18.

— Salut, les filles ! s’égosilla la goule sans bras. (Elle éclata de rire, produisant un horrible clapotis.) Franchement, je suis ravi de constater que vous êtes encore là toutes les deux.

Il ne restait plus du tsarévitch que quelques vagues morceaux de chair noircis empalés sur les pointes d’acier, qui se consumaient en fumant.

— Je voudrais que vous sachiez que je n’ai jamais voulu que qui que ce soit ait à souffrir de tout ça.

Il s’approcha du bord de l’échafaudage en chancelant. Encore un pas et il basculerait sur les pointes.

— Mael Mag Och, je présume, dit Sarah.

Le zombie plia les petits morceaux d’os déchiquetés qui lui servaient de bras.

— En chair et en os.

— Qu’est-ce qui se passe, ici ? (Ayaan secoua Sarah par l’épaule, mais la jeune vivante ignorait quoi lui répondre.) Qu’est-il arrivé au tsarévitch ? La machine était censée le soigner ! Elle était censée lui rendre son apparence. Qu’est-ce qui a foiré ?

Mael Mag Och haussa les épaules. Ce faisant, la peau sur son torse se déchira davantage et se mit à peler en lambeaux.

— La machine a très bien fonctionné, jeune fille. Ou, du moins, elle aurait pu, si je lui en avais laissé l’occasion.

— Vous ? C’est vous qui l’avez tué ? (Ayaan était presque en train de hurler. Sarah aurait voulu qu’elle se calme.) Comment c’est possible ?

— Ça aide d’avoir des amis en interne.

— Nilla, dit Sarah, qui commençait à comprendre.

Il tenta d’esquisser un sourire, mais ce qui restait de sa bouche dut se contenter d’un soubresaut.

— Dans son plan, il fallait qu’elle réussisse à canaliser l’énergie de la Source. Pour la faire descendre à un niveau acceptable par son organisme. Mais elle a suivi mes ordres et lui a simplement envoyé une petite décharge supplémentaire.

— Mais pourquoi ? demanda Ayaan. Pour quelle raison avez-vous fait ça ? Pourquoi l’avez-vous tué ?

— Sarah est au courant, lui dit-il.

Sarah se mordit les lèvres. Elle avait l’impression de comprendre, et cela la terrifiait. Quand Gary lui avait parlé de Mael Mag Och, elle l’avait imaginé comme une sorte de visionnaire ridicule. Quelqu’un dont les idées n’avaient pas évolué d’un pouce depuis le bas Moyen Âge. C’était, naturellement, avant qu’il mette la main sur le pouvoir ultime de la force vitale elle-même.

Il voulait provoquer la fin du monde. Achever le processus, du moins.

— Je disais donc que jamais je n’ai voulu que cette transition soit aussi difficile. Tu demanderas à Gary, à l’occasion, Sarah. Il t’expliquera, j’en suis sûr, à quel point mon cœur débordait de compassion, à l’époque, bien trop courte, où j’en avais encore un. Un cœur, je veux dire. À quel point je voulais que tout se déroule en douceur pour vous. Pour vous, tous les survivants. Au lieu de ça, vous avez choisi une violence et une souffrance à glacer le sang.

— On n’a rien choisi du tout, cracha Ayaan. De quoi parlez-vous ?

Elle descendit d’un bond du plateau et avança de quelques pas en direction de l’échafaudage. Les goules s’approchèrent d’elle à la même vitesse. Elle les avait vues réduire Enni Langström en morceaux. Elle recula d’un pas.

Mael Mag Och se comporta comme si rien ne s’était produit.

— C’est loin d’être simple de n’être qu’une conscience à l’état pur, dépourvue d’enveloppe, qui tournoie dans le néant. Si ça m’a rendu un peu grincheux, je vous prie de m’en excuser.

Ayaan serra si fort le bras de Sarah qu’elle lui fit mal.

— De quoi s’agit-il, Sarah ? Qu’est-ce qu’il veut, à la fin ? Qu’est-ce qu’il va faire ?

Elle s’efforça d’employer les bonnes paroles.

— Son dieu lui a demandé d’anéantir la race humaine. Entièrement. J’ai l’impression qu’il va s’en prendre à la Source. Il va sans doute la détruire : la reboucher, d’une façon ou d’une autre.

— Pas mal, lui dit-il. La Source n’est qu’un trou dans la planète. Imagine un ballon percé d’un minuscule trou d’épingle. Imagine l’air qui s’en échappe, juste un peu à la fois. Suffisamment pour que ceux comme toi puissent survivre, c’est tout. Maintenant, imagine ce qui se passerait si tu laissais tout l’air s’échapper d’un coup du ballon.

