La vie n’est pas un choix mais un don; c’est la mort qui peut être un choix.
Ward Keel, Journal.
L’heure était avancée mais le juge Keel avait perdu toute inclination à dormir. Il acceptait les élancements de fatigue comme une conséquence logique de sa captivité. Ses yeux refusaient de rester fermés. Ils clignaient lentement et le juge apercevait le mouvement de ses longs cils dans le plaz à côté de lui. Son œil marron se voyait reflété sur la surface de plaz comme une tache sombre et floue au-delà de laquelle s’étendait la forêt de varech, presque grise à ces profondeurs.
La prison du juge était bien chauffée, mieux encore que ses appartements de Vashon; mais ce gris glauque lui glaçait l’esprit. Il avait contemplé le varech des heures durant tandis que les hommes de Gallow regagnaient précipitamment l’avant-poste. Au commencement, le varech avait manifesté les mêmes pulsations que le courant. Comme une longue chevelure de femme ondoyant sous la brise, ses filaments déployés dansaient au rythme de la mer. Mais à présent, le rythme avait changé. Les plus gros tentacules, en aval de l’avant-poste, s’étaient tournés vers Keel. Les courants n’étaient plus consistants. L’avant-poste était entouré de brusques déplacements d’eau qui donnaient à la danse du varech un aspect fantasmagorique.
L’équipe du matin ne s’était pas présentée pour prendre son quart. Tout le personnel médical avait disparu. Dans la pièce à côté, Keel entendait Gallow jurer et tempêter. Sa voix généralement suave devenait éraillée.
Le varech se comporte anormalement, se dit Keel. Pas seulement parce qu’il ondule à contre-courant.
Le juge n’avait jamais envisagé que Brett et Scudi eussent pu trouver la mort. Dans ses interminables rêveries induites par les ondulations du varech, il pensait souvent à ses jeunes amis.
Avaient-ils pu gagner Vashon? Rien n’était moins certain, car aucune allusion n’avait jusque-là transpiré dans les colères de Gallow. Celui-ci n’aurait pas manqué de se trahir d’une manière ou d’une autre si Vashon avait reçu le message :
GeLaar Gallow cherche à contrôler la Compagnie Sirénienne de Commerce et la récupération des caissons hyber. Les Siréniens envoient des fusées dans l’espace pour s’approprier les caissons. Ils sont en train de transformer notre planète d’une manière qui rend la survie des îles impossible. Si Gallow parvient à ses fins, les Iliens sont condamnés à mort.
Comment allait réagir la Psyo? se demandait Keel. Mais il ne connaîtrait peut-être jamais la réponse.
Il avait peu d’espoir de survivre lui-même longtemps. La brûlure qui le rongeait était exactement la même que quatre ans auparavant. Cela signifiait que toute trace du rémora avait disparu. Sans lui, la nourriture qu’il absorbait ne pouvait être digérée et ses intestins grignoteraient leur propre substance jusqu’à ce qu’il meure d’hémorragie ou bien d’inanition. Il n’avait aucune raison de ne pas croire sur parole son médecin traitant et les preuves immédiates étaient trop douloureuses pour qu’il oublie leur réalité.
J’étais toujours épuisé, se dit-il. Pourquoi ne puis-je trouver le sommeil, cette fois-ci?
La réponse était simple. C’était parce que, la dernière fois, il s’était presque vidé de son sang pendant son sommeil.
Ce n’était pas la brûlure continuelle qui le tenait éveillé. La douleur était une chose qu’au fil des ans les prothèses mal adaptées à sa nuque trop longue lui avaient appris à supporter. C’était plutôt la veillée fragile du condamné.
