Sarah se cogna la cheville dans quelque chose de métallique, et elle s’écroula lourdement, s’écorchant la peau des coudes sur la chaussée, des feuilles et des fragments de plantes grimpantes jaillissant autour d’elle comme de la fumée verte.
— Ça va, dit-elle à Ptolémée en s’apprêtant à se relever.
La chose contre laquelle elle avait trébuché était en métal, noir et tacheté de rouille. Elle en devinait presque la forme, dissimulée sous des tonnes de végétation, des arbustes et des buissons échevelés secoués par le vent. Elle avait buté contre une aile. L’objet métallique, qui devait bien faire quatre mètres cinquante de long, était un avion. Un petit avion à l’envers, le nez enterré dans le sol.
Elle se serait attardée si une corne de brume n’avait pas retenti au même instant. Le bruit provenait de l’une des rues obstruées par les arbres, de chaque côté. Elle était incapable de savoir de quelle direction il venait.
— Qu’est-ce qu’ils veulent ? demanda-t-elle, comme si elle ignorait la réponse.
Peut-être était-ce le cas. Quand elle glissa la main dans sa poche pour se rassurer en touchant son pistolet anguleux, ses doigts entrèrent en contact avec le scarabée en stéatite.
— Eux du Celte pour reliques venus pour reliques du Celte, lui répondit Ptolémée.
Sarah se releva – sa cheville lui faisait mal, mais elle n’était pas cassée –, et ils reprirent leur route vers les quartiers chics. Loin de là où ils avaient vu la femme-champignon. Si elle faisait encore un faux pas, il faudrait que Ptolémée la porte. Elle ne doutait pas qu’il en soit capable, mais son image de chef de cette mascarade en prendrait un coup.
— Tu étais censé surveiller le tsarévitch, lui dit-elle en haletant légèrement.
Il y avait une sorte de piste naturelle le long de Broadway, une bande de bitume dégagée, sur laquelle la végétation ne s’était pas encore imposée. La chaussée parfaitement plate lui procurait une étrange sensation sous les pieds.
— Je t’en avais donné l’ordre, poursuivit-elle.
— Et ça j’ai fait mais sentinelles là-bas mais j’ai fait ça et sentinelles, lui dit-il, j’ai été repéré moi repéré.
Il était quelque part rassurant de savoir qu’il n’était pas infaillible.
— Tu es donc venu me trouver pour me faire ton compte rendu ?
— Oui et trouvé au contraire trouvé elle oui. (La momie s’élança et s’empara de quelque chose, dans un arbre. Sarah s’immobilisa et se pencha en avant, retenant son souffle.) Davantage y en avoir davantage, dit-il, mais il fallut qu’elle procède méthodiquement.
— Attends une seconde… Le tsarévitch ne l’aurait donc pas envoyée ici pour s’emparer de Governors Island. Il l’a envoyée chercher – qu’est-ce que tu as dit ? – des reliques ? Quel genre de reliques ?
Ptolémée tenait un écureuil mort-vivant entre les mains. Il n’aurait plus jamais la queue touffue, et il lui manquait une patte. Quand l’animal vit Sarah, il tendit ses minuscules pattes vers elle et grinça des dents. Charmant. La momie se retourna et broya l’animal entre ses mains. S’il ne l’avait pas attrapé dans l’arbre, l’écureuil aurait probablement bondi au cou de Sarah. Il lui aurait ouvert la gorge. Il avait désespérément besoin de son énergie. D’énergie vitale.
— Merci, dit-elle avant de reprendre : quel genre de reliques ?
— Une épée bracelet une corde une épée un bracelet.
Sarah poussa un soupir. Il était parfois si littéral… Elle leva les jambes, tentant d’éviter d’avoir des crampes, et elle jeta un coup d’œil derrière eux. Percevant des mouvements isolés, quelques rues derrière, elle décida de se remettre en route.
— Une épée. Une corde. Et un bracelet, souffla-t-elle. Que compte-t-il donc faire de ça ?
