12.

Le bateau heurta un mur de soutènement brisé dans un bruit mat, comme un tambour très grave que l’on tape une seule fois. Il dériva quelques mètres plus loin, son côté raclant les blocs du mur qui subsistaient, puis il glissa sur du sable et du gravier qui produisirent un sifflement sous la coque, et s’immobilisa, échoué sur la terre ferme. Sarah sortit sa rame de l’eau et regarda vers la pointe de Manhattan. Elle resta assise un moment, la rame toujours dans ses mains, et examina l’endroit où le mur s’était effondré. De la boue avait glissé vers l’eau, formant une rampe parfaite vers l’espace ouvert de Battery Park.

Elle aurait pu penser que c’était la ville là-bas qui avait tué son père, ou que c’était l’endroit qui avait failli tuer Ayaan, mais elle n’en fit rien. Elle ne pensait absolument à personne. Elle examina le sol, la pente, comme si celle-ci continuait à bouger, comme si elle la voyait glisser vers la mer. Sa respiration se fit saccadée. Une douleur soudaine, intense mais très brève, parcourut les muscles au creux de ses reins.

C’était juste la peur, elle le savait. Elle était si effrayée que cela lui faisait mal.

Dans une seconde, elle allait descendre du bateau et monter la pente vers la terre ferme, et, ensuite, elle devrait affronter sa peur. Des goules, des cultistes – même des liches – se trouvaient peut-être là-bas, mais elle ne pensait pas non plus à eux. Elle pensait à ce que cela signifiait de gravir cette pente boueuse. Elle pensait à ce que cela signifiait de pénétrer dans un territoire interdit, comme Jack aurait pu l’exprimer. Dans une seconde, elle allait le faire. Dans une seconde.

— Oh, mince alors ! dit-elle.

C’était plutôt stupide, mais ce fut tout ce qui lui vint à l’esprit. En faisant attention au balancement de l’embarcation, et aux armes attachées par des sangles sur son dos, Sarah se leva dans le bateau et posa un pied sur la boue. La boue s’enfonça de un centimètre puis lui fournit suffisamment d’appui pour poser l’autre pied. Instantanément, elle se mit à glisser, ses pieds dérapaient, et elle se jeta en avant, enfonçant ses doigts dans la terre meuble, calant son pied gauche sur une pierre qui dépassait. Elle se démena, proférant des jurons, s’agrippa et se hissa vers Battery Park avant de pouvoir vraiment réfléchir à ce qu’elle faisait, et brusquement elle fut arrivée.

Elle était parvenue à Manhattan, et elle était seule.

Les pelouses jadis verdoyantes de Battery Park étaient couvertes d’une végétation grise. Des champignons, d’énormes vesses-de-loup de la taille de chevaux endormis en rangs serrés, recouvraient le parc, s’étendaient vers les allées en béton. Ils ressemblaient à des cosses léthargiques contenant des extraterrestres, à des corps somnolents d’animaux en hibernation. Elle avait la certitude qu’ils n’atteignaient jamais cette taille dans la nature. Elle distinguait leurs lamelles, les tendres veines humides qui les maintenaient cachés au soleil. L’air était jaune sous l’effet de leurs spores, une émission vaporeuse constante qui se répandait au-dessus de l’eau et était emportée vers Governors Island par le vent dominant.

Elle donna un coup de pied dans l’un des champignons. Grosse erreur. Sa chair humide, charnue, se brisa en des filaments qui s’enroulèrent autour de sa chaussure. Des spores éclatèrent autour d’elle comme une fumée marron et elle fut obligée de plaquer ses mains sur ses yeux, sa bouche, son nez, pour ne pas suffoquer. Quand le nuage finit par s’éloigner, elle baissa les yeux et vit que le champignon se reformait, si rapidement qu’elle voyait vraiment cela se produire, les filaments retombant les uns contre les autres, se collant les uns aux autres. Elle dégagea violemment son pied avec un sentiment de véritable dégoût.

