3.

Ayaan s’agenouilla et toucha le sable, puis son cœur et son front. C’était un geste très ancien, un geste qui existait avant l’Épidémie : elle remerciait la Terre, sa mère, et son Dieu pour le droit de faire la guerre. Les autres femmes s’empressèrent de l’imiter, sauf Sarah, qui refusa.

— OK, cela est parfaitement stupide, marmonna-t-elle. (Elle savait qu’elle donnait l’impression d’être revêche et égoïste, mais c’était plus fort qu’elle.) Quelqu’un peut me dire pourquoi nous faisons cela de nouveau ? La plus grande liche de tous les temps se trouve au-delà de cette colline et nous allons l’attendre ici et l’affronter à pied. Alors que nous avons un hélicoptère et que nous pourrions partir, tout simplement.

— Tu ne comprendras jamais ce que c’est qu’un ordre, dit Fathia.

Elle se releva et son fusil oscilla dans ses bras. Le canon n’était pas pointé sur Sarah – il ne le serait jamais, à moins que Fathia ait vraiment l’intention de tuer la jeune fille –, mais la menace implicite devait être prise au sérieux.

— Tu étais une enfant trouvée quand elle t’a accueillie comme sa propre fille, et tu gémis comme si tu étais toujours un bébé.

Sarah s’apprêtait à répliquer, mais Ayaan leva les mains pour réclamer le silence qui se fit.

— Tu sais pourquoi nous sommes venues en Égypte ? demanda-t-elle d’une voix aussi douce que le sable sous leurs pieds.

— Il n’y avait plus rien à manger en Somalie, répondit-elle.

C’était la vérité. Quand les morts étaient revenus à la vie, quand l’Épidémie avait commencé, la famine sévissait déjà dans la Corne de l’Afrique. Avec les rares personnes vivantes qui restaient pour s’occuper des champs, le manque total de nourriture avait succédé à la disette. L’Égypte, avec ses villes modernisées pleines de marchés et de produits d’épicerie, avait été au moins la promesse de vivres préservés. Des boîtes et des bocaux remplis de viande de conserve et de légumes saumurés. Ayaan avait emmené son unité loin de la Somalie dans l’espoir d’une vie meilleure et elle avait tenu sa promesse.

— Pour survivre, répondit Fathia. Pour reconstruire.

Ayaan hocha la tête.

— Nous sommes venues de si loin. Personne ne me chassera d’ici, à présent.

Une protestation jaillit du cœur de Sarah.

— Nous sommes en danger. Quand nous nous trouvons en danger, nous nous replions vers une position tenable. Tu m’as enseigné cela.

Un sourire effleura le visage crispé d’Ayaan.

— Je suis ravie de constater que tu m’as écoutée. Il te faut peut-être une autre leçon. À certains moments, même s’ils sont très rares, s’enfuir est une erreur. Ce Russe, ce tsarévitch, le prince des morts, il devient plus fort de jour en jour. Si je ne mets pas un terme à son mal maintenant, alors que j’en ai la possibilité, la prochaine fois je ne serai peut-être pas en mesure de l’affronter. Aujourd’hui, je vais le tuer. S’il a la capacité de projeter des images de lui-même, alors je suis obligée de le traquer à pied, pour que je sente son crâne se fracasser et pour que je sache que j’ai accompli le travail.

— Alors, demandons des renforts. Dis aux autres de venir ici, mettons en place des zones de défense, construisons peut-être un camp retranché pour contenir son avance…

— Sarah, l’interrompit Ayaan.

— Non, sérieusement, nous pouvons faire venir l’autre hélicoptère ici dans vingt, peut-être trente minutes, nous pouvons mettre en place une zone de tirs croisés, puis l’attirer dans…

Ayaan ferma les yeux et secoua la tête.

— Sarah. S’il te plaît, va attendre avec Osman.

Abasourdie, Sarah se tut finalement. Elle n’arrivait pas à le croire. Ayaan avait prononcé l’insulte suprême, elle avait déclaré que Sarah ne servait à rien. Qu’elle ne voulait pas de Sarah auprès d’elle durant la bataille. C’était le genre de chose qu’Ayaan aurait pu dire à un enfant, à un bébé.

