La tronçonneuse s’abattit vers elle dans un cri strident et projeta des étincelles sur les plaques du pont, traçant une plaie argentée dans la peinture fraîche. Ayaan se jeta de côté, essaya de tourner autour du Nain. Elle se baissa comme la tronçonneuse rebondissait sur le pont et se relevait, puis elle s’élança et frappa des deux poings le genou du Nain.
Rien. Elle aurait pu donner un coup de poing dans de la confiture pour le même résultat. L’énorme corps du Nain était couvert d’une épaisse couche de graisse qui absorba toute l’énergie qu’elle avait mise dans ce coup.
Tandis qu’elle assimilait cette information, la liche lança un nouvel assaut. Le public devint frénétique comme le mort-vivant faisait tournoyer la tronçonneuse au-dessus de sa tête et l’abattait en un arc de cercle qui manqua la poitrine d’Ayaan de quelques centimètres seulement. Elle recula en chancelant, s’écarta du métal hurlant, sentant la chaleur qui provenait de la lame. Trop près, bien trop près pour être en sécurité. Elle recula d’un bond, essaya de se mettre hors d’atteinte. La tronçonneuse s’abattit de nouveau, sa chaîne réfléchissant la lumière. Ayaan pivota sur un pied, tenta de se glisser sous l’assaut et une vive douleur explosa dans son bras.
Elle s’affaissa sur le pont, étreignant son bras près de l’épaule, horrifiée. Avait-il atteint une veine, une artère ? S’il avait tranché trop profondément, s’il avait sectionné un vaisseau sanguin important, elle allait mourir vidée de son sang en quelques minutes. Elle devait absolument savoir, devait évaluer la blessure, mais elle n’eut pas un moment de répit. La lame gémissante continua à s’abattre en scintillant, à gauche, à droite, au milieu, et elle était capable seulement de rouler sur elle-même sur le pont.
Le Nain se jeta sur elle de nouveau, se dressant au-dessus d’elle, s’avançant pour la mise à mort. Ayaan parvint à se redresser et à se glisser entre ses jambes. Glapissant de dépit, il fit pivoter la tronçonneuse autour de lui, la poursuivant, et ne surveilla pas ses mouvements amples. Alors que la lame volait autour de lui, elle trancha la gorge de l’un des spectateurs, un cultiste vivant, un homme d’une trentaine d’années au menton imberbe et des lunettes sans monture aux verres épais. Du sang gicla sur le pont, maculant tout, tandis qu’il s’écroulait, saisi de convulsions et poussant d’horribles borborygmes. Des cris s’élevèrent de l’assistance, des cris de terreur d’un côté, des cris assoiffés de sang de l’autre.
Ayaan mit à profit cette diversion. Tête baissée, elle fonça dans la foule, écartant d’une poussée des fanatiques, bondissant vers d’autres comme ils cherchaient à l’éviter. Finalement, elle eut l’occasion de regarder son bras et son estomac ne pesa presque rien pendant un moment tandis qu’elle ôtait le sang de sa blessure. La blessure n’était pas fatale quoique plus importante qu’une estafilade, mais le saignement s’était en grande partie arrêté tout seul.
Le Nain cria « À moi ! » et s’élança à travers la foule pour la rattraper, tenant sa tronçonneuse en l’air afin d’éviter d’autres accidents. Elle garda la tête baissée et sinua entre les corps, repoussant les mains qui essayaient de l’agripper, donnant des coups de poing, des gifles, griffant ceux qui tentaient de venir trop près. Elle cherchait quelque chose, n’importe quoi qui pouvait lui servir d’arme. Là-bas, sur le pont, un feu de cuisine brûlait sans flammes. Une marmite de haricots mijotait dans les braises. Ses mains hurlèrent de douleur comme elle saisissait la marmite en métal brûlante, mais elle n’en tint pas compte. Le Nain arrivait sur elle à travers la foule, prêt à la frapper, et elle lui jeta la marmite au visage. Des haricots éclaboussèrent son menton qui ballottait, l’eau bouillante aspergea son nez, sa bouche, ses yeux. Ses mains se levèrent par pur réflexe vers son visage pour essayer d’enlever la douleur. La tronçonneuse vola, oubliée, l’extrémité de la lame rebondissant de haut en bas. Elle tomba sur le pont en provoquant un vacarme sans fin.