Ce qui était parfaitement stupide. Qui savait quel réel danger se trouvait dans la ville ? Et elle était paniquée à cause d’un champignon ! Sarah sortit son Makarov, mais laissa le cran de sûreté. Elle s’avança vers un manoir, une construction de briques et de colonnes à présent couverte d’une moisissure jaune. Son ancienneté et sa décrépitude l’inquiétaient pour une raison inconnue et elle passa rapidement près du manoir.

Les tours de Manhattan se dressaient presque immédiatement après la résidence, s’élevant dans les airs semblables à des arbres irréels – ou à des montagnes –, ou peut-être comme des pyramides aux parois verticales. En fait, elle avait vu la Grande Pyramide. Les côtés plats des buildings lui semblaient anormaux, la structure de métal et de verre adoucie uniquement par une couche épaisse de mousse et un dépôt gluant et sombre. Les fenêtres accrochaient continuellement ses regards. Ayaan lui avait appris à surveiller les ouvertures, les fenêtres et les portes, tous les endroits où un ennemi pouvait se dissimuler. Mais il y avait des centaines de fenêtres à surveiller, des milliers ! Manifestement, une guérilla urbaine exigeait une attention différente de tout ce qu’elle avait connu auparavant.

Elle savait une chose qui était toujours valable ici : rester dans les ombres. Tête baissée, elle s’élança vers l’abri d’une énorme tour et remonta un trottoir au petit trot vers un croisement. Des arbres qui faisaient la hauteur de quatre ou cinq étages obstruaient le carrefour. Sarah se faufila entre leurs troncs rapprochés et s’accroupit pour réfléchir à ce qu’elle allait faire à présent.

Un zombie surgit d’un renfoncement de porte à proximité et huma l’air.

Cela se produisit juste comme ça : elle venait de se baisser, en fait elle était toujours en train de s’asseoir et de se mettre à l’aise, quand la goule apparut. Elle n’avait pas de mains, juste des griffes vicieuses, et portait un casque plat de soldat. Le casque devait être une pièce de musée, à en juger par la rouille et le métal ébréché sur le rebord. Il projetait une ombre sur les yeux de la goule et Sarah distinguait uniquement ses mâchoires modifiées chirurgicalement et le gros morceau brisé de cartilage qui avait été son nez. Le mort-vivant renifla de nouveau et Sarah se demanda jusqu’à quel point son sens de l’odorat pouvait être précis avec cette masse de chair endommagée au milieu de son visage. Si elle demeurait parfaitement immobile, il ne la remarquerait peut-être pas.

Venant d’une rue à l’ouest, elle entendit le son d’un klaxon. Le bruit bondit de la façade d’un immeuble vers une autre et agita les feuilles des arbres, fit vibrer dans leur cadre le verre des quelques fenêtres intactes. La goule au nez brisé se redressa et tendit brièvement ses bras tronqués devant elle, tel un boxeur pour se protéger d’un coup. Lentement, sur des jambes raides, il se dirigea vers le vacarme du klaxon. Lentement. Ce n’était pas l’un des morts super rapides qu’elle avait vus en Égypte. C’était toujours ça de gagné.

Une fois le zombie parti, elle se releva et se dirigea vers le renfoncement de porte que celle-ci venait de quitter. Il n’y avait pas de mouvement au-delà et elle pénétra dans une minuscule boutique, sa devanture en verre laminé était obscurcie par des plantes grimpantes et des champignons, et seuls quelques rayons de lumière verte se glissaient à l’intérieur. Dans le fond, des cartons empilés avaient été transformés par le temps, perdant leur forme, éventrés sur les côtés ; à présent, de petites protubérances rondes et graisseuses de vie fongique les dévoraient. Rien. Elle sortit de la boutique et se retrouva cernée.

Cela avait certainement été une embuscade. La première goule avait dû sentir son odeur, tout compte fait, et le coup de klaxon avait été un signal pour demander des renforts.

Trop choquée pour crier, elle leva son pistolet et commença à tirer. Les morts-vivants remplissaient le large espace entre les buildings, par dizaines, se déplaçant à gauche ou à droite, certains venant vers elle, d’autres s’écartant. Ils étaient organisés. Contrôlés par une intelligence. L’un d’entre eux se précipita sur elle, son corps gris et nu, mais sa tête couverte d’un casque de biker aux couleurs vives.

