Les refoulés ont les mêmes psychoses et les mêmes névroses que les reclus; mais à la différence des reclus, qui courent quand on les libère, les refoulés explosent quand on les confronte à leur condition.
Les Carnets de Raja Thomas,
Notes de captivité
Avant-poste n° 22, le 17 alki 468
La jalousie est une mine d’informations, pour peu qu’on la laisse s’extérioriser. Même le Juge Suprême peut apprendre beaucoup de sa jalousie envers les Siréniens. Comparés à eux, nous autres Iliens menons une existence sordide. Nous sommes pauvres. Les pauvres ne peuvent pas avoir de secrets. La misère et la promiscuité facilitent la circulation des informations et des rumeurs de toutes sortes. Même les transactions les plus clandestines sont vite dévoilées. Les Siréniens, par contre, ont fait du secret un mode de vie. C’est l’un des nombreux luxes qui leur sont réservés.
Le secret commence avec la protection de la vie privée.
En tant que Juge Suprême de la Commission des Formes de Vie, j’ai droit à un appartement privé. Pour moi, pas de couchette prisonnière entre deux autres le long d’une cloison extérieure. Pas de pied se posant sur mes doigts au milieu de la nuit, ni d’amants haletants se cognant dans mon dos.
Privilège et vie privée. Deux mots qui ont la même racine. Mais ici, chez les Siréniens, le droit à la vie privée représente la norme.
Ma captivité signifie le droit à un isolement spécial. Ces Capucins verts ne semblent pas bien le comprendre. Mes gardiens me paraissent désabusés et passablement désœuvrés. Le désœuvrement est l’ennemi du secret. J’espère donc apprendre ici le plus possible de choses sur eux, car leur existence est maintenant la mienne.
Comme les Siréniens comprennent mal ce qu’est la véritable discrétion! Ils ne se doutent pas que j’enregistre tout ce qui m’intéresse dans ma tête en phrases rythmées que je pourrai transmettre à d’autres si j’en ai envie… et si je survis assez longtemps pour cela. Ce sont des fanatiques qui ne font pas de quartier. L’histoire de Guemes a prouvé qu’ils sont prêts à se livrer à des massacres avec une froide efficacité… avec enthousiasme, peut-être. Je ne me fais pas d’illusions sur mes chances de partir d’ici.
Peu de choses me survivront à part mon action au sein de la Commission. Je dois avouer que je tire quelque fierté de cette action. Et que je regrette certains de mes autres choix. L’enfant que Carolyn et moi aurions dû avoir, par exemple… je suis sûr que cela aurait été une fille. Nous aurions des petits-enfants aujourd’hui. Avais-je le droit d’empêcher cela parce que j’avais peur? Ils auraient été magnifiques! Et intelligents, oui, comme Carolyn.
Gallow doit se demander ce que je fais là immobile, les paupières à peine entrouvertes. Parfois, il a tendance à rire de ce qu’il voit. Gallow rêve de dominer le monde. En cela, il n’est guère différent du père de Scudi. Ryan Wang nourrissait les autres pour les dominer. GeLaar Gallow les tue. Le reste est du même ordre. Je suppose que la mort est la forme de domination absolue. Mais il y a plusieurs sortes de morts. Je sais cela parce que je n’ai pas de petits-enfants. Mais j’ai par contre ceux dont la vie est passée, à un moment, entre mes mains; ceux qui ont survécu parce que j’en ai donné l’ordre.
Je me demande où Gallow a envoyé son colosse, Nakano. Un vrai monstre… à l’extérieur. Le spectacle d’un terroriste. Mais les motivations de Nakano n’apparaissent pas à la surface. Personne ne peut dire qu’il est transparent. Il y a de la douceur dans ses mains quand leur force colossale n’est pas indispensable.
Ils ont embusqué l’hydroptère entre deux eaux. Toujours le secret. Toujours l’isolement. Le silence qui règne ici pourrait aisément faire peur. Je le trouve captivant. Sans vouloir faire de jeu de mots. L’isolement est captivant. Les Iliens ne soupçonnent pas cet aspect-là de la réalité. Ils n’imaginent que les avantages de la vie privée. Ils envient aux Siréniens l’intimité dont ils disposent. Ils n’imaginent pas ce silence et cette tranquillité. Mon peuple connaîtra-t-il un jour une sérénité pareille?
Il me paraît difficile de croire que la Psyo soit prête à ordonner à tous les Iliens d’émigrer sous la mer. Comment pourrait-elle assumer une responsabilité pareille? Comment les Siréniens eux-mêmes pourraient-ils nous accueillir sans compromettre leur précieuse vie privée? Plus que notre dévotion à Nef, il est certain que ce seraient l’envie et la cupidité qui nous pousseraient à obéir.
Je suis persuadé que Nef ne saurait s’engager dans une telle entreprise autrement que par allusions voilées. Et les allusions de Nef sont susceptibles de recevoir une multitude d’interprétations humaines. Il suffit de se pencher un instant sur les
Historiques, particulièrement sur les écrits laissés par Raja Thomas, ce Psyo dissident, pour que la chose soit claire comme du plaz. Ah, Thomas! Quel brillant spécialiste de la survie tu as été! Je remercie Nef que tes pensées soient parvenues jusqu’à nous. Car je sais, moi aussi, ce que c’est que d’être reclus. Je sais ce que c’est que d’être refoulé. Et je me connais mieux grâce à toi, Thomas. Comme toi, je peux me tourner vers mes souvenirs lorsque je suis en mal de compagnie. Et tu vis dans mes souvenirs.
Maintenant que le varech nous enregistre, aucune serrure ne pourra plus condamner à jamais la porte de notre mémoire.