2.

Ayaan avait une responsabilité envers les survivants – les vivants – qu’elle avait laissés à proximité de Port-Saïd. Elle aurait pu ordonner à tout moment à Osman de faire demi-tour et d’apporter un soutien aérien au camp. Elle ne le fit pas. Les autres femmes dans l’hélicoptère commencèrent à échanger des regards de côté, l’air de demander : « qui s’y colle ? ».

— Nous n’avons encore jamais affronté un ennemi possédant des armes. Ne devrions-nous pas nous regrouper, demander des renforts ? proposa Leyla.

Ayaan leur jeta un regard furieux. Un peu du sang de Mariam tachetait toujours sa joue.

— Le camp est fortifié contre toute attaque, en supposant que le camp est son objectif. Si nous lui donnons une chance de se sauver maintenant, nous ne le reverrons plus jamais. Nous devons trouver le Russe, aujourd’hui, et nous allons l’éliminer.

C’était suffisant pour la plupart des soldats. Ayaan les avait emmenés vers des affrontements bien plus étranges et elle avait prouvé son intelligence tactique plus d’une centaine de fois. Si elle disait qu’elle savait ce qu’elle faisait, elles la croyaient. Sarah en était moins sûre, mais elle garda ça pour elle. Les femmes se souvenaient de son père avec respect, mais cela n’avait jamais déteint sur elle. Étant le membre le plus jeune de l’unité d’Ayaan et la seule à ne pas être une Somalienne, son opinion n’avait guère de poids. Néanmoins, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir un mauvais pressentiment.

Ayaan avait toujours été plus que prudente. Par le passé, elle avait frisé la paranoïa et cela avait maintenu les siens en vie. À présent, elle se jetait dans la gueule du lion. Cela n’avait aucun sens.

— J’ai la confirmation visuelle d’un second groupe, annonça Osman sur la fréquence radio. Moins importante… une cinquantaine d’individus.

— Rapproche-toi d’eux, mais fais attention.

Ayaan tenait dans sa main des jumelles, conçues pour fournir une vision nocturne, mais la batterie était morte des années auparavant. Elles continuaient à fonctionner comme des jumelles ordinaires en plein jour. Sa voix devint aussi froide que des glaçons tombant d’un pichet.

— Là-bas.

Sarah se déplaça lentement, une main après l’autre, se tenant aux poignées en nylon cousues sur les repose-tête des sièges. Dans le cockpit du Mi-8, elle fut à même de regarder à travers la verrière et d’apercevoir de quoi parlait Ayaan. Une cinquantaine de personnes – en majorité des goules – gravissaient péniblement une dune en dessous d’elle. La plupart tiraient sur de gros cordages, halant une automotrice à l’arrière ouvert, équipée de pneus à chambres à air énormes. Sur la plate-forme, il y avait un genre de tente, peut-être une yourte. Des mitrailleuses calibre .50 sur des affûts universels dépassaient des côtés de la plate-forme, tandis qu’au milieu, des zombies actionnaient d’énormes manivelles, stabilisant le plateau franchissant la dune.

Le rabat de la yourte fut écarté, et quelqu’un surgit de l’intérieur sombre. Au même moment, quelque chose affecta la lumière dans l’hélicoptère, les yeux de Sarah, et ses sens plus subtils. Elle observa de nouveau vers le personnage à l’entrée de la yourte. Sarah se trouvait encore à cinq cents mètres de distance, pourtant elle distinguait parfaitement ses traits. Elle avait l’impression de regarder avec des jumelles, ce qui n’était pas le cas. C’était un jeune garçon, plus petit qu’elle, âgé de dix ou douze ans. Il était d’une beauté renversante.

Sa peau était si blanche qu’elle semblait bleuâtre dans le soleil du désert. Son teint était parfaitement clair, ses cheveux d’un blond pâle plus clair que sa peau. Ses grands yeux expressifs brûlaient d’une flamme bleue. Il portait l’armure d’un guerrier du Moyen Âge, confectionnée sur mesure, vernissée d’un noir luisant et ornée d’un motif d’os et de plantes grimpantes. Dans sa main droite, il tenait un sceptre surmonté d’un crâne humain blanchi. Des saphirs scintillaient dans les orbites sombres.

Il regardait Sarah. Pas simplement dans sa direction, mais bien elle, établissant un contact visuel parfait. Ce fut à ce moment-là qu’elle se rendit compte qu’il y avait quelque chose d’anormal.