— Faire magie, répondit Ptolémée, comme si elle lui avait demandé ce qu’un soldat pouvait faire d’une arme à feu. Lui fantôme faire fantôme faire magie.
De la magie fantôme. Ouais. Elle savait à quel point cela pouvait se révéler utile. Ils auraient peut-être dû garder l’écureuil en vie. Peut-être que Jack aurait pu essayer de le posséder et qu’il leur aurait fourni quelques indications.
Elle en aurait bien besoin. Elle se précipitait vers les quartiers chics, loin de la reine des moisissures, mais également loin de son bateau. Sur Governors Island, les survivants lui avaient assuré que, sur Manhattan, il n’y avait presque pas de goules, qu’elles étaient toutes parties vers l’est. Elle n’était pas près de s’y fier, cependant, car elle se trouvait déjà plus haut sur Broadway que ne l’avait été n’importe quel acolyte de Marisol en douze ans.
Elle en avait déjà croisé quelques-unes, sur Manhattan. Des êtres étranges, mutilés chirurgicalement et coiffés d’un casque, qui l’avaient pourchassée comme un chevreuil. Et c’était une femelle liche qui était à leur tête, capable de tuer quelqu’un rien qu’en s’en approchant.
— J’ai parlé de plus de quelque chose de plus j’ai parlé, dit-il, derrière elle, sans même chercher à reprendre son souffle.
Certes, cela lui était bien sûr complètement inutile, et, en outre, elle ignorait quel effet la respiration pourrait avoir sur la télépathie.
— C’est d’Ayaan à propos d’Ayaan c’est.
Elle se figea. Elle se contenta de l’observer jusqu’à ce qu’il reprenne la parole.
— Liche elle est morte une liche morte.
Ces paroles se mirent à tournoyer dans l’esprit de Sarah. Morte. Liche. Ayaan. Liche. Morte…
Elle ne parvenait pas à y mettre un terme.
— La ferme, dit-elle pour elle-même.
Il ne lui répondit pas. Elle était incapable de faire cesser cet afflux de mots.
Ayaan était morte. La mission de sauvetage avait échoué.
Quand elle aurait le temps, elle se pencherait sur la question. En attendant, Sarah avait repris sa course. Ptolémée la suivait sans difficulté. Il aurait même pu décrire des cercles autour d’elle, franchement ! Pourtant, elle était plus rapide que les zombies, et c’était tout ce qui importait.
Puis elle entendit un coup de corne de brume, dans une rue sur sa droite, et elle comprit qu’il lui faudrait compter sur autre chose que sa seule vitesse si elle voulait sauver sa peau. Elle avait été sur le point de s’engager dans cette direction, dans l’idée de regagner le port en décrivant un cercle et de trouver un moyen de retourner sur Governors Island. Elle tenta de deviner où se trouvaient les morts-vivants, mais les immeubles bloquaient sa vision arcanique. Elle fit demi-tour en décrivant un cercle, scrutant les rues qui semblaient partir dans toutes les directions, examinant les fenêtres des immeubles désertés comme si elles pouvaient lui répondre.
— On va où ? demanda-t-elle à Ptolémée, mais il ne haussa même pas les épaules.
Encore les quartiers chics. Dans l’antre du démon, et plus loin que jamais de tout lieu sûr. Elle se précipita vers le secteur huppé et resta attentive aux coups de corne de brume, derrière elle, pour savoir où en étaient ses poursuivants. Quand ses poumons commencèrent à la brûler et qu’elle dut se plier en deux, incapable de faire un pas de plus, elle s’immobilisa. Ptolémée la regarda fixement de ses yeux peints. Ils ne dévoilaient jamais rien d’autre qu’une certaine sérénité intellectuelle. Elle rêvait de pouvoir lui fracasser le plâtre qu’il portait sur son véritable visage, son véritable crâne. Attends, songea-t-elle en essayant de reprendre son souffle. Il y a quelque chose…
Une tache sombre était apparue sur le masque facial de Ptolémée. Une trace de moisissure s’enroulait autour de sa joue, comme si un ver se frayait un passage à travers sa chair peinte. Elle lui saisit les mains et remarqua des points sur le tissu dans lequel ses doigts étaient enveloppés. De gros points noirs cerclés d’anneaux plus clairs sur les bords, et de plus petits points, comme des éclaboussures de liquide noir.