Ayaan secoua la tête, incrédule. Elle avait vu ce qui était arrivé aux morts qui s’étaient trop approchés de la Source. Si on libérait d’un coup une quantité suffisante de cette énergie, quelle pourrait être l’étendue des dégâts ? Gigantesque, comprit-elle.

— Vous allez tout annihiler. Les animaux, les plantes, les arbres, les gens… Tout.

— Hmm. C’est dommage pour les arbres. Mais j’ai une mission à remplir. Si l’on m’avait un tant soit peu aidé dès le début, sans doute n’aurait-on pas été obligés d’en venir à des mesures si radicales. J’ai demandé à Gary de me venir en aide, mais ce putain de salopard m’a bouffé la tête. J’ai demandé au tsarévitch, mais il s’est au contraire autoproclamé roi du monde défiguré. Je t’ai demandé, dit-il en observant Ayaan, le regard illuminé, mais tu m’as craché au visage.

Sarah porta les mains à sa bouche. Elle avait du mal à y croire.

— Ah, oui, j’ai aussi demandé à la jeune Sarah, même si j’ai légèrement manqué de franchise sur certains points. C’est la seule qui a réellement essayé de m’aider. Dommage qu’il se soit agi d’une petite incapable. Au nom du père des tribus en personne, jeune fille, tu croyais vraiment pouvoir combattre une armée avec deux ou trois momies ? J’apprécie énormément le peuple égyptien, vraiment, mais ils ne valent rien contre les armes modernes. Tu avais franchement tout faux !

— Tu avais planifié tout ça depuis le début, dit Sarah, abasourdie. Tu voulais que je tue le tsarévitch. Tu as aussi essayé de le faire supprimer par Ayaan. Tout ça pour prendre sa place. C’est toi qui lui as mis cette idée dans la tête, au départ. Qui lui as affirmé qu’il pourrait guérir en venant ici. Parce qu’il fallait que tu sois là. Ça fait combien de temps que tu joues à ce jeu ?

— Depuis que ton Gary m’a massacré. Depuis que j’ai compris combien il était stupide de croire que je pourrais mettre un terme à l’humanité en les éliminant un à un. Depuis que je me suis rendu compte qu’il faudrait faire appel à la ruse, et non à la force brute. Tu n’as aucune idée, jeune fille, du nombre de pièges que j’ai dû tendre et de combines que j’ai dû manigancer pour en arriver là.

— Et le don, ma vision spéciale ? demanda Sarah. Ça faisait aussi partie de ton plan ?

— Non, non, jeune fille. C’était une idée de Nilla. C’est elle qu’il faut remercier. Elle a eu pitié de toi, un si petit bébé entre les mains d’un peuple si brutal. Donc, de la même façon que j’ai aidé ton père, j’ai également volé à ton secours. Et, exactement comme le vieil aigri, tu n’as été qu’un échec cuisant et retentissant. Il s’est montré incapable de tuer Gary alors qu’il avait des années devant lui pour le faire. Quant à toi, tu as tout fait de travers. S’il me fallait la preuve que l’humanité ne méritait pas d’être sauvée, eh bien, tu en as fait l’éclatante démonstration, jeune fille.

Le sang de Sarah lui monta aux joues. Elle avait laissé tomber tout le monde. Elle avait tant de fois échoué… Et maintenant… et maintenant… ce qui allait se produire était si énorme que c’en était impossible. Elle commença à se sentir mal. Elle se sentit spontanément perdre connaissance, confrontée à une fin si tragique, à sa tentative de sauvetage.

— Et toi, Ayaan… En fait, j’avais fondé quelques espoirs, en toi, déclara-t-il. (Sa voix se fit toute petite aux oreilles de Sarah. Elle était en train de défaillir.) Ce sont nous, les monstres, disait-il à Ayaan. (Elle parvenait tout juste à distinguer ses paroles.) Pourquoi ne pourrait-on pas commencer à agir comme tels ?

