L’hélicoptère atterrit au milieu du camp à proximité de Port-Saïd, à cinq kilomètres de l’endroit où Ayaan était morte. Osman le posa en douceur entre son jumeau et le troisième hélicoptère, plus petit, tombé en panne un an auparavant et que l’on gardait à présent uniquement pour les pièces détachées. Sarah récupéra les fusils des survivantes, vérifia les crans de sûreté et les remit sur le râtelier d’armes. En tant que mascotte officielle de l’unité d’Ayaan, il lui incombait de faire toutes les tâches pénibles, même si elle ne possédait pas la masse musculaire des soldats. C’était également son travail de nettoyer le sang dans l’habitacle, mais elle ne parvenait pas à déterminer comment s’y prendre. Elle était incapable de penser à ce qu’elle ferait ensuite. Elle sauta de l’hélicoptère et sentit la bosse lourde et dure de son arme dans sa poche. Elle sortit le Makarov PM, ôta le chargeur, et actionna la culasse jusqu’à ce qu’elle se bloque en position ouverte. Vérifiant qu’il ne restait pas de balles dans la chambre, elle rangea le chargeur dans une poche et le pistolet dans l’autre. Elle effectua toutes ces opérations sans la moindre pensée, exactement comme elle l’avait fait des centaines de fois auparavant. Ayaan l’avait obligée à s’exercer, à le faire très vite et toujours de la même façon. Ayaan.
Ayaan avait disparu. Morte… Ayaan était morte. Elle errait peut-être dans le désert en ce moment même, sans intelligence, affamée, sans aucune émotion. Ou alors les zombies l’avaient peut-être dévorée entièrement. Morte. Dans les deux cas, il ne restait personne pour lui dire ce qu’elle devait faire. Elle ne se souvenait d’aucun autre moment comme celui-ci. Si elle remontait suffisamment loin dans le temps, elle se souvenait de son père, elle se rappelait qu’elle enfouissait son visage dans la douceur de sa chemise, se souvenait de l’odeur de sa sueur comme il la serrait contre sa poitrine. Elle se souvenait de lui qui courait, bougeait, elle se souvenait de sa mère qui n’était plus avec eux. Ensuite, tous ses souvenirs tournaient autour d’Ayaan. Elle passa ses mains dans ses cheveux coupés ras, gratta son cuir chevelu avec ses ongles. Elle ne savait pas quoi faire.
— Hé, donne-moi un coup de main, dit Osman.
Elle se retourna vivement et vit qu’il était accroupi près du réservoir de carburant détruit sur le flanc de l’hélicoptère. Il la regarda avec une expression si pleine de sollicitude et de compassion qu’elle se demanda s’il ressentait de la pitié. Ses joues s’empourprèrent et elle s’avança rapidement pour l’aider à démonter le réservoir, à ôter les boulons qui le maintenaient au fuselage avec une clé à douille. Elle prit les sangles entre le pouce et l’index dans le métal rugueux et une vive douleur lui parcourut le bras. Cela lui éclaircit les idées en un instant.
— J’ai faim, tu veux manger quelque chose ? J’ai une boîte de tomates cuites. Je la gardais pour les mauvais jours. (Cette fois, Osman ne la regardait pas, ce qui était presque pire.) Écoute, jeune fille, nous sommes en vie, et c’est tout ce qui compte, c’est un exploit dans un monde comme celui-ci.
Il passa un bras autour de ses épaules, et elle commença à le repousser, puis elle se laissa faire. Au bout d’un moment, elle se tourna vers lui, pressa son corps contre le sien en une étreinte effective. Osman, lui aussi, avait été dans sa vie depuis aussi loin que remontaient ses souvenirs. Ayaan avait été comme une grande sœur pour elle, Osman avait été son oncle. Cela faisait du bien de sentir la fumée de kif qui imprégnait sa chemise élimée, c’était agréable de sentir la chaleur de son corps.
— On va s’en sortir, lui dit-il, comme nous l’avons toujours fait. Dieu et son Prophète ne peuvent pas nous en vouloir à ce point s’il nous a permis de vivre si longtemps, d’accord ?
