Le conscient est le don du Dieu-Espèce à l’individu. La conscience est le don du Dieu-Individu à l’espèce. Dans la conscience on trouve la structure, les formes du conscient, la beauté.
Kerro Panille,
Les Traductions de l’Avata,
Les Historiques.
- Elle rêve mes rêves, avait dit Duque.
Sa voix s’était élevée claire et forte des ombres qui bordaient le grand bassin nutritif qu’il partageait avec Vata.
Un garde courut aussitôt alerter la Psyo.
C’était vrai; Vata avait commencé à rêver. Il s’agissait de rêves spécifiques, appartenant en partie à sa mémoire et en partie à d’autres souvenirs qu’elle avait hérités du varech, de la mémoire d’Avata. Celle-ci contenait des souvenirs humains acquis par le varech par l’intermédiaire des gyflottes, et d’autres souvenirs humains acquis suivant un processus dont il ignorait tout, sauf que la mort et la souffrance y prenaient part. Il y avait même des souvenirs de Nef, et ceux-là étaient les plus étranges de tous. Aucun d’eux n’avait pénétré une conscience humaine de cette façon-là depuis des générations.
Nef!
Duque voyait Nef se déplacer dans le vide spatial comme une aiguille dans les plis d’une étoffe. D’un pli à l’autre, pénétrant à un endroit et ressortant à un autre, beaucoup plus loin, tout cela en un battement. Nef avait autrefois créé une planète-paradis à la surface de laquelle elle avait déposé des humains en leur disant :
- Il vous faut décider de quelle manière vous allez me Vénefrer!,
Nef avait amené des humains sur Pandore, qui n’était pas un paradis mais une planète faite presque uniquement d’océans dont les marées étaient réglées par les cycles capricieux de deux soleils. Une impossibilité physique, si Nef ne l’avait pas voulu ainsi.
Tout cela, Duque le voyait par bribes dans les rêves chaotiques de Vata.
- Pourquoi Nef m’a-t-elle amené ses humains? avait demandé Avata.
Ni les humains ni Nef ne lui avaient répondu. Et maintenant, Nef était repartie mais les humains restaient. Quant au nouveau varech, qui était Avata, il n’occupait plus qu’une place infime dans l’océan et ses rêves emplissaient l’esprit conscient de Duque.
Vata rêvait sans fin.
Duque ressentait les rêves de Vata comme des représentations visuelles imposées à ses sens. Il connaissait leur source. Tout ce qui provenait de Vata avait une saveur particulière, aisément identifiable, impossible à rejeter.
Vata rêva d’une femme qui s’appelait Waela, puis d’une autre qui s’appelait Hali Ekel. Ce dernier rêve émut profondément Duque. Il eut une impression poignante de réalité, comme si c’était lui et non quelqu’un d’autre qui gravissait ce sentier et éprouvait ces souffrances. C’était lui que Nef projetait à travers le temps et d’autres dimensions pour qu’il contemple un homme cloué nu à une croix de bois. Duque savait que c’étaient les yeux de Hali Ekel qui voyaient cette scène, mais il ne pouvait se dissocier d’elle.
Pourquoi, dans cette foule, certains lui crachaient-ils dessus alors que d’autres pleuraient?
- Père, pardonne-leur, murmura à un moment l’homme qui était sur la croix.
Duque eut l’impression d’entendre une malédiction. Pardonner de telles choses était pire que crier vengeance. Etre pardonné pour de tels actes, c’était certainement plus terrible qu’être maudit.
La Psyo arriva très vite dans la salle où était Vata. Sa robe ample et ses longues enjambées ne suffisaient pas à dissimuler les courbes agréables de ses hanches souples et de ses seins plantureux. Son corps fascinait à double titre : parce que c’était la Psyo et parce que son visage avait les traits typiques de l’île de Guemes. Elle se mit à genoux à proximité de Duque et, immédiatement, le silence se fit dans la salle, à l’exception des gargouillis du système qui alimentait le bassin en nutriment.
- Que se passe-t-il, Duque? demanda la Psyo.
- C’est réel, fit la voix de Duque, rauque et tendue. Tout cela s’est vraiment passé.
- Qu’est-ce qui est réel, Duque?
Duque perçut une voix très lointaine, bien plus lointaine que le rêve où était Hali Ekel. Il perçut la détresse qu’éprouvait Hali; il sentit la présence de la vieille enveloppe charnelle donnée par Nef à Hali pour accomplir son voyage au sommet de la terrible colline des croix. Et il partagea la perplexité de Hali.
Pourquoi font-ils cela? Pourquoi Nef veut-elle que je voie cela ?
Duque considérait ces questions comme les siennes. Et il n’avait pas de réponse.
- Que s’est-il passé, Duque? insista la Psyo.
La voix lointaine était un insecte bourdonnant à l’oreille de Duque. Il aurait voulu l’écraser d’une tape.
- Nef, murmura-t-il.
Ceux qui étaient présents étouffèrent une exclamation, mais la Psyo garda son calme.
- Nef va revenir? demanda-t-elle.
Cette question rendit Duque furieux. Il voulait se concentrer sur le rêve où était Hali. Il voulait qu’on le laisse tranquille. Peut-être, alors, trouverait-il les réponses aux questions qu’il se posait.
- Nef va revenir, Duque? répéta la Psyo en élevant la voix. Réponds-moi, il le faut!
- Nef est partout! s’écria Duque.
En criant, il avait fait disparaître complètement le rêve. Il se sentit désemparé. Il était arrivé si près… encore quelques secondes et il aurait peut-être eu ses réponses!