Sarah ferma les yeux en battant des cils, et quand elle les rouvrit, elle se trouva face au paysage rocailleux d’une tout autre planète. Peut-être Mars. Ou Pluton. Elle était entourée de montagnes, le ciel était bleu et parsemé de nuages blancs cotonneux. La vallée était débarrassée de son tapis d’ossements. Les montagnes étaient nues, totalement dépourvues d’arbres, de broussailles et même des lichens qui émaillaient habituellement les sommets les plus élevés. Il n’y avait pas d’oiseaux non plus. Ni de poissons. Aucune bactérie. Pas même un virus. L’atmosphère elle-même lui était devenue toxique, car sans la moindre plante, il ne pouvait pas y avoir d’oxygène. Elle commença à suffoquer, à s’asphyxier, puis elle ouvrit une nouvelle fois les yeux.

Rien n’avait changé. Elle avait simplement si douloureusement pris conscience de ce qui allait se produire qu’elle l’avait vu. Appelons ça un état de stress prétraumatique. Elle avait bel et bien eu un aperçu du monde sans vie à venir. Et c’était entièrement sa faute.

— Bonne nuit, les filles, dit Mael Mag Och.

Sarah pensait qu’il allait se jeter sur les pointes, comme le tsarévitch l’avait fait. Mais ce ne fut pas le cas. Les tubes à vide s’allumèrent d’eux-mêmes. L’atmosphère se chargea d’énergie et un bourdonnement se mit à résonner. Mael Mag Och poussa un cri si violent qu’il dut lui déchirer la gorge. Puis il bascula la tête en arrière, et son dos se raidit. De la force, de l’énergie brute, ni noire ni blanche, simplement puissante, se mit à crépiter sur sa peau, à s’écouler de ses yeux, de sa bouche, du centre de sa poitrine. Il se retourna, éclatant de rire, son système nerveux commençant à s’embraser, et il franchit allégrement le point de non-retour de la Source. Des flammes jaillirent sur ses épaules et son dos, mais il ne se consumait pas, pas comme il aurait dû. Il se contenta de s’éloigner, de se diriger vers le centre de la Source. Sarah comprit que Nilla devait le protéger, d’une façon ou d’une autre. L’abriter, au moins en partie, de l’épouvantable énergie qui provenait du centre du monde.

Sarah se tourna vers Ayaan. De quelle façon pouvaient-elles réagir ? Il n’y avait rien à faire. L’échafaudage était hors de portée de la mitrailleuse. Et si elles décidaient de s’y précipiter à pied, le reste des goules sans mains les massacreraient avant qu’elles aient eu l’occasion de couvrir la moitié de la distance. Même si elles parvenaient à atteindre Mael Mag Och, que pourraient-elles lui faire ? Lui tirer dessus, alors qu’il avait la faculté de voleter d’un corps à l’autre aussi souvent qu’il le souhaitait ? C’était terminé. Dans un instant, il libérerait l’énergie vitale, la disperserait, qu’importe. Elle disparaîtrait. Cette énergie vitale était l’unique élément qui permettait à n’importe quel corps humain de ne pas se disloquer. Elle détenait les clés de l’évolution qui expliquaient aux cellules comment croître, et qui permettaient à toutes les pièces de fonctionner ensemble. Quand elle aurait disparu, les cellules de Sarah se retourneraient les unes contre les autres, se cannibalisant mutuellement pour s’approprier chaque parcelle d’énergie dorée qui restait stockée dans chacune d’elles. Il s’agissait d’une question de minutes. Elles cesseraient alors complètement d’exister, privées du principal pilier de la vie. Ayaan s’écroulerait simplement. Elle basculerait en avant, la tête la première, et mourrait enfin définitivement. Sarah aurait tout juste le temps d’observer la scène avant que les cellules qui composaient ses yeux se dévorent les unes les autres et qu’elle devienne aveugle. Puis ce serait au tour des cellules de son cerveau d’engloutir ses propres souvenirs, ses pensées et ses sentiments.

Ayaan se pencha en avant et embrassa Sarah sur la joue.

— Tu m’as manqué, dit-elle.

Un sourire tremblant se dessina sur ses lèvres.

— Toi aussi, tu m’as manqué, dit Sarah.

Elle ne pleurait pas. Elle aurait dû pleurer, mais les larmes ne lui venaient pas. Sans doute était-elle trop effrayée.

Ayaan plongea la main dans l’une des poches de sa veste et en tira quelque chose. Un petit objet argenté. Il semblait à moitié fondu.

— Tiens, dit-elle en le déposant dans la main ouverte de Sarah. Je suppose que ça n’a plus aucune importance, maintenant, mais j’étais censée te le remettre.

Sarah referma ses doigts autour des arêtes tranchantes de l’objet, et de ses courbes lisses.

— Eh bien, salut ! dit une voix dans son esprit. Une voix agréable et féminine. Je t’attendais.