Depuis le milieu de la matinée, le juge Keel s’était intéressé au comportement étrange du varech. Tout d’abord, défiant le courant, les premiers thalles s’étaient, orientés vers l’avant-poste, à deux cents mètres de son enceinte protectrice. Le poste était entièrement entouré de plantations massives qui le faisaient ressembler à une perle dans un écrin vert sombre. Puis les poissons eux-mêmes avaient disparu. Auparavant, Keel avait eu plusieurs fois l’occasion d’admirer la faune exubérante qui rivalisait en couleurs chatoyantes avec les plus beaux jardins de Vashon : papillons de mer aux nageoires phosphorescentes, coprophages omniprésents butinant les thalles et le plaz, diablotins déployant et abaissant la voile irisée de leur dorsale à la moindre alerte. Aucun n’était visible à présent et le filtre gris du soir était en train de s’assombrir rapidement. Seul le varech demeurait sur les lieux, maître du monde qui entourait l’avant-poste. Au cours de la journée, le juge l’avait vu, de grâce inoffensive, devenir majesté puissante puis alerte agressivité.
Ce n’est que mon interprétation, se dit-il. 77 faut se garder d’attribuer des comportements humains aux créatures qui ne le sont pas. Cela limite le jugement.
Un frisson bref lui glaça l’épine dorsale quand il se souvint que cette nouvelle variété de varech était en partie issue de cellules appartenant à des humains mutants.
Le varech avait une mémoire infinie. C’étaient les historiques qui le disaient, mais GeLaar Gallow le disait aussi. La conclusion?
La conclusion, se dit le juge, c’est que le varech est en train de se réveiller. Et qu’il absorbe les souvenirs des vivants comme de ceux qui viennent de mourir.
Pour le juge Keel, il y avait là une grande tentation.
Je pourrais laisser après moi bien plus que ces quelques griffonnages dans mon journal. Je pourrais laisser la totalité. Quelle perspective!
Tout en couchant ces pensées sur le papier, il regrettait de ne pas avoir ici avec lui le reste de son journal, les notes de toute une vie. Il était possible après tout, se disait-il, qu’aucun Ilien n’eût jamais consacré plus de réflexion à la vie et aux formes de vie que le juge Keel. Certaines de ses observations, il le savait, ne pouvaient être qu’uniques et irremplaçables. Illogiques parfois, mais en tout cas vitales. Et il lui répugnait de les voir se perdre alors que l’humanité en lutte en avait tant besoin.
Quelqu’un d’autre aura de nouveau ces pensées, avec le temps. S’il nous reste encore du temps.
Son attention fut attirée par l’arrivée d’un nouveau suba qui descendait vers l’avant-poste en évitant largement le varech. Ordre de Gallow. Tandis que le suba disparaissait en direction du poste d’accostage à l’intérieur, Keel admira les mouvements du varech. Ses longs filaments suivaient le sillage du suba, bien qu’il fût à contre-courant. Comme une fleur toujours tournée vers la courbe lente du soleil à travers le ciel, le varech accueillait ainsi tous les Siréniens qui se présentaient à la base. Parfois, un éclair gris parcourait les thalles ondoyants tandis qu’un tentacule s’élançait vers un nageur. Mais les Siréniens avaient appris à se tenir à distance.
Si le varech est en train de se réveiller, se dit le juge, il est possible que l’avenir de tous les humains de Pandore se joue en ce moment.
Peut-être, après avoir contacté un nombre suffisant d’humains, le varech allait-il trouver le moyen de dire : « Comme moi. Si vous êtes humain, vous êtes comme moi. » Il y avait parenté biologique, après tout. Keel déglutit, en espérant silencieusement que ceux qui disaient que Vata était la clef du varech avaient raison. Il espérait aussi que la clémence faisait partie de la personnalité de Vata.
Le juge eut soudain l’impression qu’un changement s’était produit à l’extérieur de l’avant-poste. C’était difficile à dire, avec la nuit qui était en train de tomber et la visibilité déjà réduite en temps ordinaire; mais il était sûr que la ceinture de varech s’était encore rapprochée.
Il chercha dans ses souvenirs toutes les informations qu’il avait accumulées sur le varech. Une créature sentiente, capable de communication non verbale principalement par contact, ancrée fermement à un roc la plupart du temps mais mobile dans sa période de floraison - sauf que la période de floraison n’existait plus depuis des siècles. Cela, c’était le varech que les premiers humains de Pandore avaient exterminé. Quelles surprises les attendaient avec le nouveau varech ? Cette créature avait été reconstituée à partir d’empreintes génétiques présentes chez des porteurs humains.