— Putain ! cria-t-elle, manquant de temps pour penser à quelque chose de plus original.

Elle lui tira dans les genoux, mais ce ne fut pas suffisant : il se jeta sur elle, sa puanteur agressa ses sens, ses avant-bras osseux s’agitaient en l’air au-dessus d’elle, une incantation de mort. Un bras s’abattit en un large arc de cercle et fit voler le pistolet de sa main. La fin imminente pressait durement sur ses sinus, le goût de l’adrénaline emplissant sa bouche.

Puis il se produisit quelque chose de bizarre.

Il s’accroupit sur elle, ses pointes de fer à quelques centimètres seulement de sa peau, puis il s’arrêta. Il demeura parfaitement immobile, sa poitrine ne se soulevant même pas pour respirer. Il était si immobile qu’il aurait très bien pu n’être qu’un tas de viande horriblement décomposée, ou peut-être l’image d’une chose morte. Sarah leva les yeux et vit que les autres, les autres goules, s’étaient également immobilisées. Une foule de zombies à l’arrêt lui faisait face. Sarah entendait de l’eau couler quelque part, ainsi que les feuilles des arbres s’agiter au gré d’une bourrasque de vent, mais c’était tout. Personne ne bougeait un seul muscle.

— Ils nous rejoignent si souhait.

La voix provenait du mort-vivant couché sur elle. Ça aurait pu être une voix humaine avec un léger accent russe. Cependant, il y avait un sifflement sous-jacent, comme si la respiration s’échappait de poumons perforés alors que la goule essayait de parler.

— Ceux sur île. Tu nous rejoins, aussi, si tu souhaites. Seulement la mort autrement. Je t’épargne pour cela, pour faire choix. Est bon d’avoir choix. Toi être messagère, apporter bonne nouvelle aux gens île. Apporter nouvelle de choix.

— Tu dois appartenir au tsarévitch, dit Sarah. (Elle était si terrorisée qu’elle crut qu’elle allait pisser dans sa culotte. Néanmoins, elle pouvait parler. C’était à peu près tout ce qu’elle pouvait faire.) J’ai entendu dire qu’il recrute les vivants.

— Je travaille pas pour notre Seigneur, dit le zombie.

Elle ne secoua pas la tête et ne fit aucun geste. Ses bras restaient autour d’elle, prêts à griffer sa peau, mais elle lui parlait de ce ton terne.

— J’appartiens à sa Dame.

L’un des arbres sur la place se déplaça. Non, pas un arbre. Quelque chose d’énorme, semblable à une plante, cependant, quelque chose qui était vaguement humanoïde par sa forme, mais immense, sombre, couvert de pans de moisissures filandreuses et de champignons semblables à des gourdins. Un tas de compost ambulant. Cela s’approcha de un mètre ou deux et Sarah ressentit un étrange picotement entre ses orteils, aux endroits où sa chemise était tassée contre son côté. Quelque chose lui chatouilla la gorge et elle toussa.

— Est pas par intention, mais seulement est parce qu’elle est proche. Tu meurs dans secondes, si tu ne choisis pas bien, lui dit la goule. Le toucher de notre Dame est mauvaise chose pour vivants. Alors, tu dis quoi ?

— Je… Je dis, commença Sarah.

Et elle toussa de nouveau, toussa et toussa, en longues quintes de toux douloureuses qui produisirent des glaires foncées.

— Je dis…

Un éclair lumineux intense franchit le trottoir et frappa le visage du mort-vivant d’un poing enveloppé de bandelettes. La mâchoire du mort se brisa et de la cervelle desséchée vola de sa tête dévastée. Le corps de la goule tomba à la renverse et Sarah fut libre. Le visage peint de Ptolémée se tourna pour la regarder.

— Merci, dit-elle en récupérant son Makarov sur le trottoir craquelé envahi par les mauvaises herbes.

La momie ne la suivit pas et elle comprit qu’il en attendait davantage. Il voulait des directives.

— Foutons le camp d’ici, dit-elle.

Puis elle se mit à courir, suivie de près par le démon en décomposition.