6.

Ils mirent Ayaan dans une cage, une caisse aux dimensions presque parfaites pour contenir un être humain, tout à fait efficace. Elle mesurait un mètre et demi de large, un mètre de haut, et deux mètres de long. Cela lui donnait suffisamment de place pour bouger, mais pas assez pour se tenir debout. Ils placèrent une mince couverture sous elle et la chargèrent dans un camion rempli de cellules identiques, de containers modulaires pour êtres humains, s’imbriquant presque parfaitement. Ils refermèrent la porte du camion et laissèrent les prisonniers dans l’obscurité. Une lumière infime filtrait au bas de la porte du camion. Dans cet éclairage ténu, Ayaan était en mesure de tourner la tête précautionneusement et de voir ses voisins sur trois côtés. Ils pressaient leur visage contre leur couverture, les bras serrés autour de leur tête. Sur sa gauche, un adolescent, âgé d’environ dix-sept ans, saignait abondamment d’une profonde entaille à la poitrine. Sa respiration hachée résonnait à l’intérieur de la cellule d’acier du camion.

Quand le camion démarra, les cages grincèrent les unes contre les autres, tintant le long des parois de la cabine, soumises à d’énormes vibrations. Ayaan saisit les barreaux de sa geôle pour ne pas perdre l’équilibre. Le garçon blessé n’avait pas assez de force pour faire de même, il gémissait lamentablement chaque fois que la cabine cahotait, ballottait ou tournait, et il se cognait violemment contre les limites de sa cage, meurtrissant sa chair déjà blessée.

L’air confiné fut rapidement envahi par la puanteur des corps sales et de la merde, l’endroit étant dépourvu d’installations sanitaires. Ayaan elle-même avait besoin d’uriner, mais elle se fit la promesse d’attendre et de refuser au tsarévitch le plaisir de la voir dans cette atteinte à sa personne.

Il lui était impossible de savoir l’heure qu’il était, dans cet enfer. Seule avec ses pensées, elle était seulement à même de mesurer la durée de sa captivité en considérant la façon dont sa colère s’était calmée et à quel point elle avait échoué à remplir ses obligations. Et elles étaient nombreuses. Elle devait penser à son unité. Le camp, de fait, dépendait de son commandement. Sans elle, ils n’auraient pas survécu si longtemps. Elle leur devait sa force. Elle avait une obligation plus grande – son combat contre les khasiis, les liches –, devoir qu’elle avait accepté le jour où elle avait tiré sur Gary, omettant cependant de vérifier qu’il était bien mort. Les conséquences de ce moment de négligence avaient été payées par d’autres, en plus d’elle-même. Elle était redevable à leurs fantômes de toute une vie de services.

À présent, elle avait également de nouveaux fantômes. Mariam et Leyla étaient mortes, et plus d’une demi-douzaine de ses soldats avaient été massacrés par les goules rapides dans le désert. Elle devait les venger, en supposant qu’elle en ait jamais l’occasion.

Peut-être plus douloureusement, elle avait failli à Sarah. Dekalb, le père de Sarah, avait sauvé la vie à Ayaan de nombreuses fois. Il était allé jusqu’à lui refuser de faire d’elle une martyre alors que cela n’aurait servi à rien. Dans ses derniers instants, il l’avait supplié de veiller sur sa fille. Ayaan avait fait ce qu’il demandait, jusqu’à ce qu’elle soit capturée par une nouvelle sorte étrange de zombie.

Elle avait beau essayer de se torturer en pensant à Sarah seule et sans défense là-bas dans le désert, l’ennui finit par émousser son sentiment de culpabilité. La soif et la faim ne furent pas de reste. La pression sur sa vessie se fit plus forte et plus présente, et l’obscurité pesait sur elle comme un poids lourd sur son estomac. Elle était habituée à être en mesure de voir des choses. Elle avait besoin de voir de façon à pouvoir tirer. Sans armes et sans lumière, elle n’était pas dans son élément.

Elle avait complètement cessé d’essayer de mesurer le temps quand le garçon commença à avoir des râles. Elle avait déjà entendu ce son et elle n’aimait pas du tout ce que cela présageait.

— Hé, tu vas bien ? lui demanda Ayaan. Hé, hé !

Il se tourna avec une lenteur terrifiante. Ce n’était pas un refus de lui parler, car il semblait très reconnaissant de ce contact humain. Non, il bougeait si lentement parce que le temps humain était derrière lui. Il bougeait au rythme de l’éternité qu’il était sur le point de rejoindre. Il la regarda et marmonna quelque chose dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Ses yeux étaient égarés, incapables de se fixer sur elle, même quand elle lui cria après. Son visage luisait de sueur.

— Je ne comprends pas, dit Ayaan.

Elle essaya des langues qu’elle connaissait : le somali, l’arabe, l’anglais, des bribes d’italien et de russe. Aucune d’elles n’obtint une réponse intelligible.

— Il dit qu’il a faim, dit la voix d’une femme, en arabe.

La voix provenait de la cage au-dessus de la sienne. Elle ne voyait pas à qui elle appartenait et la femme, là-haut, était cachée par sa couverture.