Se pourrait-il que le varech ait appris à se déplacer tout seul?
Il n’avait pas l’impression d’être le jouet de son imagination. Cependant, l’obscurité était presque totale à l’extérieur, la seule lumière provenant de l’avant-poste lui-même.
Nous saurons bien à quoi nous en tenir demain matin, se dit-il. Si toutefois il y a un demain matin.
Il gloussa intérieurement. Maintenant que le monde s’était éteint, il ne restait plus que sa propre image sur la baie de plaz, auréolée par la lumière de la faible ampoule intérieure. Il s’écarta du plaz après avoir jeté un bref regard à son nez, qui s’étalait au milieu de sa figure comme un fruit écrasé dont le bout touchait la partie supérieure de sa lèvre chaque fois qu’il plissait le visage pour méditer.
Derrière lui, la porte ovale s’ouvrit subitement en claquant contre la paroi. Surpris, le juge sentit ses boyaux se nouer, puis se nouer encore lorsqu’il reconnut Gallow, tout seul, les bras chargés de deux bouteilles de vin îlien.
- Monsieur le Juge, dit-il, j’ai pensé que ce serait toujours ça de pris sur les autres. Je vous les offre en gage d’hospitalité.
Keel constata que l’étiquette était de Vashon et non de Guemes; il respira plus librement.
- Merci beaucoup, dit-il. J’air rarement le plaisir de déguster un bon vin ces temps-ci. Les maux d’estomac viennent avec l’âge, dit-on. Mais asseyez-vous. Il y a des coupes dans le placard.
Keel s’assit lourdement tout en lui indiquant l’autre chaise à côté de sa couchette.
- Parfait! dit Gallow en lui adressant ce sourire éclatant qui avait dû lui ouvrir bien des portes.
Et bien des cœurs, se dit le juge. Mais il secoua cette pensée, soudain embarrassé par sa propre réaction. Gallow alla prendre deux coupes en terre sur l’étagère et les posa sur la table. Leurs anses, remarqua le juge, étaient assez larges pour les doigts calleux de ceux qui travaillaient aux avant-postes.
Gallow versa à boire mais demeura debout.
- J’ai commandé à dîner pour deux, dit-il. Nous avons un cuisinier qui n’est pas trop mauvais. Il y a beaucoup de monde ici en ce moment. J’ai pris la liberté de faire servir dans votre cabine. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient?
Que de courtoisie, se dit Keel. Qu’est-ce qu’il veut donc?
Il prit une coupe de liquide ambré. Ils levèrent leur coupe en même temps, mais le juge ne fit que tremper ses lèvres dans la sienne.
- Agréable, dit-il.
L’estomac lui tournait à l’idée de boire cette coupe amère et d’absorber de la nourriture solide. Il avait également la nausée devant la perspective de subir le bavardage égocentrique de Gallow.
- A votre santé, lui dit Gallow, et à celle de vos enfants.
C’était une formule îlienne traditionnelle, qui fit soulever un sourcil au juge. Plusieurs répliques acides lui chatouillaient le bout de la langue, mais il préféra les garder pour lui.
- Vous autres Iliens avez su apprivoiser la vigne, lui dit Gallow. Ici, tout ce que nous produisons a un goût de formol.
- La vigne a besoin de soleil et non de batteries de lumière artificielle. Chaque saison a un goût différent, que retrace l’histoire de la vigne. Les conditions de vie ici évoquent en effet le goût du formol, tout au moins du point de vue du vin.
L’expression de Gallow s’assombrit brusquement, juste le temps d’un froncement de sourcils. Puis le sourire enjôleur reparut.
- Pourtant, les vôtres ne demandent qu’à laisser tout cela derrière eux, dit-il. Ils se préparent à un exode massif sous la mer. Auraient-ils pris goût au formol ?