Elle hocha la tête et se dégagea de son étreinte. Il partit chercher ses tomates, mais, en l’occurrence, elle n’eut pas l’occasion de partager son festin. Un garçon âgé de huit ans, en short et claquettes en plastique, survint en courant, essoufflé, pour l’avertir que Fathia voulait qu’elle la rejoigne près de la clôture du périmètre. Elle s’y rendit immédiatement.
Le garçon l’emmena à travers le marché à ciel ouvert du camp, un espace clos d’échoppes bordé de parpaings brisés où des personnes d’un certain âge triaient des boîtes de conserve, à la recherche de signes de botulisme ou de putréfaction. Sarah passa rapidement à côté d’Alma, l’une des femmes de l’unité d’Ayaan, qui se nettoyait le visage dans une casserole d’eau sablonneuse provenant du puits communautaire. Elle leva les yeux puis détourna la tête, faisant mine de ne pas avoir vu Sarah.
Cette dernière n’avait pas le temps de se demander ce que cela signifiait. Elle remonta rapidement une longue « rue » bordée de part et d’autre de tentes d’habitation semi-permanentes. Tout au bout, elle trouva Fathia sous un auvent mangé par les mites, penchée sur une carte du territoire environnant. D’autres soldats, allongés sur le sol à proximité, à l’ombre de la palissade, essayaient de se reposer.
Le garçon qui avait conduit Sarah vers le nouveau commandant se glissa sous la table des cartes et creusa la terre meuble avec ses doigts. Son travail était terminé.
Fathia se racla la gorge.
— C’est moi qui commande à présent, bien sûr. Mais j’ai du travail à faire avant d’effectuer une nouvelle sortie avec les filles. Je dois reconstituer l’unité avec la moitié des soldats dont je disposais jusqu’ici, déclara-t-elle, comme si elle voulait avoir l’avis de Sarah qui savait que ce n’était pas le cas. Bon, nous serons plus rapides. Plus futées. Je ne vois aucune affectation pour toi dans cette nouvelle structure, aussi je te limite aux charges du camp. (Elle se rinça la bouche avec de l’eau non potable et cracha par terre.) J’espère que cela te conviendra.
— En fait, Ayaan avait toujours estimé que je devais être sur le terrain, que c’était là que mon don était le plus utile.
L’estomac de Sarah gargouilla sous l’effet d’un mauvais pressentiment. Si elle ne pouvait pas sortir avec les soldats, son utilité serait nettement restreinte aux yeux de Fathia. Dans le camp égyptien, une règle avait toujours été observée : les gens les plus utiles mangeaient les premiers. Ceux qui ne pouvaient rien faire d’important, ceux qui étaient considérés comme un poids mort, souffraient de la faim.
Elle regarda de nouveau le garçon sous la table. Elle pouvait compter ses côtes, mais son ventre était ballonné comme une courge gonflée. Ses yeux étaient humides. Avait-il pleuré ? Cela pouvait aider, quand on avait des crampes d’estomac. Elle s’en souvenait très bien.
Fathia fit claquer sa langue, et Sarah reporta en hâte son regard sur le soldat, embarrassée d’avoir rompu le contact visuel ne serait-ce qu’un instant.
— Oui, c’est ce qu’elle disait. Bien sûr, poursuivit Fathia en faisant ressortir un point faible dans la logique de Sarah, Ayaan n’est plus là pour prendre de décision. J’espère que tu n’auras pas de difficultés à accepter mes ordres. Je sais que l’obéissance n’est pas ton fort.
Évidemment, la seule chose pire que d’être un poids mort était de se montrer insubordonnée.
— Non, non, m’dame, ce ne sera pas un problème. C’est toi le patron.
— Je le suppose, en effet, dit Fathia en levant les yeux avec une surprise feinte. Bon, nous allons utiliser ton don pour une chose extrêmement utile. J’ai besoin que quelqu’un monte la garde. Ce groupe de morts et de vivants que nous avons vu pourrait être ici dès minuit.
Cela signifiait rester éveillée toute la nuit, à se pincer les jambes sans pitié chaque fois qu’elle commencerait à s’assoupir. Cela signifiait être exposée au vent et au sable, et cracher ensuite de la poussière pendant plusieurs jours. Elle ne se plaignit pas. Cela signifiait qu’elle ne serait pas un poids mort, du moins pas aujourd’hui.