Dans moins d’une seconde, la liche allait se ressaisir. Elle ne ressentait pas la douleur comme une personne vivante le faisait, remarquerait à peine les brûlures sur son visage et sa poitrine. Ayaan n’eut pas l’occasion de réfléchir. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était agir.
Se servant de ses deux mains, elle ramassa la tronçonneuse – elle était capable de la soulever, si elle plaçait son centre de gravité sous la lame, si elle poussait avec son dos, ses genoux, et tous les muscles de ses bras – et coupa le Nain en deux. La tronçonneuse s’enfonça dans sa chair comme si c’était un hamburger. La lame tressauta quand elle heurta sa colonne vertébrale, mais Ayaan insista, poussa, grogna tandis qu’elle accompagnait son geste, jusqu’à ce que le torse du Nain se détache de son abdomen et que les deux énormes morceaux de chair répugnants heurtent le pont.
Alors, le Nain hurla réellement de douleur, mais juste une fois. Il semblait incapable de recouvrer son souffle pour pousser un autre cri. Le vacarme de la tronçonneuse soufflant, haletant et chantant tandis qu’elle découpait le vide était le seul bruit.
Il ne se passa rien pendant un long, très long moment. Assez longtemps pour qu’Ayaan entende son cœur qui cognait éperdument. Assez longtemps pour transférer le poids de la tronçonneuse sur sa hanche.
Elle avait gagné, supposait-elle. Elle avait vaincu le Nain. Il ne se relèverait pas, pas avec cette blessure, donc c’était terminé. Elle avait sauvé sa peau.
Une voix, sa propre voix – la voix de son esprit –, criait en arrière-plan : À qui le tour ?
Le temps se fractionna. Le corps d’Ayaan se déplaçait dans l’espace. Son esprit tournoyait à une vitesse très différente. La foule ne bougeait pas du tout.
Le fantôme vert se tenait à moins de trois mètres d’elle, s’appuyant sur son bâton. Ses yeux étaient rivés sur le Nain. Ayaan n’aurait su dire quelle moitié il regardait.
Si seulement elle parvenait à l’abattre. Si seulement elle réussissait à tuer le fantôme vert. Son cerveau examinait cela comme un problème d’échecs : si on peut prendre un fou en sacrifiant un pion, alors perdre un pion est sans conséquence. Ils la cribleraient de balles, ils lui donneraient la cale humide, ils la broieraient, mais si elle parvenait à abattre le fantôme vert, cela signifierait la fin des goules accélérées. C’était son pouvoir seul qui faisait fonctionner ces horreurs se déplaçant à une vitesse insensée. Bien plus : le fantôme vert était le bras droit du tsarévitch. Son général le plus important. Si. Si. Si.
Elle s’élança. Une main avec des doigts qui ressemblaient à des saucisses boursouflées se referma sur sa cheville, tira son pied en arrière vers le pont. En proie à une horreur grandissante, elle baissa les yeux. Le Nain la tenait en une prise mortelle.
— À moi, miaula-t-il, comme un chaton agonisant.
La fureur déferla dans son corps, elle sentait sa chaleur se répandre à travers ses capillaires. Elle leva la tronçonneuse en un mouvement sauvage et l’abattit entre les yeux du Nain. Sa tête se liquéfia comme les dents en métal traversaient les os et les tissus cérébraux tel un couteau chaud s’enfonçant dans un fromage pourri.
Alors, ils la battirent ; les fanatiques, des cultistes grands et petits, se jetèrent sur elle telle une pluie de corps. Quelqu’un frappa du pied son poignet, l’écrasant jusqu’à ce qu’elle lâche la tronçonneuse. Respirer devint difficile et sa vision s’obscurcit. Le temps s’arrêta complètement.