16.

— Si on arrête de m’interrompre, dit le tsarévitch d’une voix suffisamment forte pour qu’elle se répercute contre les rochers et les ossements et résonne dans l’air calme et frais, il sera alors peut-être possible de poursuivre.

Certains des cultistes poussaient encore des cris. Ils avaient tous supplié qu’on leur vienne en aide, qu’on leur porte secours. Ils se calmèrent sur l’injonction de leur seigneur. Ceux qui s’occupaient avant cela d’assembler le dispositif autour de l’échafaudage et ceux qui s’étaient chargés d’ériger les deux tiges métalliques à son sommet reprirent leurs activités. Il fallait débarrasser le champ de bataille d’un grand nombre de corps, dont certains tentaient déjà de se relever afin d’entamer la merveilleuse phase suivante de leur existence.

Personne ne s’aventura à toucher le corps décapité de Dekalb. Il ne s’agissait que de viande morte, à leurs yeux. Sarah voulait rejoindre son père, lui tenir les mains une dernière fois, mais elle savait que si elle tentait quoi que ce soit de ce genre, les troupes du tsarévitch se contenteraient de lui tirer dessus. Il n’y aurait pas d’avertissement, pas de seconde chance. Ils l’abattraient. Sans son père pour la protéger et la soigner, elle mourrait, purement et simplement. Puis elle reviendrait.

Elle fut prise d’une sorte de convulsion, qui lui ébranla tout le corps. Ses muscles se contractèrent, et elle eut soudain mal aux yeux. Un sanglot remonta le long de sa gorge et menaça de se changer en gémissement. Cette réaction émotionnelle la surprit au plus haut point. Elle ne la comprenait pas. C’était du chagrin. Elle savait qu’elle éprouverait de la peine, mais ce n’était pas le moment. Il n’était pas encore temps pour elle de repenser à tout ce qui s’était produit.

Elle se mit à trembler, et elle finit par se laisser tomber à genoux, par pencher la tête et fondre en larmes. C’était complètement absurde. Elle était plus forte que ça. Elle glissa les mains dans ses poches pour tenter de les empêcher de trembler. Elle trouva le bout de corde et le fit passer entre ses doigts, comme si elle jouait au berceau du chat.

— Je te plains, jeune fille. Vraiment. Mais je suis le dernier vers lequel tu devrais te tourner pour chercher du réconfort. Tu m’as laissé tomber. Tu nous as tous laissé tomber.

Sarah secoua la tête, perplexe.

— Qu’y a-t-il de si important ? demanda-t-elle en regardant fixement le bocal du cerveau, regrettant de ne pouvoir y plonger la main et réduire en bouillie la matière grise qui s’y trouvait. Qu’y a-t-il de si important pour qu’il soit nécessaire de me conduire jusqu’à mon père avant de me le retirer si violemment ? Qu’y a-t-il de si important pour qu’Ayaan doive être changée en monstre ? Je t’en prie, Mael Mag Och, aide-moi. Aide-moi à comprendre.

— La fin du monde, répondit-il. Que pourrait-il y avoir de plus important que la fin du monde ?

Elle se releva, tirant sur ses jambes pour ne plus rester à genoux. La momie qui tenait le bocal était aussi immobile que la mort elle-même. Une parfaite statue, un présentoir pour le bocal, rien de plus. La momie n’eut aucune réaction quand Sarah s’approcha en titubant et s’empara du bocal avec ses mains liées. Elle avait du mal à le tenir. Elle posa donc son menton sur le couvercle et glissa ses mains en dessous, les doigts écartés. La momie la laissa faire. Elle ne détendit même pas les bras, elle demeura immobile, les coudes pliés, les mains tendues, attendant que Sarah repose le récipient.

Mais elle se retourna et s’apprêta à s’éloigner. À se diriger vers la Source. Vers le point de non-retour.

— Ce qui aurait dû être gagné à la force des bras peut toujours l’être par la ruse, lui dit-il.

Elle ne tint aucun compte de sa remarque, mais elle resta tout de même en contact avec le nœud coulant. Elle marcha sur un bassin humain et manqua de trébucher, mais elle parvint à retrouver l’équilibre.

Elle avança encore d’un pas et sentit le bocal se réchauffer dans ses mains. À l’intérieur, le cerveau ne possédait pas de muscles et était donc incapable de se contracter, mais elle sentit sa conscience cogner contre les parois du récipient, comme pour s’en échapper.

— Ne me lâche pas maintenant, jeune fille ! J’ai pris un risque avec ton Ayaan, et elle va bientôt me lâcher, elle aussi. C’est la raison pour laquelle il y a eu tant de morts. Je ne te dis que la vérité, maintenant. Ne commets pas la même erreur qu’elle, pas si tu accordes la moindre importance à tout ce que je t’ai donné.