Sarah lui lâcha les mains et se frotta les doigts. Une fine couche de spores noires lui avait déteint sur la peau. Ses doigts se mirent à la démanger, et elle se les gratta sans merci. Elle s’écarta de la momie en reculant, comme s’il pouvait l’infecter, ou la…
Soudain, derrière elle, un bruit retentissant l’interrompit dans ses pensées.
Terrorisée, Sarah fut prise de convulsions. Elle regarda derrière elle et aperçut un petit magasin pourvu d’une baie vitrée. Qu’est-ce qui avait bien pu produire un tel vacarme ? Elle ne décela aucun mouvement. Elle remarqua simplement une sorte de tache graisseuse sur la vitrine, et…
Une goule, sèche comme un coup de trique et revêtue d’une robe bordeaux tachée, se précipita contre la vitre la tête la première, suffisamment fort pour faire trembler l’ensemble de la devanture du magasin. Elle tendit les mains, semblables à deux bouquets de brindilles, et frappa faiblement contre la vitre, le corps pressé contre la surface de verre. Cela devait faire des années qu’elle était prise au piège dans ce magasin et elle avait tant de fois frappé son visage contre la vitrine que ses traits avaient complètement disparu, confondus en une simple ecchymose homogène et noire. Quelques mèches de cheveux blonds étaient encore accrochées à son crâne cabossé. Alors que Sarah l’observait, la goule recula la tête et la projeta une fois de plus contre la vitrine en produisant un craquement.
Sarah était pétrifiée, elle parvenait tout juste à respirer. Elle était terrifiée. Les cornes de brume retentirent de nouveau, à deux endroits différents, cette fois. Se rendant compte que c’était un zombie relativement inoffensif et désorganisé qui la paralysait à ce point, Sarah commença à hyperventiler. Une goule sans mains fit son apparition, à quelques rues de là, à peine dissimulée derrière quelques arbres. Elle n’avait pas encore vu Sarah. Elle savait toutefois qu’elle ne tenterait pas de la recruter. Elle se contenterait de la tuer au moment même où elle la verrait.
— Allez ! dit-elle. (Elle saisit Ptolémée par le poignet.) Allez ! Débarrasse-moi de ce truc !
Elle essaya de le pousser dans la rue, mais elle aurait aussi bien pu essayer de pousser un coffre de banque. Il tourna un moment vers elle son visage piqué de moisissure, puis il libéra son poignet de son étreinte. Il lui était impossible de croiser son regard peint.
Elle toucha le morceau de stéatite, mais il n’avait rien à lui dire, pour une fois.
Il se retourna et s’apprêta à se diriger vers la goule, alors même que de nouveaux coups de corne de brume retentissaient, apparemment partout autour d’eux. Sarah ne perdit pas une seconde. Elle traversa la rue en courant et essaya d’ouvrir des portes, de soulever des fenêtres coulissantes avec ses ongles. Elle trouva finalement l’entrée d’une cave, en bas d’une volée de marches. Le portail de sécurité en fer s’était à moitié ouvert sous l’effet de la rouille, suffisamment pour qu’elle puisse s’y faufiler. Elle ouvrit la porte qui se trouvait derrière et courut à l’intérieur, dans une pièce où régnait une odeur de décrépitude. Elle referma la porte derrière elle et tourna le verrou usé.
Le silence. Elle percevait les cornes de brume, à l’extérieur, plus nombreuses et plus proches que jamais, mais il y avait un obstacle, entre elle et eux. Elle huma l’atmosphère stagnante et renfermée de la cave, et elle s’accroupit, le visage enfoui dans les mains.
Ayaan était morte. Sa mission avait échoué.
Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle ferait ensuite.