à un piton de roche noire, dernier vestige des anciennes terres émergées de Pandore.
L’odeur de brûlé était de plus en plus forte. Cela l’effrayait. Il se demandait s’il aurait fallu dire quelque chose. La plupart du temps, Duque ne parlait pas. Ce n’était pas pratique, avec son nez. Mais il pouvait siffler par le nez, et sa mère le comprenait. Elle lui répondait de la même manière. A eux deux, ils connaissaient plus d’une centaine de mots siffles.
Duque secoua le front, ce qui eut pour effet de déplier son nez lourd et noueux. Il siffla, timidement au début, pour savoir si elle était à proximité.
M’man, où es-tu, m’man?
Il tendit l’oreille pour guetter le floup-flap, floup-flap caractéristique de ses pieds nus sur le pont souple et lisse du radeau.
L’odeur de brûlé assaillit de nouveau ses narines et le fit éternuer. Il entendit le flop de plusieurs pas dehors, dans la coursive. Jamais il n’en avait entendu autant à la fois à cet endroit, mais rien n’indiquait la présence de sa mère.
Des cris retentirent; des mots qu’il ne comprenait pas. Duque prit une profonde inspiration et siffla de toutes ses forces. Sa cage thoracique étroite en vibra de douleur et le vertige le saisit.
Personne ne lui répondit. La porte ovale à côté de lui demeurait close. Personne ne venait le sortir de ses couvertures entortillées pour le serrer dans ses bras.
Malgré la fumée qui lui piquait l’œil, Duque releva sa paupière droite avec les deux bosses de sa main droite et vit que la cabine était plongée dans l’ombre à l’exception d’une lueur qui rougeoyait contre les minces organiques de la paroi extérieure. Cette lumière pourpre faisait danser sur le pont des reflets effrayants. Une fumée acre flottait comme un nuage au-dessus de lui, projetant de noirs et denses tentacules vers son visage.
D’autres bruits s’étaient maintenant ajoutés aux cris et aux déplacements incessants sur le pont. Il entendit que l’on traînait des choses lourdes qui heurtaient parfois la paroi rougeoyante de sa cabine. La terreur le tenait figé, recroquevillé et muet sous les couvertures de sa couchette.
La fumée contenait une odeur amère qui n’évoquait en rien la fois où leur poêle avait grillé la cloison. Il se souvenait des plaques d’organiques complètement carbonisées. Il y avait eu un trou entre leur cabine et celle d’à côté, par lequel il avait passé la tête pour siffler les voisins. Mais aujourd’hui, ce n’était pas du tout la même chose. Et la cloison ne fondait pas.
Une rumeur sourde s’ajoutait aux bruits extérieurs. Comme une bouilloire en train de chanter sur le poêle. Seulement, sa mère n’avait pas fait marcher le poêle. De plus, c’était une rumeur beaucoup plus puissante, plus forte même que les autres bruits qu’on entendait dans la coursive.
Quelqu’un se mit à hurler. Duque rejeta brusquement ses couvertures et voulut se mettre debout. Il poussa une exclamation lorsque ses pieds touchèrent le pont.
C’est brûlant!
Brusquement, le pont bascula, d’abord en arrière, puis en avant. Le mouvement le précipita la tête la première à travers la cloison. Les organiques surchauffés s’écartèrent à son passage comme des nouilles cuites. Il savait qu’il se retrouvait sur le pont extérieur, mais il risquait tellement d’être piétiné par tous les gens qui couraient qu’il était obligé de se protéger la tête et le corps au lieu d’utiliser une main à écarter la paupière de son bon œil. Le pont lui brûlait les genoux et les coudes. Malgré la douleur, il réussit à emmagasiner assez d’air pour pousser un nouveau sifflement strident. A ce moment-là, quelqu’un trébucha sur lui. Il sentit des mains qui le saisissaient aux aisselles et le soulevaient au-dessus de la grumelle carbonisée qui avait constitué le pont. Des morceaux de grumelle se détachèrent, collés à sa peau. Duque reconnut la personne qui le portait à ses cheveux parfumés au jasmin. C’était Ellie, leur voisine aux jambes courtaudes et à la voix splendide.
- Duque, fit-elle, on va essayer de trouver ta maman.
Elle avait une voix anormalement rauque, qui semblait sortir d’un gosier craquelé et desséché.
- M’man, fit Duque.
Il ouvrit son bon œil d’un doigt replié et vit un cauchemar de flammes et de mouvement.
Ellie se frayait un chemin à travers la cohue. Quand elle s’aperçut de ce qu’il faisait, elle lui donna une tape pour écarter sa main.