Sarah avança encore d’un pas. Puis d’un autre. Une bulle fit son apparition, à l’intérieur du bocal, et éclata contre le couvercle. Elle eut l’impression que Mael Mag Och lui donnait des coups de pied dans les mains. Tout se déroulait dans son esprit, elle en était consciente, mais il luttait contre elle. Il ne souhaitait pas aller plus loin.

— Ma mère. Mon père. Ayaan. Jack. Mes proches, ils sont tous morts. Morts-vivants. Puis encore une fois assassinés, putain…, scanda-t-elle.

— Je proteste vivement ! Ayaan n’est pas morte deux fois, Jack n’était pas la bonne personne, et quant à ta mère…

— Tu ne sais rien sur ma mère ! Pas plus que moi ! Cette putain de question est réglée !

Elle poursuivit son chemin. Le liquide dans le bocal se fit désagréablement chaud. Son menton brûlait contre le couvercle chaud. Elle avait mal aux mains, à force de subir ses attaques. Elle fit encore un pas, et la chaleur devint insupportable. Elle lâcha le bocal, qui lui échappa. Le verre se fissura en entrant en contact avec les ossements. Le bocal se brisa, et une partie du liquide se répandit sur le sol. Le cerveau se trouvait encore dans ce qu’il restait du bocal, une sorte de bol aux bords brisés, à moitié plein de liquide. De la vapeur s’échappa d’entre ses deux hémisphères, comme une crête fantomatique.

— Tu crois vraiment que ça va me tuer ? demanda-t-il. (Il donnait l’impression d’être relativement calme.) Tout ça est absurde, je ne sais pas ce que tu cherches, jeune fille. Je dispose d’autant d’enveloppes que je le souhaite. Je peux profiter de…

Elle enfonça le nœud coulant dans sa poche. Elle ne voulait plus l’entendre. Elle observa le cerveau prendre une teinte blanchâtre et se contracter, tandis que le liquide bouillonnait, sifflait et produisait de l’écume. Elle contempla le cerveau, qui bouillait dans son propre jus. C’était loin d’être absurde. Elle se sentait un peu mieux. Loin d’être absurde.

Une montagne de chair qui puait autant qu’un cultiste qui ne s’était pas lavé depuis longtemps la saisit par la taille et la souleva de terre. Elle se retint de crier. On la ramena manu militari au camp du tsarévitch, probablement pour la tuer.

Mais la vie avait encore plus d’un tour dans son sac, en ce qui la concernait. Ayaan patientait près de l’échafaudage. On jeta Sarah aux pieds de la liche. Celle-ci l’aida à se relever.

— Tu as vraiment de la chance que le tsarévitch n’ait plus du tout besoin de ce cerveau. (Ayaan secoua violemment la tête.) Je déteste devoir jouer l’adulte, mais je t’interdis de te mêler de choses que tu ne comprends pas !

— Alors, abstiens-toi. Je te revaudrai ça.

Sarah se refusa de croiser le regard d’Ayaan.

Les deux femmes qui avaient accompagné Nilla vers la Source revinrent. Leurs fils électriques parcouraient la vallée et montaient jusqu’au sommet de la crête, de l’autre côté. Elles avaient le visage et les mains couverts d’une fine couche de poudre blanc et jaune. Un garçon équipé d’un seau d’eau et d’une louche les rejoignit en courant et leur permit de se désaltérer et de faire un brin de toilette.

On poussa le tsarévitch, toujours installé dans son Caddie de supermarché, en direction de l’échafaudage. Sa tête se balançait sur le côté, et sa main tressautait sur les ossements tandis qu’on le poussait cahin-caha jusqu’au pied de la structure.

— Voilà quel maître tu sers, dit Sarah. (Elle manquait d’énergie pour véritablement approfondir le sujet, mais elle ne put s’empêcher de lui faire part de ses commentaires.) Le monstre du monstre…

— Dans quelques instants, il aura une tout autre apparence. Si la beauté physique est tout ce qui t’intéresse dans un chef, je t’ai vraiment mal éduquée.

Ayaan semblait furieuse. Sarah se demanda jusqu’où elle devrait aller pour pousser la liche à l’attaquer. Si elle était condamnée, si elle n’avait plus la moindre chance de rester en vie, ça en valait sans doute la peine. Elle parviendrait peut-être à pousser Ayaan à bout, à tel point que son ancien mentor l’anéantirait complètement, et son corps, ou plutôt son cadavre, ne serait plus d’aucune utilité pour le tsarévitch.