C’était donc pour cela qu’il était venu. Keel avait l’habitude de ce genre de conversation. Les gens qui détenaient le pouvoir éprouvaient toujours le besoin de justifier leur abus de pouvoir. Plus d’un condamné avait sans doute eu à subir le bavardage défensif de son geôlier.
- Le bon droit se justifie tout seul, répondit-il. Il n’a pas besoin d’apologie mais de bonne foi. Que cherchez-vous en venant ici?
- Juste un peu de conversation, monsieur le Juge, fit Gallow en écartant de son front une mèche de cheveux blonds. Un échange, un contact humain, comme il vous plaira de l’appeler. C’est une denrée introuvable parmi mes hommes.
- Vous avez pourtant des lieutenants, des responsables d’une espèce ou d’une autre. Pourquoi pas l’un d’eux?
- Vous trouvez cela curieux? Peut-être un peu effrayant que l’on vienne rompre l’isolement de votre détention? Rassurez-vous, monsieur le Juge; je ne recherche que quelques instants de conversation paisible. Mes hommes grognent, mes officiers projettent, mes ennemis trament. Mon prisonnier pense, ou il ne tiendrait pas un journal; et j’ai de l’admiration pour quelqu’un qui pense. L’esprit rationnel est quelque chose de rare, quelque chose qu’il faut respecter et encourager.
A présent, Keel était certain que Gallow voulait quelque chose. Une chose précise.
Attention, se dit-il. C’est un charmeur.
La goutte de vin qu’il avait absorbée venait de trouver l’endroit sensible dans l’estomac de Keel et la brûlure se propageait lentement dans son intestin. Il fut tenté de mettre un terme brutal à cette conversation.
Quel respect avez-vous eu pour les penseurs de Guemes? aurait-il pu demander à Gallow. Mais il ne pouvait pas se permettre de tarir ainsi une source d’informations dont les Iliens pourraient avoir cruellement besoin.
Tant que je serai en vie, je ferai le maximum pour les aider…
- Je vais vous dire la vérité, fit le juge à haute voix.
- Elle est toujours la bienvenue.
Un hochement de tête plein de déférence accompagna ce commentaire et Gallow acheva de vider sa coupe. Keel lui versa de nouveau à boire.
- La vérité, dit-il, c’est que je n’ai personne à qui parler, moi non plus. Je suis vieux, je n’ai pas d’enfants et je ne voudrais pas quitter ce monde sans rien laisser lorsque mon heure sera venue. Mon journal - Keel fit un geste en direction du cahier à couverture de plaz posé sur la couchette -est un enfant pour moi. Je voudrais qu’il ait la meilleure forme possible.
- J’ai lu vos notes. Elles ont beaucoup de poésie. Il me plairait de vous entendre en dire certains passages. Vos méditations ont bien plus d’intérêt que celles de la plupart des hommes.
- C’est parce que j’ose méditer dans des domaines où vos hommes ne s’aventurent pas.
- Je ne suis pas un monstre, monsieur le Juge.
- Je ne suis pas un juge, monsieur Gallow. Vous vous trompez de personne. C’est Simone Rocksack qui est le Juge Suprême, à présent, en même temps que Psyo. Mon influence est devenue minime.
Gallow leva de nouveau sa coupe pour lui rendre hommage.
- Très perspicace. Vos informations sont exactes. Simone cumule les fonctions de Juge Suprême et de Psyo. Pour commencer. Mais à cause du souvenir d’une Psyo corrompue, les autres ont toujours été tenus en suspicion. En tant que juge, vous avez toujours été le garant de la séparation des pouvoirs. Le peuple demande de vos nouvelles. Vous seul pouvez apaiser leurs craintes. Simone ne le peut pas, et pour une bonne raison.
- Laquelle?
Le sourire suave de Gallow disparut et son regard bleu d’acier se riva froidement sur Keel.
- La bonne raison qu’ils ont de s’inquiéter, c’est que Simone est à ma solde. Elle l’a toujours été.
- Cela ne me surprend pas, dit Keel.
Il mentait. Il s’efforçait cependant de garder un ton neutre, blasé.
Le faire parler avant tout, se disait-il. C’est le seul talent qui me reste.
