15.

Sarah nettoya l’intérieur de l’un des seaux qu’ils utilisaient pour recueillir l’eau de pluie. Comme d’habitude, une mouette avait chié dedans : les oiseaux prenaient les conteneurs en métal blanc pour des toilettes publiques. Sarah n’avait jamais pensé qu’elle en viendrait à haïr à ce point des animaux vivants.

Le remorqueur tangua et elle se cogna la hanche contre le plat-bord. Cela se produisait si souvent qu’elle commençait à avoir des callosités. Elle avait appris à ne pas se servir de ses mains pour essayer de garder son équilibre quand elle essayait – avant – de saisir un filin sur le côté de la timonerie et sentait la peau de ses paumes la brûler. Le remorqueur n’était pas conçu pour le genre de houle qu’offrait la Méditerranée. Sarah se demandait comment ils parvenaient à naviguer en pleine mer. Elle supposait qu’elle pouvait mettre cela sur le compte du pilotage expert d’Osman, et le fait qu’ils n’avaient pas encore essuyé une véritable tempête.

Au moins, elle surmontait son mal de mer. Tant qu’elle n’allait pas à l’arrière respirer les odeurs de carburant (ou, pire, ses gaz d’hydrocarbure chauds), elle se sentait seulement légèrement nauséeuse. Barbouillée, peut-être. Comme si quelque chose de liquide et de tout à fait infect clapotait dans son estomac vide, mais, au moins, ça n’essayait pas de remonter trop souvent.

Elle nettoya le dernier seau avec un chiffon sale et se dirigea vers l’avant, vers la proue où Ptolémée était assis dans la position parfaite du lotus, savourant manifestement les embruns salés. Elle toucha la stéatite. Il lui faisait face, pourtant ce simple contact ne fut pas suffisant pour attirer son attention.

— Tu étais marin dans une autre vie ? lui demanda-t-elle.

— Tout le monde était marin dans ce rêve temps canope ils mer disent canope temps était désert un marin ils temps disent que désert tout qui canope vivre dans le désert marin rêve de la mer.

Comme d’habitude, elle comprenait peut-être dix pour cent de ce qu’il disait.

— Canope, c’est une partie de ton nom. Ptolemaeus, c’est la forme romaine de Ptolémée. (Jack le lui avait expliqué.) Ptolémée était l’un des généraux d’Alexandre le Grand et il a pris l’Égypte aux pharaons. Tu étais son descendant. (Ptolémée acquiesça.) Ensuite Canope… comme l’étoile ? demanda-t-elle. Et ces… Comment les appelles-tu ? Des vases canopes. Les vases où ils mettaient les organes internes.

Il acquiesça.

— Les deux.

Bon, au moins cela avait un sens. Puis il se sentit obligé de ruiner cela en poursuivant.

— Il noyé était timonier de Ménélas Troie, un marin cité au-delà noyé compare ils disent appelé une cité noyé pour lui une cité ce timonier noyé Ménélas il a contemplé Hélène cité de Troie un marin ils disent.

Dans son état nauséeux, c’en était trop. Sarah lâcha la stéatite.

— Ouais, bon, dit-elle, les mots sortant d’elle comme son petit déjeuner allait peut-être le faire, savoure ta croisière, en tout cas. Ne te lève pas et ne travaille pas ni rien.

C’était tout à fait injuste. Ptolémée effectuait une grande partie du labeur vraiment physique, presque toutes les tâches pénibles, et il pilotait le remorqueur la nuit pendant qu’elle et Osman dormaient. Le pilote vivant n’aimait pas beaucoup cet arrangement – il ne ferait jamais confiance à une chose morte – mais il n’avait pas le choix. S’ils voulaient rattraper le Russe, ils ne pouvaient pas mouiller chaque soir.

— Sarah, appela Osman avec un peu d’excitation dans la voix, peut-être. Tu devrais voir ceci.

Précautionneusement, elle fit le tour de la timonerie du petit remorqueur et se glissa sous le capot de l’habitacle. Osman se tenait les pieds écartés, une main posée nonchalamment sur la barre. Il ne regardait même pas l’écran radar, tout au plus le désignait-il du menton. Ses yeux étaient occupés à scruter l’horizon.

Si on avait besoin de savoir quel genre de bateau on devait prendre pour une mission de sauvetage, Osman était l’homme à interroger. Il avait passé en revue la plupart des bateaux toujours en état de marche qu’ils trouvaient dans les ports et les marinas de Chypre, les machines de l’un avaient un piètre rendement, les voiles d’un autre faisaient triste figure. Finalement, il avait été obligé de choisir entre un yacht de soixante-quinze mètres avec des cabines somptueuses et un remorqueur qui était resté en cale sèche pendant douze ans. Il avait opté pour le remorqueur.