— Accrochez-vous, mesdames ! cria Osman tandis qu’il virait brusquement.

Les mitrailleuses montées sur la plate-forme tirèrent des balles traçantes vers le Mi-8, des flammèches jaunes qui s’élevèrent en un arc et essayèrent d’atteindre l’hélicoptère. Fathia se leva d’un bond alors que des balles perforaient le fuselage et passaient si près que Sarah fut aveuglée par leur lueur tremblotante. Le soldat commença à saisir des fusils d’assaut sur le râtelier à l’avant de la soute et à les lancer aux membres de son escouade. Ayaan détacha sa ceinture et prit l’étui en toile huilée de son arme. Le même AK-47 qu’elle portait depuis qu’elle avait terminé ses études.

Osman n’avait jamais impressionné Sarah par son courage, pourtant il ne se déroba pas aux ordres d’Ayaan, tous deux partageant peut-être une même raison secrète d’agir de cette façon si irrationnelle. Le pilote mit les gaz et poussa en avant le levier de commande, lançant le Mi-8 droit vers la plate-forme de toute la puissance que les deux moteurs pouvaient produire. Des soldats se penchèrent depuis la porte de l’équipage et de la rampe de chargement à l’arrière, préservés d’une chute mortelle vers les sables en contrebas uniquement par leurs filins de sécurité. L’air dans l’hélicoptère vibra du vacarme de leurs armes qui tiraient rafale après rafale. Aussi vite que cela, ils se retrouvèrent au cœur d’une bataille.

L’une des goules qui actionnaient les manivelles de la plate-forme s’affaissa contre son volant, sa tête n’était plus qu’une tache sombre. Le tombereau fit une embardée sur le côté. Les troupes du Russe ripostèrent en criblant de balles le fuselage de l’hélicoptère et en fracassant l’une des fenêtres semblables à des hublots sur le flanc tribord.

— Recommence, et plus près cette fois, glapit Ayaan comme elle engageait un nouveau chargeur et réglait la hausse de son fusil.

— Je vais t’emmener jusqu’à son nez, si tu veux, et te laisser là-bas, répondit Osman.

Néanmoins, il effectua un virage pour faire un nouveau passage. Il volait à basse altitude et, très vite, faillit perdre son train d’atterrissage comme ils frôlaient le toit de la yourte. Le fusil d’Ayaan claqua et envoya des rafales serrées parfaitement contrôlées de trois balles chacune. Les zombies qui tiraient l’automotrice se dispersèrent pour échapper à son tir, mais pas assez vite. Des têtes éclatèrent, des corps tournoyèrent et s’écroulèrent. L’un des mitrailleurs glissa et tomba sur le sable, son sang giclant de sa poitrine déchiquetée.

Sarah regarda le garçon sur la plate-forme. Il semblait être le calme personnifié. Les rafales de balles n’avaient même pas ébouriffé ses fins cheveux blancs. Quelque chose à propos de son énergie n’était pas tout à fait normal. Elle était foncée, bien sûr, le garçon était un mort-vivant, une liche parmi les liches, et son énergie absorbait la lumière comme un trou noir, pourtant… Qu’y avait-il ? Sarah était incapable de le dire. Mais quelque chose n’allait pas du tout.

Des trous causés par des balles apparurent dans le plancher de l’hélicoptère, et Leyla jeta en hâte une couverture blindée de Kevlar caoutchouté sur les plaques du pont pour fournir aux soldats une petite protection. Alors que l’hélicoptère effectuait un virage et s’éloignait de l’automotrice, se mettant hors d’atteinte de la mitrailleuse intacte, Sarah attacha son filin de sécurité à un crampon sur le plancher et essaya d’agripper le bras d’Ayan.

— Attends, attends, dit-elle en s’efforçant de suivre le mouvement de l’hélicoptère comme il s’inclinait fortement. Il y a quelque chose ! cria-t-elle.

Mais son casque trop grand pour elle s’était mis de guingois sur sa tête et elle n’entendait pas sa propre voix avec le grondement des moteurs.

— Ayaan ! glapit-elle.

Ayaan ne perdit pas plus de temps. Au troisième passage, elle régla son arme sur tir automatique et vida tout un chargeur sur le garçon russe, ses bras l’accrochant avec la précision d’une machine. La plate-forme en bois autour de lui vola en éclats et cracha de la poussière, mais il ne jeta même pas un regard vers Ayaan. Non, ses yeux étaient toujours rivés sur ceux de Sarah. Il continuait à la regarder. À regarder en elle.