- Je pense au contraire que vous êtes surpris, lui dit Gallow. Votre corps vous trahit de manière subtile. La Psyo et vous n’êtes pas les seuls à savoir observer ces choses-là.
- C’est-à-dire que… j’ai du mal à croire qu’elle ait accepté le massacre de Guemes.
- Elle n’était pas au courant. Mais elle s’y fera. Elle est très déprimante, quand on la connaît. Très amère. Saviez-vous qu’il y a un miroir sur chaque mur, chez elle?
- Je ne suis jamais allé chez elle.
- Moi, si, fit Gallow en gonflant involontairement la poitrine. Et aucun autre homme ne peut se vanter d’en avoir fait autant. Sa laideur la rend folle. Elle s’arrache la peau, se contorsionne devant son miroir en grimaçant jusqu’à ce qu’elle accepte la forme naturelle de son visage. Alors seulement, elle peut quitter sa chambre. C’est une triste créature.
Il secoua la tête et but une nouvelle gorgée de vin.
- Une créature humaine, quand même? demanda Keel.
- Elle ne se considère pas comme humaine.
- Elle vous l’a dit?
- Oui.
- Dans ce cas, elle a besoin d’aide. D’amis autour d’elle, de quelqu’un qui…
- Tout cela a déjà été essayé, interrompit Gallow. Les autres ne font que lui rappeler sa propre laideur. C’est dommage, car elle a un corps délicieux sous ses vêtements enveloppants. Je suis son ami parce qu’elle me trouve attirant. Comme un modèle de ce que l’humanité pourrait être. Elle ne veut pas que des enfants grandissent laids dans un monde laid.
- Elle vous a dit ça?
- Oui, entre autres. Je l’écoute, moi, monsieur le Juge. Vous et votre Commission, vous ne faites que la tolérer. C’est pour cela que vous l’avez perdue.
- J’ai l’impression qu’elle était déjà perdue avant que je la connaisse.
Le sourire onctueux de Gallow reparut.
- Vous avez raison, naturellement, dit-il. Mais à un moment, vous auriez pu la mettre de votre côté. Vous ne l’avez pas fait. C’est moi qui l’ai fait. Cela a peut-être changé tout le cours de l’histoire.
- Peut-être.
- Vous croyez que votre peuple continuera éternellement à se complaire dans ses difformités? Oh, non! Ils nous envoient déjà leurs enfants normaux. Vous accueillez nos déchets, les infirmes et les criminels. Quelle sorte de société espérez-vous bâtir là-dessus? Quelle vie vous attend sinon une vie de misère et de désespoir?
Le Sirénien haussa les épaules comme s’il ne pouvait pas y avoir d’arguments à lui opposer.
Keel n’avait pas du tout le même souvenir de la vie îlienne. Il reconnaissait que les îles étaient surpeuplées à un point difficilement concevable pour un Sirénien. Il reconnaissait également que les îles puaient. Mais il y avait de la couleur et la musique partout, et toujours une bonne parole. Leur vie était incomparable. Mais qui aurait pu expliquer à quelqu’un qui vivait sous la mer la joie unique d’un lever de soleil, le plaisir d’une pluie printanière ruisselant sur le visage et sur les mains ou même le contact quotidien d’autres personnes qui vous prouvaient que l’on se souciait de vous simplement parce que vous existiez?
- Monsieur le Juge, dit Gallow, je vois que vous ne buvez pas votre vin. La qualité ne vous convient donc pas?
Ce n’est pas la qualité du vin, mais celle de la compagnie.
- J’ai mal à l’estomac, expliqua le juge à haute voix. Je ne peux pas boire vite. En général, je préfère d’ailleurs le gnou.
- Le gnou? répéta Gallow en arquant les sourcils, surpris. Cette décoction à base de névragyls? Je croyais…
- Que seuls les dégénérés en buvaient? C’est bien possible. Elle me procure un effet apaisant. Et elle est à mon goût, même si le ramassage des œufs présente des dangers. Je ne ramasse jamais les œufs moi-même.
Ça, c’est à sa portée.