Si elle ne dormit pas cette nuit-là, au moins, elle n’était pas seule. Alors que le soleil baissait à l’ouest au-dessus du désert, le camp fut éclairé avec des lampes à huile et des lumières électriques éparses. Le combustible pour les habitations était précieux et on ne l’utilisait jamais juste parce que quelqu’un ne parvenait pas à trouver le sommeil. Les deux hélicoptères étaient prêts à décoller, Osman et les autres pilotes dormaient dans les sièges de leurs appareils. Des soldats armés effectuaient des patrouilles dans les rues du camp, guettant tout ce qui pouvait sortir de l’ordinaire. Ils échangeaient entre eux des banalités, des riens, des affirmations vides de sens, l’assurance que tout était parfaitement normal. La nécessité de cette affirmation flottait dans l’air comme une mouette volant vers une brise.
Les habitants du camp voulaient savoir ce qui allait se passer. Même ceux qui n’avaient plus la force de porter un fusil ou de planter une baïonnette avaient besoin de savoir, devaient connaître la nouvelle. Allaient-ils tous mourir ? Allaient-ils être massacrés cette nuit ? Pendant douze ans, chacun d’eux avait plus ou moins réussi à subsister tandis que les ténèbres grouillaient de monstres attendant de les déchiqueter. Ils avaient survécu quand tant d’autres étaient morts. Ils pouvaient seulement attendre et se demander si c’était la nuit où tout changerait. De son poste d’observation, une simple plate-forme en bois encastrée dans un palmier mort, Sarah devait se contenter de contempler l’horizon et de se poser la même question. Comme toujours quand elle faisait le guet dans les arbres de cette façon, elle se sentait tout à fait en sécurité. Les morts ne grimpaient pas aux arbres, et une goule qui essaierait d’attaquer le camp ne franchirait jamais la clôture de barbelés. À présent, toutefois, ils avaient affaire à des adversaires vivants armés de fusils. Elle formait une cible facile là-haut, et seule la couleur foncée de son sweat-shirt à capuche la protégeait des snipers. C’était peut-être pour cette raison que Fathia voulait qu’elle se tienne en haut de cet arbre.
Elle savait que Fathia ne lui faisait pas confiance en raison de son aptitude à voir l’énergie des morts. Elle savait que les soldats parlaient d’elle quand elle avait le dos tourné, disant qu’elle leur faisait peur. Maintenant qu’Ayaan n’était plus là pour la protéger, voudraient-elles lui nuire, en viendraient-elles à l’éliminer ?
Cette pensée la maintint sur le qui-vive durant la plus grande partie de la nuit. Elle ne vit à aucun moment le moindre signe de l’armée en marche. Elle en était arrivée à les attendre, à espérer qu’ils viendraient, pour mettre fin à sa veille. Ils ne vinrent pas. Le camp n’était probablement pas leur objectif. Juste avant l’aube, elle s’assoupit un peu, ses paupières papillonnèrent puis se baissèrent, son menton tressautant chaque fois qu’elle était sur le point de s’endormir. Il ne s’était rien passé. Il ne se passerait rien.
Dans cet état de demi-éveil, ses sens occultes étaient particulièrement aiguisés. Elle rêva de ce scintillement sombre d’énergie au-delà des barbelés avant de la voir. Elle ouvrit les yeux brusquement et l’adrénaline déferla dans ses veines. Elle faillit tomber de son perchoir.
Ce n’était pas une armée. C’était juste une goule. Elle saisit néanmoins le sifflet passé autour de son cou. Le massacre sur les dunes avait commencé avec l’attaque d’un seul zombie. Il y en avait peut-être d’autres à proximité. Sans doute des centaines. Elle ne sentait pas leur présence, ne percevait pas leur énergie, mais…
La goule en contrebas s’arrêta brusquement et leva la tête, la regardant droit dans les yeux. Elle porta une main à sa bouche, posa un doigt putréfié sur ses lèvres. Lui demandant le silence. Puis, avec son autre main, elle lui fit signe de la rejoindre. Lentement, le zombie se retourna et s’éloigna vers les ténèbres.
Merde, pensa Sarah.
Elle n’imaginait pas de pire moment pour qu’on l’appelle.