Premièrement, celui-ci avait une réserve de carburant monstrueusement importante. Il était conçu pour tracter des superpétroliers dans le canal de Suez. Sans rien remorquer, il pouvait naviguer indéfiniment (ou presque) avec un seul réservoir. Deuxièmement, il avait une tour radar beaucoup, beaucoup plus haute que le bateau était long. Il avait besoin d’un système de navigation perfectionné pour franchir les écluses étroites du canal vieillissant. Sarah avait besoin d’un système de détection perfectionné si elle espérait trouver le Russe au milieu de l’une des mers les plus vastes du monde.

Dans la cale sèche, Osman avait effectué un certain nombre de tests sur l’équipement radar du remorqueur. Miracle des miracles, il fonctionnait toujours. Sarah regarda l’écran radar et vit le top d’écho qui avait attiré l’attention d’Osman. Pour elle, cela ressemblait à une tache brillante de merde d’oiseau.

— Comment savons-nous si ce n’est pas une île, ou un tronc d’arbre qui dérive ?

— Parce que, jeune fille, je connais la différence entre un radar et une boîte de conserve sur une ficelle. Un avion non identifié de cette dimension était déjà rare autrefois à l’âge d’or. Bon, cela ne peut signifier qu’une chose : c’est un bâtiment de commerce faisant au moins cent mètres de long.

Alors, il était bien plus gros que le remorqueur. Eh bien, cela n’avait rien de surprenant.

— À quelle distance ?

— Nous allons le voir dans un moment. Tu ferais mieux de dire à ton petit ami de se cacher. Nous savons que cette satanée bande n’aime pas beaucoup les momies.

Sarah comprit. Elle toucha la stéatite et demanda à Ptolémée de descendre dans les ponts inférieurs, juste dans le cas où quelqu’un les observerait en ce moment même. La momie obtempéra sans se plaindre. Osman prit la barre à deux mains et modifia leur route d’un cheveu.

— Tu le vois ? demanda-t-il.

Elle savait qu’il ne demandait pas si elle voyait quelque chose visuellement. Elle regarda au-delà de la proue du bateau, essayant de ne pas tenir compte de la toile des voiles qui battait, amenant ses yeux à accommoder sur les lames qui montaient et redescendaient dans le lointain, sur l’écume qui dérivait des vagues de temps en temps.

— Rien, annonça-t-elle.

Il n’y avait pas d’énergie là-bas, vivante ou morte. Elle se dit qu’il s’agissait probablement de poissons, mais l’eau bloquait son sens spécial.

Osman se contenta de hocher la tête. Il avait contemplé suffisamment de mers vides au cours de sa vie, supposa Sarah, pour savoir quand quelque chose était sur le point d’apparaître. Il ne parlait pas, ne bougeait pas, ne respirait pas, autant qu’elle puisse le savoir. Et puis…

Non. Ce n’était rien, un reflet lumineux. Elle aurait juré qu’il y avait quelque chose là-bas, et ensuite plus rien.

— Peut-être une baleine, dit-elle, en pensant qu’elle avait peut-être plongé en les voyant.

— Foutaises, dit Osman, et il augmenta un peu la vapeur.

Il prit le micro de la radio du remorqueur et l’actionna.

— Ohé ! dit-il. Ohé ! nous sommes vivants ici. Nous ne sommes pas morts.

Il répéta ce simple message en arabe, en farsi, en grec.

Sarah tourna la tête pour regarder au loin, ses yeux devenus vitreux à la vue de cette mer infinie et mouvante, et elle se retrouva en train de regarder un périscope. Elle se rejeta en arrière contre la barre du remorqueur, qu’Osman retint avant qu’elle puisse faire dévier le bateau.

— Un sous-marin, dit-elle quand elle eut recouvré son souffle.

Il fit surface dans un grand soulèvement de la mer, une explosion bouillonnante blanche qui fit tanguer le remorqueur comme un glaçon dans un mixer. De l’eau salée passa par-dessus le plat-bord et éclaboussa les pieds nus de Sarah.

Sur les vagues, le remorqueur semblait plus petit à côté du sous-marin dont l’énorme flanc incurvé noir luisait d’eau et brillait dans le soleil. Ils aperçurent sur son pont ce qui ressemblait à d’innombrables cellules photovoltaïques et à une grosse mitrailleuse sur un affût pivotant. Le canon n’était pas pointé sur eux. Quelque chose enveloppé dans une toile goudronnée, environ la moitié de la taille d’un être humain, était amarré au pont avec de gros filins. Un filet d’eau ruisselait sans arrêt de la toile goudronnée tandis que le sous-marin oscillait au soleil.

Une écoutille dans l’aileron conique et massif fut relevée et une femme blanche à la chevelure blonde et à la combinaison mouillée sortit sur le pont qui tanguait. Elle accompagnait le mouvement du sous-marin comme si ses pieds étaient cloués sur le pont.

— Ohé du navire ! appela-t-elle, à moins de dix mètres de l’endroit où Sarah se tenait sur le remorqueur.

Un pistolet était passé à sa ceinture.

— Bonjour, répondit Sarah. Je suis… désolée. Vous n’êtes pas la femme que je cherche.

La femme parlait anglais avec un accent scandinave.

— Cela dépend, dit-elle, son visage reflétant la consternation. Est-ce que vous vous appelez Sarah ?