Dans le cockpit, des voyants lumineux se mirent à clignoter sur le tableau de bord et une alarme retentit. Le mitrailleur sur la plate-forme avait fait mouche, éventrant l’un des réservoirs de carburant du Mi-8. Des extincteurs d’incendie automatiques et des vessies à obturation automatique dans le système d’alimentation se déclenchèrent et empêchèrent l’hélicoptère d’exploser, mais des flammes bleues illuminaient le fuselage et des projections de kérosène embrasé jaillissaient dans l’habitacle.

— Ayaan, il n’est pas… Il n’est pas…

Sarah avait du mal à se concentrer sur les mots. Le regard du garçon la retenait, l’obligeant à le regarder de nouveau. Il y avait une telle intelligence dans ses pommettes, un chagrin si intense dans ses lèvres bleuâtres. Il l’hypnotisait, elle le comprenait, et elle savait comment le combattre, mais cela la rendait muette.

Elle leva les yeux et vit qu’Ayaan avait pris un lance-roquettes sur le râtelier d’armes. Elle mit une charge dans le lance-roquettes et porta le viseur optique à son œil.

Sarah jeta un regard derrière elle et se rendit compte que la porte de la cabine à bâbord était toujours fermée. Si Ayaan tirait avec le lance-roquettes à l’intérieur de l’hélicoptère, les gaz d’échappement heurteraient la porte, il y aurait un retour du souffle, et elles grilleraient toutes dans les gaz surchauffés. Concentrée si intensément sur sa cible, Ayaan avait passé outre à ce genre de préoccupations.

Détachant son filin de sécurité, Sarah traversa d’une embardée la largeur de la cabine et tira sur la poignée de la porte juste au moment où Ayaan verrouillait sa cible et pressait la détente. Des gaz d’échappement jaillirent de la tuyère conique à l’arrière du lanceur et furent emportés par le vent. Sarah regarda par la porte et observa la grenade filer vers sa cible. Finalement, le garçon détourna son regard d’elle et se tourna vers le projectile. Il leva son sceptre comme s’il pouvait détourner l’explosif. Cela ne fonctionna pas.

Un nuage marron s’éleva de la plate-forme de l’automotrice, en une masse confuse d’éclats de bois et de débris. L’un des affûts des mitrailleuses s’envola dans les airs en tournoyant et s’éloigna vers les sables. Les morts qui continuaient à tourner infatigablement leurs manivelles furent parcourus de spasmes tandis que des débris criblaient leurs corps et les projetaient contre leurs volants.

Quand la fumée se dissipa, un trou large de un mètre fut visible sur la surface de la plate-forme, un cratère béant où il y avait eu du bois plein. Debout au milieu du trou se tenait le jeune Russe. Ses joues n’étaient même pas maculées de suie.

Non, se rendit compte Sarah, il ne se tenait pas dans le cratère. Il flottait au-dessus du cratère. Il n’avait absolument pas bougé : il flottait dans les airs, bien que la plate-forme ait explosé sous lui. Sarah l’examina avec ses sens occultes et laissa échapper un juron. Elle se démena pour redresser son casque.

— Ce n’est pas lui ! C’est une projection, Ayaan, une projection mentale ! Juste une illusion.

— Seelka meicheke, jura Ayaan.

Elle jeta le lanceur qui tinta sur le plancher de l’hélicoptère. Osman décrocha, se mettant hors de portée des armes à feu, même si la mitrailleuse abandonnée était intacte et pivotait librement. Tous les regards dans l’hélicoptère étaient fixés sur Ayaan.

— Très bien, dit-elle au bout d’un moment. Osman, pose-toi sur le sommet de cette dune.

Elle montra une élévation de terrain dans le désert, à environ un kilomètre de distance. Les femmes dans la cabine échangèrent des regards et certaines poussèrent une exclamation. La peur étreignait Sarah trop fort pour lui permettre de prononcer un mot. Si elle l’avait pu, elle aurait demandé à Ayaan si elle n’avait pas brusquement perdu la raison. L’hélicoptère offrait le seul avantage véritable que les vivants avaient sur les morts : la possibilité de partir. S’ils se posaient à présent, avec une armée de morts à proximité, ils n’auraient plus aucune protection.

Mais Osman savait reconnaître un ordre quand il l’entendait, et il fit ce qu’on lui demandait.