Qui plus est, aucun recours n’était possible. Quand Ayaan avait donné un ordre, elle ne le retirait jamais. Sentant les regards de Fathia, de Leyla et des autres sur son dos, elle retourna vers l’hélicoptère. Alors qu’elle se trouvait à mi-chemin, il lui vint à l’esprit qu’elle aurait dû se taire, qu’elle aurait dû accepter le commandement d’Ayaan sans poser de questions, comme les autres le faisaient. Elle songea également que, si elle restait dans l’hélicoptère, elle aurait plus de chances de ne pas être tuée.

Dépitée, elle ruminait ses pensées, tête baissée, quand quelque chose de rapide et d’affreux la percuta violemment de plein fouet. Elle tomba brutalement sur le sable, une créature incolore, violente et extrêmement rapide dressée au-dessus d’elle, les bras tronqués levés, la tête brillante étincelant dans le soleil. Elle comprit, elle en fut certaine, que dans les prochaines microsecondes elle allait mourir d’une mort rapide, mais extrêmement douloureuse. Elle ferma les yeux, voyant malgré tout l’aura de la chose morte qui s’apprêtait à la tuer. Son énergie ne ressemblait à rien qu’elle ait jamais vu auparavant. Elle était foncée, bien sûr, froide et affamée, comme celle de n’importe quelle goule. Mais au lieu de fumer, de siffler et de grésiller telle de la neige au soleil, cette énergie pétillait et claquait comme quelque chose sur du feu. Sa forme était anormale, également, quelque chose manquait…

Elle entendit une détonation et la créature tomba à la renverse, disparaissant de son champ de vision. L’un des soldats d’Ayaan lui avait sauvé la vie. Elle ouvrit les yeux et aperçut un corps toujours en mouvement qui glissait au bas d’une dune. Ses bras pompaient l’air éperdument, se déplaçant si vite qu’ils étaient flous. Impossible : les morts étaient dépourvus de l’énergie nécessaire pour se déplacer de cette façon. Ils étaient des épaves humaines, lents, lourds, et sans aucune coordination.

Celui-ci aurait pu attraper un colibri en plein vol et l’avaler en entier entre deux battements d’ailes.

Le voir avec netteté n’était pas facile, mais Sarah distinguait des détails. La chose morte avait eu les rotules fracassées par des tirs automatiques et ne marcherait plus jamais. Elle était nue, sa peau grise et ratatinée sur les os. Ses lèvres avaient pourri ou été tranchées, laissant apparaître une pâle étendue de mâchoire. Pour mieux mordre, supposa Sarah. La chose portait un casque de mineur, dont la lampe était brisée, afin de protéger son crâne vulnérable. Ses mains avaient été sectionnées, laissant des moignons déchiquetés et exsangues. Les os de ses avant-bras avaient été taillés en pointes vicieuses.

Des nausées montèrent de son estomac vers sa gorge, mais Sarah les régurgita. Les morts ressentaient très peu la douleur, elle le savait, mais ils étaient également dépourvus de la dextérité nécessaire pour effectuer ce genre d’intervention chirurgicale. C’était certainement une personne vivante qui lui avait tranché les mains.

— À deux heures ! cria Leyla.

Sarah parvint à se détourner de l’abomination en dessous d’elle pour en apercevoir une autre. Le corps d’un homme mort-vivant se tenait en haut d’une dune à cent mètres de sa position. Sa peau s’était affaissée sur son squelette, et elle ne voyait que les os de son visage. Au moins, il avait des mains, également réduites à l’état de squelette. Il portait une robe verte qui claquait et voletait, semblable à un burnous, mais plus proche de la bure d’un moine du Moyen Âge. Il s’appuyait sur un épais bâton constitué de trois fémurs humains, amalgamés d’une extrémité à l’autre.

Une liche. Pas l’un de ces pantins stupides que Sarah avait vus, tendant les bras vers l’hélicoptère, mais une liche, une vraie liche, un mort avec un cerveau intact, aussi futé qu’un être humain et très probablement détenant des pouvoirs confinant à la magie. C’était le plus grand des crimes du tsarévitch. Non seulement il détruisait les vivants, mais il les changeait également, les transformant pour servir ses desseins. Il avait créé la goule sans mains, tout comme il avait créé des liches pour qu’elles deviennent ses lieutenants.