- Tu regarderas plus tard. Pour le moment, cramponne-toi. Serre-moi bien fort.
Après la brève vision qu’il avait eue, elle n’avait pas besoin de répéter son ordre. Il s’agrippa de toutes ses forces au cou d’Ellie tout en laissant échapper un gémissement plaintif. Ellie continuait à fendre la foule. Partout, des voix criaient des choses que Duque ne comprenait pas. De temps à autre, quand ils heurtaient quelqu’un, des morceaux de grumelle s’arrachaient à sa peau et cela faisait horriblement mal.
Ce qu’il avait aperçu tout à l’heure demeurerait à jamais gravé dans la mémoire de Duque. Il avait vu le feu surgir des eaux sombres! Les flammes bondissaient sur la mer, accompagnées de ce grésillement sifflant qu’on entendait, et partout les vapeurs étaient si épaisses que les silhouettes humaines ressemblaient à des ombres agglutinées contre un brasier brûlant. De toutes parts, les cris et hurlements résonnaient de plus belle et Duque s’accrochait encore plus fort au cou d’Ellie. Des boules de feu montaient comme des fusées loin au-dessus de leur île et Duque ne comprenait pas pourquoi, mais elles retombaient avec fracas et grésillaient en traversant la texture de l’île pour retourner à l’océan en dessous.
Pourquoi l’eau brûle? Il savait siffler ces mots, mais Ellie ne comprenait pas.
Le radeau s’inclina violemment et Ellie perdit l’équilibre. Elle tomba au milieu des gens qui risquaient de les piétiner, mais Duque était sur elle, isolé par son corps de la chaleur du pont. Ellie cria et lâcha un juron. D’autres personnes étaient tombées aussi autour d’eux. Duque la sentit s’enfoncer dans les organiques fondus du pont. Elle se débattit d’abord, en se convulsant comme la murelle fraîchement pêchée que sa mère lui avait un jour mis dans les mains avant de la faire cuire. Puis les soubresauts d’Ellie ralentirent et une plainte sourde commença à sortir de sa gorge. Duque, toujours agrippé à son cou, sentit contre ses mains le contact de la grumelle en fusion et les écarta vivement. Ellie hurla. Duque voulut se séparer d’elle en la poussant avec ses mains, mais c’était impossible à cause de la pression des gens tombés derrière lui. Il sentit se dresser les cheveux sur sa nuque. Son nez laissa échapper un sifflement interrogateur qui ne reçut pas de réponse.
Le pont s’inclina de nouveau et plusieurs corps roulèrent sur Duque. Il sentit le contact de chairs brûlantes, ou parfois tièdes-humides. Ellie poussa une brève plainte caverneuse. L’air avait quelque chose de changé. Les gens qui criaient : « Oh, non! Oh, non! » se turent brusquement. Plusieurs personnes autour de Duque se mirent à tousser. Il toussa lui aussi, suffoqué par la poussière dense et brûlante. Quelqu’un non loin de lui haleta :
- J’ai Vata. Aidez-moi. Il faut la sauver. Duque perçut un changement chez Ellie. Elle ne gémissait plus. Il ne sentait plus le rythme de sa respiration. Duque ouvrit la bouche et prononça les mots qu’il connaissait le mieux.
- M’man. C’est brûlant. M’man. C’est brûlant. Quelqu’un juste à côté de lui demanda :
- Qui est là?
- C’est brûlant, m’man, fit Duque.
Il sentit des mains le toucher et l’écarter d’Ellie. Une voix à son oreille s’écria :
- C’est un gosse. Il est encore vivant.
- Amène-le, répondit une autre voix plus lointaine, entre deux quintes de toux. Vata est ici!
Duque se sentit passé de main en main, à travers une ouverture qui donnait sur un autre endroit faiblement éclairé. De son bon œil, il put apercevoir, à travers une brume de poussières plus fines, le scintillement de minuscules lumières, de surfaces brillantes et de poignées. Il se demanda si c’était là ce « dehors » où allait toujours sa mère, mais il n’y avait aucun signe d’elle, rien que des gens agglutinés dans un tout petit espace. Quelqu’un devant lui tenait dans ses bras un gros bébé nu. Duque savait ce que c’était qu’un bébé parce que M’man en amenait souvent du « dehors ». Elle s’en occupait, gazouillait avec eux et laissait Duque les toucher et les cajoler. Les bébés, c’était doux et gentil. Celui-là était plus gros que tous ceux que Duque avait jamais vus, mais il savait que ce n’était quand même qu’un bébé, avec ses traits dodus et son visage immobile.
