12.

La vallée formait une cuvette peu profonde bordée, de l’autre côté, d’une crête peu élevée. Il y avait des constructions, là-bas, ainsi que les statues érodées que Sarah avait remarquées un peu plus tôt. Du fond de la vallée, elles ressemblaient à des animaux stylisés.

Des morts, des hommes et des femmes, se tenaient à la lisière de la vallée. Pas beaucoup, seulement trois ou quatre. Ils ne faisaient rien. Ils étaient juste là. La goule la plus proche – un type à l’air vraiment mauvais auquel il ne restait plus beaucoup de peau sur les os, et plus de bras du tout – se retourna pour la regarder avec ses orbites vides, mais elle resta là où elle se trouvait. Après un moment, le type tourna de nouveau la tête en direction de la source, et il ouvrit en grand sa mâchoire édentée. Il demeura immobile. Dans la vallée, l’ensemble des cadavres étaient immobiles, mais la majeure partie d’entre eux étaient véritablement et définitivement morts. Un corps figé était étendu à moins de un mètre de l’endroit par lequel Sarah s’était engagée dans la vallée.

Un corps humain, à demi décomposé, et il n’était même pas pris du moindre soubresaut. Cela faisait longtemps que Sarah n’avait pas vu ça. Elle le poussa de la pointe du pied. Elle entrevit des côtes jaunes, qui dépassaient sous son manteau. Elle vit les endroits où sa chair avait été dévorée.

Rien. Aucun mouvement.

Elle plissa les yeux en ajustant sa prise sur son arme, et elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Les momies attendaient patiemment derrière elle, le canon de leurs fusils pointé vers le ciel. Ptolémée se tenait sur le côté. Il hochait sa tête peinte, ne comprenant pas plus qu’elle ce qu’il se passait.

Juste devant eux, la vallée était tapissée d’ossements et de corps en décomposition. Aucun d’eux ne bougeait. Ils avaient la tête tournée vers le ciel, selon des angles très variés. Des fémurs et des humérus se dressaient comme les poteaux d’une clôture. Des tas de bassins, de colonnes vertébrales, de processus xiphoïdes, de métacarpes et de phalanges formaient de petits monticules, masquant le sol qui se trouvait en dessous. C’étaient des milliers de personnes qui avaient trouvé la mort dans cette vallée, ou qui, peut-être, étaient mortes ailleurs et étaient tombées ici. Personne n’avait pris soin de les enterrer et n’avait fait quoi que ce soit de leurs dépouilles. On leur avait simplement permis de pourrir sur place.

Les cadavres les plus récents formaient une sorte de périmètre, un vaste demi-cercle de charogne nauséabonde. Vers le centre, où la terre commençait à s’élever, se trouvaient les ossements les plus anciens, brisés et beiges à cause du temps et de l’absence d’entretien. Aucune plante ne poussait là, aucun oiseau ne survolait les lieux.

Sarah comprit qu’il devait s’agir de la Source vers laquelle convergeaient tous les cadavres. Elle était si éclatante qu’elle dut se protéger les yeux quand elle se tourna face à elle. Elle s’en trouvait si près qu’elle en ressentait l’énergie, comme de la chaleur sur sa peau. Cela faisait des années que les morts venaient en pèlerinage sur les lieux où l’Épidémie s’était déclarée.

Sarah enjamba le cadavre. Il lui fallut énormément de volonté. Car, toute sa vie, du moins, aussi loin qu’elle s’en souvenait, sa règle numéro un avait toujours été de ne jamais tourner le dos à un mort. C’était la meilleure façon de se faire tuer. Mais celui-là ne ferait plus jamais de mal à qui que ce soit. Elle l’enjamba et enfonça sa botte dans un tas d’os jusqu’à ce que son pied touche le sol. Elle fit un nouveau pas, prenant soin de ne pas prendre appui sur le tapis d’ossements. Rien ne se produisit.

Est-ce que les morts se rendaient si loin uniquement pour rester là, pour attendre de tomber en morceaux ? Étaient-ils venus parce qu’il était agréable d’être plongé dans cette énergie ? Les nourrissait-elle ? Sarah se posait énormément de questions. Quelle était cette odeur ?

Elle se retourna et vit que l’une des momies l’avait suivie dans les ossements. Elle était figée, aussi immobile qu’une statue, son fusil à l’épaule. Elle huma l’air. La momie sentait comme une tarte aux pommes bien chaude. Sarah tenta de se rappeler quand elle avait eu la chance de sentir le parfum d’une telle tarte. Sans doute avec son père, avant l’Épidémie. Son père… Le fait de penser à lui lui déchira le cœur tant elle culpabilisait. Ce qu’elle lui avait dit était intolérable.

De la tarte aux pommes bien chaude… De la tarte aux pommes ? Plutôt de la tarte aux potirons. Des épices. Des épices que l’on aurait fait brûler. Un filet de fumée blanche s’échappa de la poitrine de la momie. Sur sa tête, quelques bandelettes se défirent et une fumée plus épaisse s’éleva en produisant un sifflement. Elle avait une odeur plus âcre, comme de l’encens. Comme des épices.

Impossible, songea-t-elle.

— Recule ! hurla-t-elle. (La momie demeura immobile.) Recule ! répéta-t-elle en la poussant.