Gallow hocha lentement la tête. Puis ses lèvres découvrirent une rangée de dents impeccablement blanches.
- On dit que le gnou peut causer des dommages chromosomiques. Vous ne croyez pas que les Iliens prennent un peu trop de risques avec ce truc-là?
- Des risques pour nos chromosomes? fit Keel avec un rire qu’il n’essaya même pas de retenir. C’est comme si nous tentions notre chance sur une roulette cassée, j’imagine?
U but une gorgée de vin et se laissa aller en arrière sur son siège pour mieux observer Gallow. L’expression d’écœurement qui assombrissait le visage du Sirénien lui apprit qu’il venait de toucher un de ses points sensibles.
S’il a un point sensible, c’est qu’on peut le sonder. Et si on peut le sonder, on peut l’avoir. C’était l’une des choses que Keel avait apprises à la tête de la Commission.
- Vous êtes capable d’en rire? s’étonna Gallow dont les yeux bleus lancèrent des éclairs. En se reproduisant n’importe comment, les vôtres mettent l’espèce entière en danger. Que se passerait-il si…
Keel l’arrêta d’un geste et répondit en haussant la voix :
- C’est à la Commission de s’occuper de ces choses-là. C’est elle qui décide de laisser vivre ou non un enfant qui peut présenter un risque pour l’espèce. Et croyez-moi, pour un peuple traditionnellement orienté vers la survie, ce n’est pas une décision agréable à prendre. Mais elle garantit l’avenir de l’espèce. Par ailleurs, comment pouvez vous avoir la certitude que toutes les mutations sont néfastes, monstrueuses ou indésirables?
- Vous n’avez qu’à vous regarder, lui répondit Gallow. Votre nuque est incapable de soutenir votre tête sans cette… chose. Vos yeux sont sur le côté…
- Ils sont de couleurs différentes, également. Mais savez-vous qu’il y a environ quatre fois plus de Siréniens aux yeux marron qu’aux yeux bleus? Cela ressemble à une mutation. Vous qui avez les yeux bleus, faut-il donc vous détruire ou vous stériliser? Pour nous, la frontière se situe là où les mutations commencent à mettre réellement la vie de l’espèce en danger. Alors que vous préconisez, semble-t-il, un génocide cosmétique. Est-il justifiable de quelque manière que ce soit? Attention! Qui vous dit que nos mutations « arbitraires » n’ont pas engendré quelques armes secrètes qui nous permettrons de faire face à la menace que vous brandissez sur nous?
Mettre à nu ses pires craintes, se disait Keel, afin de mieux les retourner contre lui-même.
Un bruit de vaisselle entrechoquée se fit entendre dans la coursive. Le chariot qui franchit peu après le seuil de la cabine était poussé par un jeune homme que la présence de Gallow emplissait visiblement de terreur. Il guettait le moindre mouvement de son chef et ses mains tremblaient littéralement tandis qu’il plaçait la vaisselle sur la petite table pliante. Il servit dans des bols une nourriture fumante et Keel reconnut le fumet d’un ragoût de poisson. Après avoir posé le pain et une assiette de petits gâteaux pour le dessert, le serveur entreprit de goûter à chacun des mets.
Tiens, se dit Keel. Gallow a peur qu’on l’empoisonne…
Il constata avec satisfaction que l’homme goûtait également les parts qui se trouvaient dans son assiette.
Les choses ne vont donc pas si bien pour lui qu’il voudrait nous le faire croire.
Le juge ne put se résoudre à laisser passer l’occasion :
- C’est pour parfaire l’éducation de votre palais que vous goûtez à tous les plats? demanda-t-il à l’ordonnance.
Le Sirénien, ne sachant que répondre, se tourna vers Gallow, qui répliqua avec un large sourire :
- Tous ceux qui exercent un pouvoir ont des ennemis. C’est aussi votre cas, j’en suis sûr. Quelques mesures de protection ne peuvent faire de mal à personne.
- Protection contre qui?
Gallow demeura silencieux. L’ordonnance pâlit.
- Question astucieuse, dit Gallow.