A présent, Vata rêvait d’un poète nommé Kerro Panifie et de la jeune femme du rêve précédent, Waela. Son visage se confondait avec le flou d’une grappe de varech à la dérive, mais sa chair était brûlante contre la chair de Panille et leur orgasme se réverbéra en Duque, chassant toutes les autres sensations par sa puissance.
La Psyo tourna ses yeux rouges et protubérants vers l’assistance. Elle murmura d’une voix froide :
- Vous ne devez parler à personne de ce que vous venez d’entendre.
Tout le monde hocha la tête, mais déjà certains se demandaient à qui ils allaient faire partager cette énorme révélation, trop importante pour être contenue. Un parent? Un ami cher?
Nef est partout!
Pouvait-elle être ici même, dans cette salle, de quelque manière mystérieuse?
Cette pensée avait traversé soudain l’esprit de la Psyo, qui avait posé la question à Duque, à demi endormi dans la paix d’après le coït.
- Tout est partout, avait grommelé Duque.
La Psyo ne pouvait nier la logique d’une telle réponse. Elle scruta d’un regard craintif les ombres qui entouraient le bassin de Vata. Les autres l’imitèrent, tout aussi peureusement. Se souvenant des paroles que Duque avait prononcées au début et qu’on lui avait répétées, la Psyo demanda :
- Qui rêve tes rêves, Duque?
- Vata!
Vata fit glisser son corps flasque dans le bassin et le liquide nutritif cascada autour de ses seins énormes.
La Psyo se pencha le plus près possible de l’oreille bulbeuse de Duque et demanda d’une voix si basse que seuls ceux qui étaient au premier rang entendirent, ou crurent entendre :
- Vata se réveille?
- Vata rêve mes rêves, gémit Duque.
- Elle rêve de Nef?
- Ouiii.
Il était prêt à leur dire n’importe quoi si seulement ils voulaient bien s’en aller et le laisser avec ces rêves terrifiants et merveilleux.
- Est-ce que Nef nous transmet un message? demanda la Psyo.
- Parteeez! hurla Duque.
La Psyo, accroupie sur ses talons, eut un mouvement de recul.
- C’est cela, le message de Nef? Duque garda le silence.
- Où irions-nous? demanda la Psyo.
Mais Duque était perdu dans un autre rêve de Vata, celui de sa naissance, et la voix de Waela, mère de Vata, murmurait :
- Mon enfant dormira dans la mer. Duque répéta la phrase.
La Psyo poussa un soupir. Jamais Duque n’avait été aussi précis. Elle lui demanda :
- Nef nous ordonne de descendre sous la mer? Duque ne répondit pas. Il contemplait l’ombre de Nef qui s’avançait en recouvrant une plaine sanglante et il entendait la voix omniprésente de Nef :
- Je traverse la Porte Bœuf!
La Psyo répéta sa question d’une voix presque plaintive. Mais les signes étaient nets. Duque avait parlé et il ne fallait pas espérer en tirer autre chose. Lentement, le dos raide, la Psyo se remit debout. Elle se sentait lasse, vieillie, comme si elle avait beaucoup plus que ses trente-cinq ans. Les pensées affluaient en désordre dans son esprit. Quelle était la signification réelle de ce message? Il faudrait y réfléchir soigneusement. Les mots avaient semblé très clairs. Et pourtant… n’était-il pas possible de leur donner une autre interprétation?
Sommes-nous les enfants de Nef?
Quelle question chargée de poids!
Lentement, elle fit du regard le tour de ceux qui étaient là et qui gardaient un silence pétrifié.
- N’oubliez surtout pas mes ordres!
Ils hochèrent la tête à l’unisson; mais quelques heures plus tard à peine, la nouvelle circulait dans tout Vashon : Nef était revenue, Vata se réveillait, Nef avait ordonné à tout le monde de descendre sous la mer. .
A la tombée de la nuit, seize autres îles avaient reçu le message par radio, parfois sous une forme horriblement mutilée. Les Siréniens, qui avaient intercepté une partie des messages, interrogèrent aussitôt leurs agents dans l’entourage de Vata et adressèrent à la Psyo une demande d’informations abrupte : « Est-il vrai que Nef s’est posée sur Pandore à proximité de Vashon? Faut-il ajouter foi aux rumeurs selon lesquelles Nef aurait ordonné aux Iliens de se réfugier sous la mer? »
La demande d’informations ne s’arrêtait pas là mais Simone Rocksack, estimant que l’on avait gravement porté atteinte aux mesures de sécurité protégeant Vata, se drapa dans sa dignité la plus officielle pour répondre tout aussi abruptement : « Les révélations concernant Vata requièrent un examen approfondi accompagné d’intenses prières de la part de la Psychiatre-aumônière. Lorsque celle-ci jugera le moment propice, elle ne manquera pas de vous tenir informés. »
C’était de loin la réponse la plus sèche qu’elle eût jamais faite aux Siréniens, mais la nature des paroles prononcées par Duque l’avait bouleversée et le ton du message Sirénien avait presque - mais peut-être pas tout à fait - de quoi justifier cette réprimande officielle. Simone Rocksack avait trouvé particulièrement insultants les commentaires ajoutés par les Siréniens à leur message. Bien sûr qu’elle savait qu’on ne pouvait pas organiser du jour au lendemain la migration de tous les Iliens sous la mer. C’était non seulement matériellement impossible, mais tout à fait déconseillé du point de vue psychologique. C’était cela, plus que toute autre raison, qui lui disait que les paroles de Duque devaient recevoir une autre interprétation. Et une fois de plus, elle se félicitait de la sagesse de ses ancêtres qui avaient combiné les fonctions d’aumônier avec celles de psychiatre.