Elle la poussa à hauteur des pectoraux et du front, et la momie encaissa les coups comme si son corps était privé de toute volonté. Sarah saisit le scarabée en stéatite, dans sa poche.

— Ptolémée. Ne les laisse pas s’approcher.

— Nous prendre goût à la Source nous consumer à la Source nous prendre goût même si nous consumer, bafouilla-t-il.

— Ne t’en approche pas !

Toutefois, alors même qu’elle prononçait ces paroles, l’une des autres momies – l’une de celles dont le visage était mal peint – s’approcha. Elles le voulaient. Elles voulaient s’approcher de la Source. Elle les attirait de la même façon qu’elle attirait les goules depuis des années. Et, dès qu’elles se trouvaient suffisamment près, quand l’énergie était assez présente dans l’atmosphère, leurs corps surexposés grillaient littéralement. La seule chose qu’elles désiraient plus que tout au monde les tuait si elles en absorbaient une trop grande quantité. Il y avait une sorte de ligne, une frontière invisible et floue au-delà de laquelle toute créature morte était automatiquement grillée vive. C’était comme l’horizon d’un trou noir, un point de non-retour.

De l’autre côté de la vallée, un mouvement fit sursauter Sarah. Elle déverrouilla la sécurité de son arme, mais rien ne semblait vouloir l’attaquer. Il s’était peut-être agi uniquement d’un reflet du soleil sur la neige, ou un tas d’ossements qui s’était renversé sous l’effet de la brise. Il aurait pu s’agir de beaucoup de choses. Elle jeta un nouveau coup d’œil aux momies et remarqua qu’elles s’étaient toutes légèrement approchées de la Source.

— Non, écoutez-moi ! dit-elle en se dirigeant vers l’une d’elles pour la pousser en arrière. Vous ne mangez même pas de trucs vivants… Comment pouvez-vous avoir envie de ça à ce point-là ?

— La source… La source…, répondit Ptolémée.

Elle secoua la tête. Elle entendit un bruit, comme celui que produit une allumette quand elle s’embrase. Elle regarda de nouveau autour d’elle en brandissant son arme, prête à faire feu.

Une forme humaine composée uniquement de flammes se précipitait sur elle, plus rapide qu’un guépard. Elle était apparue au centre de la vallée. Des flammes jaillissaient de son visage, de sa poitrine. Ses mains étaient auréolées de jaune.

Sarah épaula son OICW et tira une rafale de trois coups. Elle toucha sa cible en plein dans le mille, mais celle-ci ne se donna même pas la peine de ralentir. Elle fonçait sur elle en laissant une traînée lumineuse sur sa rétine tant elle était brillante. Elle lui tira une nouvelle fois dessus, dans la tête. Un coup, deux, trois. Le fusil émettait des cliquetis mécaniques, un bruit d’atelier d’usinage, au fur et à mesure que les balles se présentaient dans son mécanisme. Elle la toucha à la tête, mais rien ne se produisit. Elle sélectionna le mode automatique de son arme, au moment même où il passa devant elle, sa queue enflammée lui fouettant le visage et ses mains nues.

Ptolémée arma son arme et lui tira derrière les genoux alors qu’il passait devant lui en courant. La créature enflammée trébucha, s’écroula et roula un moment en avant, glissant sur le tapis d’ossements. Il se tordit de douleur, les flammes sur son dos s’embrasant par bourrasques, ses fluides corporels les faisant crépiter. Maintenant qu’il semblait avoir été plus ou moins immobilisé, Sarah distingua le casque de moto qu’il avait sur la tête, ses dents à nu sous ses lèvres découpées. Il ne restait de ses mains plus que des moignons d’os aiguisés.

Le tsarévitch était arrivé. De l’autre côté de la vallée, des hommes et des femmes, tous morts, faisaient la queue pour pouvoir s’engager dans la cuvette et s’approcher de la Source. Le 4 x 4 géant se faufilait au milieu de la foule, le gorille perché au sommet de la cabine. Sarah empoigna la momie la plus proche et tenta de la tirer pour l’éloigner. C’était comme tirer sur une colonne de marbre. Elle abandonna et glissa la main dans sa poche, à la recherche du scarabée en stéatite.

— Ptolémée, dit-elle, si on se laisse avoir à découvert, comme ça, on est morts. Il faut qu’on se replie et qu’on se cache.

— … Source… La Source…

— J’emmerde la Source ! hurla-t-elle. On se replie ! C’est un ordre !

L’une des momies – l’une des plus anciennes – fit un pas en arrière. Elle s’éloignait de la Source. Sarah hocha la tête, se mit à pousser des cris et à sautiller sur place. Elle recula d’un nouveau pas.

De l’autre côté de la vallée, le tombereau fit son apparition, porté par une centaine de morts-vivants. Sur le plateau, trois silhouettes se découpaient, revêtues de vert, de noir et de blanc. Sarah regarda fixement celle habillée de noir. C’était Ayaan. Elle était trop loin pour la voir, ça n’aurait pas dû être possible. Mais elle savait. Elle porta l’OICW à son épaule et plongea son regard dans le viseur. Ouais. La peau, sur sa mâchoire inférieure, semblait trop tendue, et ses yeux étaient deux grands puits sans fond au milieu de son visage. Mais c’était bien Ayaan.

En un instant, en un laps de temps si court qu’elle n’eut pas le temps de respirer, la vallée fut inondée de morts qui couraient dans sa direction.