- Votre attitude implique que l’assassinat est le mode actuel d’expression politique. Est-ce là la nouvelle manière de gouverner que vous avez à offrir au monde?
La main de Gallow s’abattit sur la petite table et l’ordonnance laissa tomber son bol qui se brisa. L’un des fragments vola sur la chaussure de Keel et y tournoya un instant comme une toupie asymétrique en fin de course. Gallow renvoya l’homme d’un geste sec du tranchant de la main. La porte se referma silencieusement derrière lui.
Gallow jeta sa cuiller. Elle heurta son bol au passage et éclaboussa Keel de ragoût. Le Sirénien se pencha sur la table branlante pour essuyer le vêtement du juge avec sa serviette.
- Toutes mes excuses, monsieur le Juge, dit-il. Je ne suis pas si rustre, d’habitude. Mais c’est votre présence qui… me stimule. Veuillez oublier cet incident.
Keel massa ses genoux ankylosés et replia les jambes sous la petite table.
Gallow prit le pain, en rompit un morceau et tendit le reste au juge.
- Scudi Wang est votre prisonnière? demanda celui-ci.
- Naturellement.
- Et le jeune Bien, Norton?
- B est avec elle. Tous deux sont sains et saufs.
- Ça ne marchera jamais, Gallow. Si vous établissez votre pouvoir sur la traîtrise, la prison et le crime, vous êtes bon pour un règne du même acabit. Personne ne traite avec un homme acculé. Les monarques sont faits d’un meilleur bois.
Les oreilles de Gallow s’étaient dressées en entendant le terme « monarque ». Le juge le vit le retourner sur sa langue.
- Vous ne mangez pas, monsieur le Juge.
- Comme je vous l’ai dit, j’ai l’estomac dérangé.
- Mais il faut bien manger! Comment vivrez-vous sans cela?
- Je ne vivrai pas, dit Keel en souriant. Gallow reposa soigneusement sa cuiller et se tamponna les lèvres avec sa serviette. Ses sourcils se froncèrent d’un air préoccupé.
- Si vous avez décidé de ne pas vous nourrir, nous vous alimenterons de force. Epargnez-vous ce désagrément. Je ne vous laisserai pas mettre ainsi un terme à mon hospitalité.
- C’est une question qui ne dépend pas de ma volonté, lui répondit le juge. Vous avez fait erreur sur la marchandise. Elle n’est pas de tout premier choix. B se trouve que la nourriture m’occasionne d’insupportables douleurs et que, de toute manière, elle ne fait que passer sans être digérée.
Gallow eut un mouvement de recul involontaire.
- N’ayez pas peur, lui dit le juge. Ce n’est pas contagieux.
- Qu’est-ce que c’est?
- Une malformation. Nos bio-ingénieurs m’ont aidé jusqu’ici à surmonter ce handicap, mais à présent c’est l’Instance Supérieure qui a le dossier en main.
- L’Instance Supérieure? s’étonna Gallow. Vous voulez dire qu’il y a côté surface une assemblée plus puissante que la vôtre? Une organisation secrète, alors?
Keel éclata de rire et cela ajouta à la perplexité et à la confusion qui se lisaient sur le visage autrement harmonieux de Gallow.
- L’Instance Supérieure est connue sous plusieurs noms différents, dit-il. C’est un groupe subversif que certains appellent collectivement Nef ou d’autres Jésus. Mais il ne s’agit pas du Jésus Louis des Historiques, attention. Il s’agit d’une commission beaucoup plus sévère que la mienne. Une commission sans appel, qui ôte toute signification à vos menaces.
- Vous allez… mourir?
Le juge hocha affirmativement la tête.
- Et quoi que vous fassiez, dit-il en souriant, tout le monde sera persuadé que c’est vous qui m’aurez tué.
Gallow considéra le juge durant un long moment, puis s’essuya les lèvres du bout de sa serviette. Il se leva, repoussant la petite table.
- Puisque c’est comme ça, annonça-t-il, si vous voulez sauver ces gamins, vous ferez exactement ce que je vous dirai.