Le sang de Sarah se glaça à cette idée. Non à l’idée de devenir une goule. À l’idée de mourir tout court. Elle savait que c’était son instinct qui s’exprimait, son instinct de survie, profondément enraciné en elle, mais cela ne semblait pas avoir d’importance. Son corps refusait de mourir, quoi que son esprit puisse décider. Il se rebellerait contre elle si elle tentait de se suicider.

Les boîtiers électroniques fixés à l’échafaudage se mirent à bourdonner, et les tubes à vide s’animèrent, diffusant une joyeuse teinte orangée. L’un d’eux se mit à briller d’un blanc éclatant avant de s’éteindre. Puis un autre. Les cultistes s’étaient parés à cette éventualité et changèrent les ampoules à une vitesse exceptionnelle. Cela devait faire des mois qu’ils s’entraînaient, se dit Sarah. Ils s’exerçaient pour leur moment de gloire, le rôle qu’ils joueraient dans l’ascension du tsarévitch.

À la seule force de ses bras de longueurs inégales, la grande liche se hissa sur une échelle, sur le côté de l’échafaudage. Barreau après barreau, malgré une douleur insoutenable, il se hissa jusqu’en haut de l’échelle. Un parfum d’ozone régnait dans l’air, et une formidable chaleur se dégageait de la machinerie lorsqu’il parvint au sommet. Il adressa un signe à la foule, qui l’acclama en retour. Puis il se jeta en avant, droit sur les pointes métalliques géantes.

Il s’y enfonça en poussant un hurlement guttural. Les pointes le transpercèrent. L’empalèrent. De l’énergie brute les parcourut, comme de l’eau le long d’une lance à haute pression. Elle le submergea. Sarah la vit crépiter tout autour de lui, sur sa peau, comme s’il s’agissait d’électricité. Son œil visible s’écarquilla, sa bouche s’ouvrit et forma un « o » parfait. Un relent de poils brûlés s’éleva de son corps et parcourut l’assemblée des spectateurs. Sarah leva ses mains attachées et les porta à son visage.

— Tu peux faire partie de l’avenir, Sarah. Tu peux me suivre et bâtir quelque chose. Ce ne serait pas agréable ? Cesser de détruire et de tuer, et se mettre à construire ?

Ayaan lui criait dans l’oreille. Sarah ne s’était pas rendu compte à quel point la petite vallée était devenue bruyante, avec toutes ces ampoules qui craquaient et la peau du tsarévitch qui crépitait.

Chaque os du bras gauche du tsarévitch émit une série de claquements secs, comme des coups de feu étouffés. La peau de sa main déformée se mit à onduler et à se tordre comme un morceau de caoutchouc. Son visage changeait d’apparence, ses contours se modifiaient, semblant se reconstruire.

— Il n’est pas nécessaire que tu meures aujourd’hui. Ce sera difficile, lui dit Ayaan, mais je peux essayer de les convaincre. Je sais que j’en suis capable. J’ai simplement besoin de ton aval. Il faut que tu acceptes de faire partie intégrante de ce que nous sommes en train de faire.

Sarah ouvrit la bouche pour répondre, puis elle la referma.

Le tsarévitch remuait les lèvres, sa mâchoire se distendait. Il donnait l’impression de vouloir dire quelque chose. Sa jambe droite, la plus courte, se mit à battre comme un drap sur une corde à linge.

Les ongles de sa main se tordirent et s’enroulèrent sur eux-mêmes. Ils déchirèrent la chair, au bout de ses doigts. Il tenta de serrer le poing, mais ses doigts se mirent à cracher des étincelles noires et humides. Son corps se tordit, se convulsa et provoqua de bruyantes explosions. Sarah comprit que c’étaient ses organes qui éclataient les uns après les autres comme des pommes de terre que l’on aurait laissées trop longtemps sur les braises d’un feu de camp.

Quelque chose n’allait pas. Mais alors pas du tout.

Son œil valide éclata soudain dans son orbite au cœur d’une gerbe d’éclaboussures. Le fantôme vert s’approcha en boitillant et tenta de briser les tubes à vide à l’aide de son bâton-fémur. Il n’y avait pas de bouton « marche / arrêt » sur la machine. Il reçut une décharge d’énergie, et il recula en titubant. Il réessaya et reçut une nouvelle décharge. Cela n’eut plus d’importance, après un moment.

Sur les pointes, le visage du tsarévitch se fendit en deux en une effroyable grimace tandis que de la fumée s’échappait de son crâne. Elle lui sortait par les oreilles, le nez et les yeux. Son corps prit feu en produisant un bruit de succion. Il s’embrasa comme une torche.