La pression de l’air se modifia et les oreilles de Duque firent plop. Quelque chose se mit à bourdonner. Juste au moment où Duque prenait la décision d’abandonner ses peurs et de se joindre à la chaleur humaine ambiante, trois gigantesques explosions les secouèrent tous, culbutant leur pauvre espace clos.
- Boum! Boum! Boum! firent les explosions coup sur coup.
Les gens commencèrent à s’extirper du monticule de corps accumulés. Un pied toucha la figure de Duque et se retira.
- Attention aux tout-petits, dit quelqu’un.
Des mains vigoureuses soulevèrent Duque et l’aidèrent à ouvrir son bon œil. Un visage masculin très pâle, large avec des yeux enfoncés, l’observa. Puis l’homme dit :
- J’ai trouvé le deuxième. Ce n’est pas un prix de beauté, mais il est vivant.
- Par ici, donne-le-moi, fit une voix de femme. Duque se retrouva contre le bébé. Ils étaient tous les deux dans les bras d’une femme, chair contre chair, chaleur contre chaleur. Un sentiment de sécurité imprégna progressivement Duque, pour être brusquement interrompu dès que la femme parla. Il comprenait les mots qu’elle disait! Il ne savait pas comment il faisait pour la comprendre, mais toutes les significations étaient là, qui se déroulaient en même temps que le murmure de cette voix sur sa joue posée contre le sein de la femme.
- Toute l’île a explosé, disait-elle. J’ai tout vu par le hublot.
- Nous sommes déjà bien en dessous de la surface, fit une voix d’homme. Mais nous ne pourrons pas tenir longtemps, avec tous ces gens qui respirent notre air.
- Il faut prier Roc, dit la femme.
- Et Nef également, ajouta un homme.
- Prions Roc et Nef, dirent-ils tous en chœur. Duque entendait tout cela de loin tandis que la compréhension pénétrait sa conscience à flots de plus en plus grands. Et cela se produisait parce que sa chair touchait la chair du bébé. Il connaissait même son nom, à présent : « Vata ».
Un nom splendide, qui éveillait une luxuriante moisson d’informations peut-être déjà dans sa tête depuis toujours mais attendant ce contact pour se répandre dans sa mémoire consciente. A présent, il savait ce qu’était le « dehors », et il savait ce que cela représentait à la fois pour des sens humains et pour la mémoire du varech. Car Vata portait, dans sa chair humaine, des gènes du varech. Et Duque se rappelait la place du varech au plus profond de l’océan, les filaments ancrés au précieux roc. Il se rappelait les îles minuscules qui n’existaient plus maintenant parce que le varech était parti et que la fureur de l’océan avait été déchaînée. A travers la mémoire humaine et celle du varech se révélaient des choses fantastiques arrivées à Pandore dès lors que les flots avaient pu déferler tout autour de cette planète, qui n’était plus en réalité qu’une boule difforme de matière solide noyée à l’intérieur d’une outre d’eau sans fin.
Duque savait également dans quelle sorte d’endroit il se trouvait : dans un petit submersible qui aurait dû être relié à un aérostat.
Dehors était un lieu plein de merveilles.
Et toutes ces fantastiques explications lui venaient directement de l’esprit de Vata, parce qu’elle possédait des gènes du varech, comme lui, comme de nombreux autres survivants humains de Pandore. Les gènes… Il savait tout, aussi, sur ces choses merveilleuses, parce que l’esprit de Vata était un réservoir magique d’informations semblables, qui lui racontaient l’Histoire et les Guerres des Clones et la mort du varech. Duque sentait l’existence d’une liaison directe entre Vata et lui, et cette liaison demeurait même quand il faisait cesser tout contact physique. Il en était très reconnaissant et voulut exprimer sa gratitude, mais Vata refusa de réagir. Il comprit alors que Vata souhaitait rester plongée dans le calme abyssal de sa mémoire de varech. Elle ne désirait que l’attente. Elle n’avait pas envie de traiter de toutes ces choses qu’elle lui avait jetées sur les bras. Car c’était bien cela qu’elle avait fait. Elle s’en était débarrassée comme d’une vieille peau encombrante. Un instant, Duque se sentit mortifié à cette pensée, mais la sérénité lui revint immédiatement. Il était désormais le dépositaire de toutes ces merveilles! La conscience.
Telle est ma charge, se dit-il. Je serai conscient pour nous deux.
Je servirai de mémoire de stockage, de Porte Bœuf dont seule Vata possédera la clef.