Sarah avait survécu à des dizaines de raids contre les morts-vivants et à des centaines d’attaques menées par des cadavres affamés. Elle n’était pas effrayée facilement. Toutefois, c’était la première fois qu’elle voyait une liche, et l’apparition la glaçait jusqu’au tréfonds de son être.

— Je t’ai donné un ordre, dit Ayaan.

Elle ne regardait pas Sarah. Elle avait levé son AK-47 et se préparait à tirer, visant la tête. Cependant, le fantôme vert se trouvait encore très loin, et Sarah savait que les chances d’Ayaan de l’atteindre étaient très minces.

Le monstre à la robe leva sa main libre pour la tendre vers les femmes. Un doigt osseux pointa vers elles au-dessus du sable. Sarah perçut l’énergie foncée qui s’en écoulait telle une lumière à travers des nuages effilochés. Franchissant les dunes, rebondissant, s’élançant vers elles à quatre pattes, une forme sombre fonçait à travers le sable. Une autre surgit derrière son maître vert, se précipita vers les femmes.

— Repliez-vous, dit Ayaan.

Les femmes commencèrent, lentement, à abandonner leur posture de combat.

— On se replie, tout le monde ! cria Ayaan.

Sarah voulut bouger, mais son regard fut accroché par une troisième forme rapide qui franchissait les dunes. Trois autres la suivaient de près. L’une d’elles portait un casque de moto, dont Sarah entrevit la visière baissée avant qu’elle accélère et fonce droit sur elle.

Un bras chaud et souple – avec une main à son extrémité – la saisit à l’estomac et la fit tomber. C’était Fathia, le second d’Ayaan. Elle la porta comme un sac à dos et la jeta dans l’habitacle de l’hélicoptère. Allongée sur le ventre, Sarah regarda l’étendue de sable. Elle vit les femmes soldats qui couraient vers elle, en direction de l’appareil. Les goules accélérées se déplaçaient comme des personnages dans des films aux images saccadées – ce qu’elles auraient dû être – courant de plus en plus vite.

— Sors-nous d’ici ! hurla Fathia à Osman.

Le pilote abaissait déjà des manettes sur son tableau de contrôle. L’une des goules qui accouraient s’arrêta brusquement à moins de cinquante mètres de distance et regarda dans la direction de l’hélicoptère. Elle les vit et Sarah perçut son attention, son désir.

Les femmes soldats sautèrent les unes après les autres à bord de l’hélicoptère. Sarah vit trois des goules accélérées percuter Leyla, leurs griffes acérées la transperçant à maintes et maintes reprises comme des pistons mécaniques. Son sang gicla sur le sable, et l’odeur de la mort agressa les narines de Sarah. D’autres perdaient aussi leur combat contre les monstres aux mouvements confus. Où était Ayaan ? Sarah l’entendait crier, mais elle ne la voyait pas.

— Décolle, décolle, décolle ! psalmodia Fathia.

Penchée à la porte de chargement, elle scrutait la dune à la recherche des femmes qui n’avaient pas rejoint l’hélicoptère. Sarah s’aperçut qu’elle psalmodiait les mêmes mots. La goule rapide se dirigeait vers elles, galopant sur le sable. Si elle pénétrait dans l’hélicoptère, il ne lui faudrait que quelques instants pour les tuer toutes.

Mais où était Ayaan ? Sarah ne l’apercevait nulle part. Elle dirigea son attention vers l’extérieur, comme on le lui avait appris, recherchant des signes du commandant. Là-bas… Elle entendit quelque chose. « Cantuug tan ! » C’était la voix d’Ayaan. Elle semblait lointaine, ses mots déchirés par le vent du désert. S’était-elle élancée pour essayer d’abattre le spectre vert ? Ses autres instructions se perdaient peut-être dans le vacarme des rotors qui tournoyaient. Osman avait décollé avant que la goule rapide atteigne le Mi-8, et il virait pour s’éloigner.

Seule la moitié des sièges était occupée. Personne ne protesta ou ne demanda au pilote de faire demi-tour pour récupérer les soldats manquants, elles étaient trop expérimentées pour cela. Le monde était ainsi fait. Depuis douze ans.