— C’est du turc, dit la femme, répondant à la question suivante d’Ayaan. Du turc, nous sommes originaires de Turquie. Où t’ont-ils capturée ?

— En Égypte, répondit Ayaan. Il semble aller très mal. Comme s’il risquait de…

À l’évidence, la femme ne voulait pas entendre cela.

— L’Égypte… Ils nous ont emmenés si loin ? Je ne sais pas ce qu’ils ont l’intention de nous faire. Ils nous sortent à la lumière une fois par jour, nous donnent une poignée de riz à manger. J’ignore qui ils sont, mais un corps entend des histoires, bien sûr.

— Écoute, dit Ayaan, cet enfant, il ne va pas s’en sortir.

Ses râles s’étaient changés en un croassement rauque continu. Il agonisait, il n’y avait pas de meilleure façon de le dire.

— Nous devons les prévenir, ils doivent le faire sortir d’ici.

— Ils ne le feront pas, toussa un vieil homme, quelque part à proximité.

Ayaan percevait les corps autour d’elle comme s’ils flottaient dans le vide, sans grilles entre eux, parfaitement alignés en des rangées d’un mètre et demi de large, entassés à un mètre au-dessus et au-dessous, s’étendant à l’infini. Elle lutta contre un vertige soudain.

Le garçon eut un spasme, ses avant-bras heurtèrent les barreaux de sa cage. Ses jambes furent parcourues de soubresauts, et l’odeur d’excréments frais se répandit dans l’obscurité.

— Ils le feront, s’il dit qu’il a faim. C’est l’un des signes, tu ne l’as peut-être jamais vu auparavant, mais…

— Tout le monde l’a vu. (La vieille femme de nouveau.) Nous l’avons vu, nous aussi, de nombreuses fois. Ils adorent ça, cette satanée bande. Ils adorent que nous soyons tous morts, c’est saint pour eux. Ils se réjouissent quand l’un de nous meurt. Maintenant, tais-toi. Parler fait traîner les heures.

— Mais il va changer ! Il va changer, et nous serons tous pris au piège ici avec lui !

Ayaan était gagnée par la panique. Elle lutta pour se contrôler. Un soldat ne se comportait pas de cette façon. Lentement, avec un réel effort de volonté, elle tourna son visage vers le côté pour regarder le garçon.

Une goule soutint son regard.

Ayaan poussa un grognement et se rejeta en arrière, s’écartant de lui. Le garçon mort tendit les bras vers elle, ses doigts se glissant entre les grilles, ses ongles pâles sur la chair meurtrie. Son visage flotta vers elle dans l’obscurité, ses dents mâchonnaient le métal, ses yeux parfaitement morts. C’était la première fois depuis des années qu’elle voyait vraiment le visage d’un zombie. Elle avait oublié leur façon de se transformer, la façon dont l’animation quittait les traits. La peau se relâcha. Elle pendait sur le crâne comme un masque et il était impossible de confondre un cadavre animé avec un être humain vivant.

Le visage heurta violemment les barreaux. Ayaan poussa un autre grognement. Les doigts se tendaient toujours, poussant entre les grilles. Une main brisée jaillit, chercha à la saisir sans parvenir à l’atteindre. Elle se recroquevilla le plus possible dans un coin de sa cage. La main se déplaçait à l’intérieur de sa cage comme si elle n’avait pas d’os, semblable à un tentacule cherchant sa chair tendre.

Le garçon ne pouvait l’atteindre, mais la peur la tenaillait. Elle était suffisamment loin des barreaux pour être en sécurité. Les morts n’étaient pas particulièrement robustes, mais ils pouvaient forcer leur corps bien plus durement que les vivants ne pouvaient le supporter. Le garçon était incapable de passer d’une cage à l’autre. Elle était en sécurité, aussi longtemps qu’elle pourrait se plaquer contre le côté opposé de sa cage. Aussi longtemps que ses bras ne se fatigueraient pas. Tant qu’elle ne s’affaisserait pas. Si jamais ses doigts la touchaient, elle le savait, les ongles s’enfonceraient dans sa chair. Les dents réussiraient à l’atteindre, d’une manière ou d’une autre, à travers la cage. S’il ne faisait que la griffer, lui fendre la peau, l’infection était quasi inévitable. L’infection et la mort. Elle était en sécurité, mais seulement jusqu’au moment où elle perdrait ses forces.

Elle parvint tant bien que mal à tenir bon jusqu’à ce que le camion s’arrête et qu’une lumière vive les frappe, et on les fit sortir de leurs cages. Leurs ravisseurs emportèrent le garçon mort et refermèrent sa cage vide sur le quadrillage des corps. Ayaan fut enfin à même de se détendre, de se laisser tomber contre les barreaux durs. Ses bras étaient douloureux et cuisants. Son corps lui donnait l’impression d’être dévasté, brisé. Son esprit s’emballait plus vite que jamais.

Lorsqu’ils arrivèrent à destination, Ayaan avait compris au moins une chose. Morte, il lui était impossible de s’acquitter de ses engagements envers Sarah. Si elle mourait en captivité, le tsarévitch se servirait d’elle. Il ferait d’elle l’un de ses soldats. Si elle voulait aider Sarah, il lui faudrait rester en vie. Coûte que coûte.